Pétrarque à Fontaine-de-Vaucluse
Le village est charmant, l’entrée surtout est délicieuse, c’est une jolie petite place tout ombreuse, sous de grands platanes en cercle autour d’une haute colonne érigée, non pour célébrer quelque bataille ou quelque illustre pourfendeur d’hommes, mais bien l’honneur de Pétrarque et de l’éternelle poésie. L’église est à côté, une petite église bien vieille, qui pour ses colonnes basses a emprunté de beaux chapiteaux romains, à quelque temple plus vieux qu’elle, élevé en ce lieu à la divinité de la source.
Vaucluse, le pays du poète, le val des cours d’amour du moyen âge, est aussi pays usinier, il possède quelques fabriques utilisant le courant des eaux divines et mystérieuses qui remplissent de leur musique le fond de la vallée close. Heureusement, ce sont des papeteries; on peut les regarder sans chagrin, elles fournissent le papier des livres, et elles cachent autant qu’il est possible leurs grands bâtiments dans les flots de verdure des arbres arrondis en bouquets au-dessus de la Sorgues.
À gauche de la rivière un sentier remonte d’abord le long de quelques cafés ou hôtels tous dédiés à Pétrarque ou à Laure, avec des inscriptions alliant bizarrement la poésie aux indications commerciales : « Sur l’emplacement de ce café, Pétrarque avait établi son cabinet d’études. – Ici il composa son sonnet 129. » Et le sonnet suit, en gros caractères au-dessus de la tente des buveurs. Mais passé ce Vaucluse des hôteliers, le sentier s’enfonce dans la gorge de la fontaine à travers les éboulis de roches, au-dessus des cascades où la Sorgues tombant de palier en palier, bouillonne et bondit dans une buée d’écume.
Voici là-haut, sur le piton de droite criblé de trous, le vieux châteaux fissuré et crevassé, terminant l’escarpement par une muraille dentelée qui se distingue à peine du roc. C’était le château du grand ami de Pétrarque, alors évêque de Cavaillon et plus tard cardinal, Philippe de Cabassole; au-dessous de ce nid féodal au bord de la Sorgues – la reine de toutes les fontaines –, le poète avait sa maison et son jardin, où il recevait parfois les visites des nobles dames des cours d’amour d’Avignon, muses aristocratiques des derniers troubadours. Leurs noms à ces reines du gay saber qui vinrent souvent réveiller le poète en sa solitude, sont déjà de la poésie, semble-t-il : Laure de Noves d’abord, qui vivait au château de Sade à Saumane à l’entrée des gorges; Fanette de Gantelme, sa tante; Jeanne des Baux, Huguette de Sabran, Mabille de Villeneuve; Béatrix d’Agoult, Blanchefleur de Pontevez; Isoarde de Roquefeuil; Rixande de Puyvert…
Bien modeste pourtant, a dit Pétrarque lui-même, et bien petit le jardinet, sur les pentes rocailleuses que dominait le château aérien de l’évêque, la petite Thébaïde où le poète mélancolique, en un accès de découragement, s’était confiné, où, vêtu comme un berger des montagnes, il lisait son bréviaire en écoutant bruire la cascade et sonner les rimes dans sa tête. Tous ses ouvrages, a-t-il dit, ont été écrits, commencés ou conçus ici, et c’est d’ici qu’il partit pour s’en aller recevoir la couronne de laurier dans un triomphe solennel à Rome.
En face du château ruiné, des pitons moins hauts s’élèvent parmi les roches aux formes bizarres que domine un grand mur à pic, une falaise de plus de deux cents mètres, au pied de laquelle, dans un anfractuosité bleuâtre et mystérieuse, on devine la source d’où jaillit, bondit et tourbillonne sur le tortueux escalier semé de roches toute cette eau merveilleuse.
Le débit de cette fontaine de Vaucluse est fort irrégulier; après les sécheresses la fontaine elle-même est tarie et l’eau s’écoule plus bas, des petites sorgues perdues sous les roches. En ce moment, la source est généreuse, le bassin à niveau très variable déborde et verse sur les rochers une abondante rivière dégringolant torrentueusement vers la plaine. C’est que sont remplis aux entrailles de la montagne les réservoirs inconnus qui l’alimentent, qui reçoivent toute l’année l’eau des plateaux troués d’avens, gouffres-entonnoirs insondables buvant l’eau des torrents et des ruisselets des combes.
Voici la source sous la paroi inclinée de la haute falaise grise, une nappe tranquille d’un vert assombri par l’encaissement des rochers, mais claire et limpide où la lumière frappe et qui se précipite tout de suite en blanche cataracte par-dessus la bordure de gros blocs couverts de mousses de velours, à travers les longues herbes flottant sur l’onde folle dans les remous d’écume, comme des paquets de chevelure vertes.
Si le paysage à l’entrée des gorges est superbe, le tableau, quand on se retourne en quittant l’antre mystérieux, semble encore d’une splendeur plus grande. C’est bien le Val fermé, ce grand cirque de montagnes sèches, étrangement découpé en pentes raides et en falaises soutenues de rochers-contreforts détachés des parois, ces croupes rocailleuses, percées tout en haut de trous et de grottes, ces immenses gradins de pierres fauves et grises dressés au-dessus du val plein de verdures, semblable à un petit paradis isolé, soustrait aux regards de tous, où la Sorgues écumante qui serpente parmi arbres et rocs, s’enfuyant avec une vitesse vertigineuse, s’en va se perdre tout de suite dans un repli du défilé.