Pic de la Mirandole Jean

24 février 1463-17 novembre 1494
Jean Pic et sa légende
Par Louis Valcke, Université de Sherbrooke, Québec

Le pauvre homme n’était plus guère qu’un nom, au demeurant quelque peu ridicule, que l’ironie voltairienne, croyait-on savoir, avait un instant tiré de l’oubli. Cependant, au siècle dernier, Jacob Burckhardt et Jules Michelet «inventèrent» la Renaissance, et Jean Pic allait lui aussi renaître. À condition, cependant, de se conformer à ce que l’histoire attendait de lui. Il fallait donc qu’il ait été signe et ferment de renouveau, qu’il ait eu l’intuition des choses à venir et des mentalités nouvelles, bref, qu’il se soit fait le prophète inspiré de nos modernes émancipations.

Or, et pour son malheur, Jean Pic avait écrit une des plus belles pages de la littérature néo-latine, ce «très élégant discours» auquel la postérité allait donner le titre évocateur de Discours sur la dignité de l’homme.

Écrit en un style éloquent, faisant appel à toutes les ressources de la rhétorique la plus noble, parsemé de réminiscences classiques d’autant plus subtiles qu’elles sont, pour la plupart, suggérées seulement ou évoquées comme en passant, le Discours est d’une très belle venue, et, même en traduction, il conserve quelque chose de son «punch» premier.

Burckhardt lui-même y voyait «un des plus beaux legs de cette période de haute culture», et lorsqu’il voudra évoquer par un texte ce qu’il pensait être l’«esprit» de la Renaissance italienne, c’est au Discours qu’il se référera, mais de ce texte aux multiples facettes, il ne retiendra que les paroles par lesquelles le Créateur, s’adressant au premier homme, lui confère le privilège de la liberté. Le paragraphe est bref, il deviendra célèbre, il mérite d’être cité:
    Je t’ai placé au milieu du monde afin que tu puisses plus facilement promener tes regards autour de toi et mieux voir ce qu’il renferme. En faisant de toi un être qui n’est ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, j’ai voulu te donner le pouvoir de te former et de te vaincre toi-même; tu peux descendre jusqu’au niveau de la bête et tu peux t’élever jusqu’à devenir un être divin. En venant au monde, les animaux ont reçu tout ce qu’il leur faut, et les esprits d’un ordre supérieur sont dès le principe, ou du moins bientôt après leur formation, ce qu’ils doivent être et rester dans l’éternité. Toi seul tu peux grandir et te développer comme tu le veux, tu as en toi les germes de la vie sous toutes ses formes.

On devine la suite: à partir de ce bref passage, souvent cité, mis en exergue, tronqué et détaché de tout contexte, on crut découvrir dans l’Oratio de hominis dignitate la quintessence de la pensée de Pic, la proclamation de sa doctrine, sinon même, comme on l’a prétendu, le symbole et le manifeste de l’humanisme rinascimental tout entier: vision prométhéenne de l’homme libre, maître de son destin, désormais seul responsable de son devenir et de ses choix. On n’hésitera pas, au besoin et à l’occasion, à donner aux traductions les quelques coups de pouce nécessaires pour rendre les textes plus conformes à cette attente et, dès lors, Jean Pic devint l’idéal exemplaire, le prototype de l’humaniste du Quattrocento, et cette fonction paradigmatique fera désormais partie de son mythe...

Burckhardt avait lu le Discours, il en avait déterminé le sens et la portée: désormais classé, répertorié, étiqueté, le Discours avait trouvé sa signification canonique et c’est chargé de cette signification qu’il allait prendre place dans l’anthologie moderne des textes sacrés, ceux que l’on vénère sans les lire. D’où, dès le début de l’historiographie de Jean Pic de la Mirandole, une dangereuse distorsion. C’est que Jean Pic a écrit encore bien autre chose que sa célèbre Oratio. Soyons statisticiens: l’ensemble, d’ailleurs incomplet, de ses Opera omnia, édité, avec une biographie, par son neveu Jean-François, comporte plus de 730 folios. Or, de tout cela, sauf parmi les spécialistes, bien entendu, cercle fermé de gens qui s’écoutent parler et qui n’ont que cela à faire, on ne fait pratiquement jamais état. Qui donc a entendu parler de l’Heptaplus, du De ente et uno, de l’Apologia? Tout au plus sait-on, parce que Képler en parle, que Pic a écrit une critique de l’astrologie... À l’évidence, une question s’impose: dans quelle mesure l’Oratio est-elle représentative de l’ensemble de l’œuvre de Jean Pic?

Or, on constate deux choses, la première étant que, quant à son contenu, et malgré ce qu’on a pu en dire, l’Oratio ne propose aucune idée nouvelle. Certes, Pic y donne de l’homme une conception grandiose et exaltante, mais c’est la conception cosmocentrique ou théocentrique traditionnelle, qui place l’homme au centre d’un monde déjà là. À partir de cet «observatoire» — le mot est de Pic — l’homme a pour mission de contempler l’ordre de l’univers. Sa liberté s’y déploie, mais c’est une liberté d’acceptation, ou de refus, jamais ce n’est une liberté de création. L’ordre des valeurs est inscrit dans l’ordre de la nature et en découle. L’homme peut donc découvrir cet ordre, il ne peut aucunement le modifier ni y substituer le sien propre. Dans ce cadre et dans ces conditions, l’homme n’est pas et ne peut être à lui-même sa propre loi; il n’est pas autonome. Somme toute, à lire l’Oratio telle qu’elle se donne, on la trouvera infiniment plus proche, par l’esprit qu’elle respire, de Splendor veritatis que de l’humanisme sartrien!

Mais ce contenu — banal pour l’époque — est présenté de façon exceptionnellement prenante et convaincante: c’est ce qui fit la gloire de l’Oratio. Or, et c’est là le second point qu’il faut remarquer, par ce style de haute rhétorique précisément, l’Oratio se démarque radicalement des autres œuvres de Pic, qui ont toutes été écrites en une langue, certes correcte, mais plus proche du style dit «de Paris», propre à la scolastique, que du style précieux et recherché qu’affectionnaient les humanistes. Voilà qui devrait nous mettre la puce à l’oreille, d’autant plus que, à peine un an plus tôt, Pic avait écrit une très longue lettre à Ermolao Barbaro, ce lettré qui, dans ses traductions, poussait le souci de la langue jusqu’à épurer le style d’Aristote lui-même! Pic, au scandale de son correspondant et de ses amis humanistes, avait pris fait et cause pour les scolastiques, même si ceux-ci écrivent en un latin «barbare», car en philosophie, affirmait-il, seul importe le contenu, et le vrai philosophe jugera indigne de soi d’enjoliver son discours par les attraits trompeurs de la rhétorique. Et il faut souligner que pour illustrer ses dires, Pic fait l’éloge de Duns Scot, en qui il voit un philosophe de tout premier plan (même si, on le verra, il n’estime guère ses épigones). Ce faisant, Pic savait fort bien qu’il heurtait de front les canons littéraires des humanistes, le style du «Docteur subtil» étant l’exemple même de ce qui les faisait frémir d’une horreur unanime.

Que Pic, donc, ait écrit l’Oratio en un latin littéraire était conforme à l’attente des milieux humanistes; que, par contre, après avoir ainsi donné la preuve éclatante de sa parfaite maîtrise du latin classique, il n’en ait pas moins choisi d’écrire ses autres ouvrages en latin scolastique, voilà qui, surtout dans le contexte de l’époque, est extrêmement révélateur. Suite à sa prise de position dans sa lettre à Barbaro, c’était là une façon de dire qu’il ne fallait pas prendre l’Oratio trop au sérieux, en tout cas pas à la lettre, et que, par ailleurs, si on voulait trouver sa «vraie» pensée, ce serait dans ses autres écrits qu’on aurait à la chercher.

Et Jean Pic se garde bien de rejeter a priori la pensée médiévale, pour une simple question de style. Il ne refuse pas de lire les scolastiques — ce en quoi Valla, Érasme, Barbaro et les autres mettaient leur point d’honneur. Il les a lus, même les plus «barbares» parmi eux, «averroïstes» à Padoue, «calculateurs» à Pavie, «scotistes et nominalistes» à la Sorbonne. Il les prend au sérieux, même et surtout lorsqu’il les critique. Voilà qui était faire preuve de non-conformisme, d’autonomie et d’audace intellectuelle, voilà ce qu’aurait dû retenir sa légende — mais voilà précisément un des points qu’elle en a effacés.

Le plus étonnant de toute cette affaire, et là encore, il est rare qu’on le signale quand il est question du Discours, c’est que, suite aux circonstances que l’on verra, l’élégante Oratio, fruit de tant de soins, ne sera jamais ni prononcée ni publiée du vivant de son auteur — ce qui n’empêchera pas un éminent seiziémiste français de voir dans «le célèbre discours de Pic de la Mirandole [...] comme la proclamation urbi et orbi de l’avènement d’un monde nouveau où l’homme prend conscience de son éminente fonction». Pour un discours qui, à toute fin pratique et dans l’immédiat, resta lettre morte, voilà qui est, pour le moins, inattendu. Mais telle est la puissance des mythes...

Bien sûr, Burckhardt n’est pas seul responsable, et la lecture sélective — très sélective!— qu’il a faite des œuvres de Pic a seulement été le noyau déclenchant autour duquel a pris corps le mythe mirandolien.

On savait que Jean Pic, jeune, beau et riche, hôte adulé des plus nobles cours de France et d’Italie, avait brillé de tous les feux de son génie avant que les dieux, jaloux, ne missent prématurément fin à ses jours: il mourut dans des circonstances restées mystérieuses alors qu’il n’avait que 32 ans. Quoi de plus romantique que cette mort injuste venant faucher dans la force de l’âge un homme d’aussi grandes promesses? On disait que Pic s’était adonné à la magie, qu’il avait fouillé les arcanes de la Cabale et avait percé le secret des sciences occultes et des traditions hermétiques. Et aussi et surtout qu’il s’était rendu à Rome pour y affronter en un débat public les plus célèbres docteurs de la Chrétienté. On savait aussi que le débat avait été interdit et que, gloire suprême, plusieurs de ses propositions avaient été condamnées comme hérétiques par un quarteron de théologiens réactionnaires. Excommunié, il n’avait dû qu’à la fuite et à l’exil d’avoir échappé à la vindicte pontificale. Comment douter, dès lors, que Pic ne fut ce héros prométhéen, taillé à la mesure d’un siècle de grandeur, de révolte et d’orgueil?

Telle est la légende de Pic; accumulant des faits pour la plupart véridiques, mais déformés et magnifiés par le prisme de la mémoire comme par l’expectative des historiens, elle donne de son héros une image essentiellement fallacieuse, tout en oblitérant la place véritable qui lui revient de droit dans l’histoire des idées.

Essayons donc d’évoquer un personnage plus réel. Nous retrouverons une parenté entre Pic et nous, mais bien différente de celle qu’avaient cru voir Marguerite Yourcenar et Jacob Burckhardt. Fasciné par le néoplatonisme, il sera séduit par diverses doctrines ésotériques qui rappellent celles de ce Nouvel Âge dont tant de nos contemporains sont adeptes.



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Découverte du néoplatonisme
À Florence, sous l’égide de Marsile Ficin, Jean Pic se laissera fasciner par la lecture des Ennéades de Plotin, découvrant ainsi le néoplatonisme en l’authenticité de sa forme première.

À la fois mystique et profondément intellectualiste, portée par une intention essentiellement religieuse, la conception plotinienne semblait répondre idéalement aux attentes de Jean Pic. Plotin lui-même, en effet, n’avait-il pas souligné la continuité qui, d’hypostase en hypostase, de la matière à l’Un, de l’homme à Dieu, relie les différents niveaux ontologiques? C’est donc un Dieu proche et accessible qu’il dévoile en sa doctrine; c’est tout autant un Dieu de mystère car, situé au- delà de l’Être même, et donc au-delà de toute compréhension humaine, Dieu est l’Ineffable. On comprend que par ces deux facettes apparemment contradictoires, la doctrine de Plotin ait toujours exercé un attrait extrêmement puissant sur les âmes mystiques... D’autre part, tout entière fondée sur la notion de participation (si vague, par ailleurs, et déjà critiquée par Aristote!), cette doctrine prétendait fusionner la totalité du réel en une unité organique, animée de part en part par les «affinités» et les «sympathies». L’univers formait ainsi, au sens le plus littéral du terme selon Plotin, un être vivant, cet «animal cosmique», au sein duquel se tissait le réseau des équivalences: équivalence de chose à chose, mais aussi de chaque chose à son symbole, à ses représentations, à ses dénominations. En cette vision poétique de l’univers, les sciences «occultes» — occultes parce qu’elles supposaient la réalité et l’efficacité physique immédiate de relations et d’interactions transphénoménales — semblaient recevoir une justification rationnelle. C’est ainsi que l’astrologie, par exemple, et les magies incantatoires trouvaient une place «naturelle» au sein de la cosmologie plotinienne. D’où l’immense attrait que celle-ci a pu exercer — et exerce encore! — sur les esprits que désoriente l’abandon des anciennes certitudes. Sans doute Plotin lui-même prêchait-il une dure ascèse, tout axée sur la lente et difficile purification de l’âme par la pratique d’une recherche rigoureuse, mais ses épigones, s’autorisant des traditions ésotériques les plus extravagantes et se réclamant d’Hermès, d’Orphée et de Zoroastre, allaient faire une place de plus en plus large aux pratiques magiques et théurgiques, laissant ainsi miroiter l’espoir d’un contact immédiat avec l’au-delà: le Nouvel-Âge est à portée de la main...

On comprend que le jeune Jean Pic, accueilli en «héros» au sein de la brillante académie florentine, et baignant dans l’atmosphère fébrile qui y régnait, se soit d’abord laissé entraîner par cette commune exaltation: les spiritualités instantanées offertes à nos contemporains sont du même ordre, et connaissent un égal succès.

Et on comprend également — référence, toujours, à nos contemporains — que Pic se laissera tenter par les sciences occultes et les promesses inouïes qu’elles ne cessent de semer, et sans doute a-t-il pu espérer, dans son enthousiasme initial, que l’investigation de la magie lui donnerait comme une confirmation a posteriori de la cosmologie néoplatonicienne et de la métaphysique que celle-ci présuppose. Rien, cependant, n’indique qu’il ait jamais lui-même tenté d’en faire l’expérience. Pic était essentiellement un contemplatif, et si les fondements théoriques que la magie recevait chez Plotin ont pu l’intéresser au plus haut point, il semble qu’il ait toujours laissé à d’autres le soin d’en faire la vérification empirique. De même peut-on aujourd’hui être fasciné par l’efficacité de la pensée scientifique, tout en ne s’intéressant qu’à la vision théorique qu’elle suppose et sur laquelle elle se fonde.


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La «Dispute romaine»
En mars 1486, après un séjour de plusieurs mois à Paris qui couronnait son périple intellectuel, Pic est de retour à Florence. C’est alors que, dans la splendide arrogance de sa jeunesse — il a tout juste 23 ans — il conçoit le projet inouï de convoquer en un vaste débat les esprits les plus doctes de la Chrétienté, pour y discuter publiquement d’une longue série de «thèses» couvrant tous les champs du savoir. Impatient d’atteindre d’un coup aux plus hauts sommets de la gloire littéraire et voulant donner à sa «disputation» une portée universelle, il décide que c’est à Rome que le débat devra avoir lieu. Prétention puérile ou geste de grand seigneur, il propose d’assumer les dépenses de ceux parmi les docteurs que les frais du voyage échauderaient...

La plupart de ses contemporains ne virent dans ses thèses, au nombre mystique de 900, que le vaniteux étalage d’une érudition superficielle mâtinée d’une ridicule prétention à l’universalité. C’est ainsi que naîtra cette légende tenace, à laquelle Pascal fera allusion, selon laquelle Pic se serait fait fort de discourir de omni re scibili — «de toute chose connaissable» — à quoi Voltaire ajoutera et quibusdam aliis — «et de quelques autres en plus»!

Tout cela devait aboutir à l’excommunication de Pic par le pape Innocent VIII. Ordre fut donné aux nonces apostoliques de mettre la main sur lui. Grâce à la protection du roi et aux interventions efficaces de Laurent de Médicis, Jean Pic, qui avait vainement tenté d’échapper à la poursuite en fuyant en France, recouvre sa liberté et retourne en Italie pour se fixer à Florence, où Marsile Ficin l’accueille par ces jolis mots de bienvenue: «Sois heureux, mon Pic, tu seras Florentin!».

Censure du débat public par les autorités ecclésiastiques, autodafé des Conclusiones, condamnation, fuite et exil de leur auteur: autant d’éléments qui, à eux seuls, auraient suffi à assurer à Jean Pic la couronne de martyr de la liberté et de faire de lui ce héros de légende dont la critique post-burckhardtienne avait besoin...

Allons voir cela de plus près et notons immédiatement que, contrairement à ce qu’aurait voulu cette légende, la grande majorité des théologiens nommés par Innocent VIII se réclamaient de la via moderna. Ces théologiens «modernes», c’étaient ceux que Pic regroupait sous l’appellation dédaigneuse de «scotistes et nominalistes». Il les avait bien connus lors de son séjour à Paris, où ils tenaient le haut du pavé.

À l’opposé de ces «modernes», et en nette perte de vitesse par rapport à eux, il y avait les tenants de la via antiqua, qui, eux, se réclamaient de S. Thomas. Or, en tout ce qui, de loin ou de près, touchait à la scolastique, Pic montrait une nette préférence pour les orientations thomistes. Si donc nous voulons appliquer nos schémas d’aujourd’hui pour juger des conflits idéologiques du XVe siècle, il faudrait dire que les juges qui condamnèrent Pic représentaient la théologie d’avant-garde, tandis que Pic lui-même faisait figure de conservateur.


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Critique du néoplatonisme et retour à Aristote
L’échec de la dispute romaine, dont Jean Pic avait espéré tant de gloire, avait été total; aucun docteur ne s’était déplacé pour l’entendre, ses Conclusiones avaient été jetées au feu et il avait dû rempocher son élégante Oratio. Il y a de quoi secouer un homme: pour Jean Pic, ce sera l’occasion d’une profonde remise en cause de ses attitudes fondamentales.

Dans son De ente et uno, paru en 1491, Pic aura l’audace, contre Ficin lui-même et contre l’opinion du Magnifique, de critiquer la thèse fondamentale de toute la tradition néoplatonicienne, qui voulait que «l’Un soit supérieur à l’Être».

Nier la primauté de l’Un, c’était atteindre le néoplatonisme dans ses œuvres vives, c’était, surtout, rejeter cette «vision globalisante» qui avait fasciné les esprits les plus éclairés de l’époque, qui avait fasciné Pic lui-même, mais dont il avait maintenant pris la mesure et compris les implications.

Car l’attrait de cette vision sublime se paye d’un prix très lourd. Si, en effet, l’unité prime sur toute différenciation — c’est ce qu’implique la thèse néoplatonicienne —, si, comme l’affirmait le vieil adage «tout est dans tout» et que, par le jeu des affinités, s’établit le règne des équivalences, les distinctions de chose à chose s’évanouissent, mais aussi les distinctions entre les différents plans du réel. Comment, dans ce cosmos intégralement sacralisé, pouvoir encore distinguer entre nature et surnature, entre l’ordre du sacré et l’ordre du profane, entre cause première et causes secondes? Et telle était, sous l’influence du néoplatonisme, cette représentation «orphique» de la Nature, si caractéristique de l’humanisme italien du Quattrocento, qui, pendant un temps, marquera les forces vives de la pensée occidentale. Par rapport à la tradition aristotélicienne, cette représentation, essentiellement animiste et vitaliste, apparaît comme une régression en ce qui concerne la conception que l’homme se fait de lui-même, de sa relation au monde et de la cosmologie qu’elle suppose.

C’est par cette critique que le De ente et uno marque un tournant fondamental dans la démarche de Jean Pic, qui en revient alors à un discours beaucoup plus sobre et mesuré où il réaffirme, avec un souci de rigueur renouvelé, la nécessité d’établir des démarcations claires entre les différents ordres de la réalité.

Rien ne témoigne mieux de ce revirement que les douze livres des Disputationes adversus astrologiam divinatricem, radicale critique de l’astrologie à laquelle, après le De ente, Pic consacre toutes ses énergies. Resté inachevé, ce monumental ouvrage sera publié par Jean-François après la mort de son oncle.

Les Disputationes sont d’autant plus significatives que Pic englobe dans sa critique, mon seulement l’astrologie en ses multiples aspects, mais l’ensemble des sciences occultes - magie, géomancie, nécromancie... - ces «superstitions», comme Pic les appelle maintenant, qui s’effondreront d’elles-mêmes lorsqu’il aura détruit l’astrologie, leur «maîtresse et reine».

Prenant soin de souligner que la science grecque ne doit rien aux soi-disant révélations égyptiennes ou chaldéennes, mais qu’elle est «tout entière basée sur le raisonnement le plus solide et la démonstration la plus rigoureuse», Pic confond en un même dédain ces traditions ésotériques qui, aux temps de l’Oratio, lui avaient inspiré tant de pages enthousiastes. Dérision suprême, Hermès lui-même n’y est plus désigné que sous l’appellation méprisante d’«un certain Égyptien du nom d’Hermès» tandis que Zoroastre, ce «prince des Mages», est couvert de ridicule pour n’avoir pas été capable de prédire sa propre défaite dans la bataille qui allait l’opposer à Ninus, où il devait perdre la vie.

Nulle part cependant la métamorphose intellectuelle que Pic a subie n’est-elle plus apparente que lorsqu’il parle du rapport qui lie les ordres naturel et surnaturel.

Pour le néoplatonisme, il faut le répéter, tout événement, qu’il soit céleste ou terrestre, se transmet par affinité ou par résonance sympathique à tous les échelons du réel, qui s’affectent donc toujours réciproquement et les ordres, céleste et terrestre, naturel et surnaturel, fusionnent dès lors en une continuité telle qu’il devient impossible de trouver quelque critère clair qui permettrait de les distinguer. Or, c’est précisément l’idée même d’une telle continuité que Pic critique radicalement dans ses Disputationes, dont un chapitre affirme explicitement que:
    Les divins miracles ne sont ni causés, ni signifiés par [les astres], mais les événements miraculeux sont signifiés par des événements miraculeux, de même que les choses naturelles sont indiquées par d’autres choses naturelles.

Ce retournement radical par rapport au monisme implicite du néoplatonisme signale que Pic, maintenant, a mesuré la pleine portée métaphysique de la doctrine de Plotin. Déçu, il a abandonné le sublime espoir qu’elle faisait miroiter et il ne croit plus que l’âme humaine puisse, «dès ici-bas», s’unir à son Principe grâce à la pratique d’une ascèse intellectuelle. L’ordre de la raison n’est pas l’ordre de la foi et il n’est pas donné de passer graduellement de l’un à l’autre.

Pic aboutit ainsi aux conclusions qui furent déjà celles de la scolastique tardive. Lien avec le passé, sans doute, mais également présage de l’avenir puisque l’on voit déjà poindre ce dualisme radical, qui, peut-être, préfigure celui de Descartes et relève sans doute d’un même esprit: ici, dans ce sens limité mais essentiel, il est sans doute légitime de voir en Jean Pic un précurseur de modernité.


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Les dernières années
Innocent VIII décéda en juillet 1492, et son successeur Alexandre VI Borgia accorda à Jean Pic le Bref d’absolution pleine et entière.

Cette absolution tant attendue fut la seule joie de ses dernières années, qui furent pénibles, et marquées de deuils douloureux. Le 8 avril 1492, Pic perdit en Laurent de Médicis un protecteur fidèle, un admirateur intelligent, un mécène désintéressé. Pierre succéda au Magnifique, mais il s’avéra bientôt que le fils n’avait hérité d’aucune des qualités paternelles, et bientôt, par ses sermons enflammés, Savonarole allait ameuter la population contre ce prince velléitaire, en qui il voyait le symbole de la décadence morale de son temps. Ce fut en témoin désolé que Pic assista impuissant à l’effondrement du rêve médicéen et à la déchéance de la République florentine...

LOUIS VALCKE, "Pic de La Mirandole", L'Agora, vol 1 no 7, avril 1994



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