Une rentrée désenchantée
Une rentrée désenchantée que la campagne électorale ne semble pas devoir réenchanter. Le Devoir du dimanche 2 septembre nous en donne une sur-confirmation. D’abord dans ce sous-titre de Fabien Deglise : « Plusieurs romanciers se demandent si les existences humaines ne sont pas entrain de se dissoudre dans la lumière de nos écrans. » … « Dans cette rentrée automnale, plusieurs auteurs ont décidé de regarder en face le monstre que l’humanité connectée est en train de créer, comme pour l’apprivoiser un peu avant qu’il ne nous avale. » Patrick Brisebois, dans Le modèle de Nice donne le ton: « Plus que jamais nous vivons seuls ensemble ».
Même diagnostic de Fabien Deglise pour ce qui est des essais : « Vues depuis la fin du siècle dernier, les années 2000 laissaient présager un avenir radieux avec plus de liberté, plus d’ouverture, plus de technologie, d’interconnexions, de savoir qui allaient rendre l’humanité plus collaborative, plus éclairée, plus paisible et forcément, avec tout ça, meilleure. Or, l’époque donnerait à voir chaque jour des signes préoccupants. Signes que décryptent une poignée de philosophes, de sociologues, de politicologues et d’anthropologues. »
Cette fois c’est Rémi Guertin qui donne le ton dans Facebook. La manipulation de la liste (Liber) : « Dans ce court essai, le géographe propose une autopsie des lieux, mais aussi une mise à nu de la logique dans laquelle cet espace privatif qui s’est emparé de la socialisation du monde pour en faire commerce peut aussi nous enfermer. »
Danièle Laurin observe la même tendance dans la fiction française de la rentrée. « Crise du couple, de la famille, crise sociale et économique, extrémisme religieux, terrorisme, violence sous toutes ses formes… c’est dans un monde en déliquescence que nous invitent à plonger une bonne part des romans francophones annoncés dans l’Hexagone cet automne. »
A-t-on déjà vu une telle convergence d’opinions sur une question aussi cruciale?
Ce désenchantement et l’extrême prosaïsme de la présente campagne électorale n’auraient-ils pas une cause commune : un peuple qui insensiblement devient masse?
Le peuple enfante ses héros. La masse subit les vedettes fabriquées par les médias. Le peuple chante. La masse écoute la musique commerciale. Le peuple a une voix. La masse n'a que des oreilles. Le peuple crée sa culture. Dans la masse, le divertissement industrialisé tient lieu de culture.On s’adresse au peuple par des discours longs et cohérents, on rejoint la masse en en faisant la cible de procédés publicitaires.
Je résume ici la position de Daniel Boorstin dans L’image, ce livre de 1960 où il montre comment le peuple américain lui-même a été transformé en masse par ses élites qui ne cessent de s’enrichir à ses dépens. Depuis la fin de la guerre froide, en 1989, les mêmes élites s’attaquent aux peuples satellites, dont le Québec et le Canada, mais ce Canada n’a-t-il pas renoncé de lui-même sous Pierre Trudeau à être un peuple fondateur? (Soit dit en passant, seuls les peuples sont fondateurs, les masses sont des peuples qui s’effondrent.)
À partir de 1989, les forces américaines se sont concentrées sur le seul front où elles se heurtaient encore à une résistance : la culture. C’est à ce moment que prit forme la doctrine du Soft Power dont le but demeure d’utiliser les technologies numériques en tant que pluralizing forces, c’est-à-dire forces de fragmentation. Il s’agissait de faire en sorte que l’individualisme du consommateur ait des métastases dans les sphères de la culture, de la psychologie et de la morale. Le désenchantement de nos romanciers et de nos penseurs est la preuve que l’opération n’a pas parfaitement réussie. Nos innombrables festivals et les nouveaux ensembles musicaux, dont certains font revivre le folklore, sont une autre preuve que nous avons encore une voix, que nous sommes toujours les acteurs de notre culture.
La remontée vers le réel exige toutefois davantage de nous. Il nous faut encore comprendre que, suite à la fragmentation, c’est le même moi qui triomphe sur tous les fronts quelles que soient les contradictions qu’il puisse y avoir entre eux.
Dans les années 1930, le Canada et le Québec au premier plan, ont résisté au soft power du moment, en créant Radio-Canada. L’Église catholique et Notre maître le passé y furent pour quelque chose. Dans le rejet de ces deux réalités qui contribuaient à faire de nous un peuple distinct, quelle est la part de l’esprit critique qui s’Imposait et quelle est celle des forces américaines de fragmentation, forces si peu contestées en ce moment que Donald Trump pourrait détruire impunément nos pactes agricoles, derniers de nos caractères distincts. Ce Trump qui avec les autres vedettes américaines occupe plus de place dans nos médias que tous nos meilleurs créateurs réunis.
Quel individualisme voulons-nous? Celui du grain de sable ou celui du brin d’herbe?
« L’individualisme est la pire ou la meilleure des choses selon qu’il s’apparente au destin du grain de sable ou à celui du brin d’herbe. Le grain de sable n’a pas d’attaches, il est libre comme le vent, mais aussi bien le vent l’emporte où il veut pour en faire un atome anonyme au milieu d’une masse. Le brin d’herbe a des racines dans la terre…et dans le ciel, par la photosynthèse; il est immobile, mais il résiste au pied qui l’écrase comme au vent qui le soulève et avec les brins d’herbe voisins, il forme un peuple. » Source