Le Québec sous perfusion américaine

Jacques Dufresne

Si l’on pouvait compter le nombre de dollars que chaque Québécois consacre en moyenne quotidiennement à l’enrichissement des Américains, soit en s’offrant lui-même gratuitement comme cible pour la publicité, soit en paiements directs, on serait étonné du résultat. Il faudrait pour cela additionner le temps d’utilisation de Google et des autres navigateurs, les nuits passées sur les médias sociaux de Facebook à Skype, les heures passées à regarder les films et autres productions disponibles sur YouTube et Netflix, les achats sur Amazon, les réservations sur Uber ou Airbnb. À quoi il faudrait ajouter l’usage au travail d’applications spécialisées d’origine américaine; pour compléter le tableau, il faudra désormais prendre en compte le temps passé dans des véhicules individuels ou collectif, sous contrôle numérique américain, pour une grande part, sans oublier les Super Bowls et les Oscars de la vieille télévision, vers lesquels on est poussé par toutes les ondes convergeant vers nous. Il ne reste plus aux médias locaux qu’à se joindre à cet engouement, ne serait-ce que protéger la part dérisoire de revenus publicitaires encore disponibles pour eux. Le résultat ne saurait être que très approximatif, mais je ne serais pas étonné qu’il dépasse 50 $ par jour soit 18, 250 par année.

L’Affaire Netflix

Certes, nous y trouvons notre avantage, sans quoi nous serions le troupeau le plus servile de toute l’histoire de l’humanité. Car en donnant ainsi notre argent à l’empire voisin, nous finançons la surveillance qu’il pourra exercer sur notre vie privée. Cette montée du Soft Power américain je l’observe et la déplore depuis des décennies, avec le triste sentiment que nous avons à jamais non seulement renoncé à toute identité culturelle, mais aussi perdu le sens de nos intérêts les plus concrets. Ce qui faisait constamment remonter à ma mémoire ce mot d’Auguste Comte : « L’esclavage avilit l’homme au point de s’en faire aimer. » Qu’est-il donc advenu de notre fierté d’hier, me demandais-je, en courant le risque d’être rangé parmi ces nationalistes québécois empêcheurs de mondialisation? Radio-Canada a été créée au début de la décennie 1930, pour empêcher les stations privées américaines de radio de menacer la souveraineté du pays en éducation. Sans oser présumer que nous pourrions faire preuve aujourd’hui d’une telle souveraineté, j’espérais qu’un jour nous aurions au moins un mélange de bon sens et de dignité assez fort pour imposer aux médias américains une taxe équivalant à ce qu’ils font perdre en publicité à nos médias nationaux et locaux. La décision prise par la ministre du Patrimoine national du Canada, Mélanie Joly, de ne pas imposer de taxe à Netflix, par les protestations qu’elle a suscitées, a mis fin à la longue période de prostration.

Je ne veux pas entrer ici dans l’analyse détaillée de cette affaire. D’autres l’ont déjà fait mieux que je ne saurais le faire. J’espère seulement que la protestation contre l’accord avec Netflix n’est que le premier épisode, encore timide, du grand redressement qui s’impose depuis longtemps et qui pourrait aller jusqu’à la création de réseaux nationaux en mesure de concurrencer Facebook. Si nous étions des barbares à la frontière d’un empire hautement civilisé ayant Hadrien, Antonin ou Marc-Aurèle pour chef, nous pourrions trouver des excuses à une servilité qui consiste à osciller entre Donald Trump et Oprah Winfrey, les Oscars et les Super Bowls, entre le transhumanisme de la Silicon Valley et la mise en orbite des voitures d’Elon Musk.

L’empire de l’illusion et du spectacle

Mais selon les témoignages les plus lucides. la barbarie est plutôt du côté de l’empire du Sud. Je pense à celui de Chris Hedges dans L’empire de l’illusion: la mort de la culture et le triomphe du spectacle (Lux, 2012, 272 p.).

Voici un extrait d’un article sur ce livre signé Robert Richard et paru dans Liberté, Vol.54 no 2, hiver 2013.

« Tout est dit, déjà, dans le titre de l’essai de Chris Hedges : l’Amérique, c’est de l’illusion mise en boîte et vendue à ses propres citoyens comme de la vulgaire soupe Campbell. L’Amérique serait devenue une sorte d’énorme soup kitchen où des citoyens, financièrement et moralement appauvris, se précipitent pour se gaver à longueur de journée du poison de l’illusion, servi à la louche par politiciens véreux et corporations rapaces.[…] Pour Hedges, il n’est pas exclu que la valeur du billet vert s’effondre dans pas si longtemps, et dans ce cas ce serait à la brouette remplie de greenbacks que les Américaines iraient faire leur épicerie – comme dans l’Allemagne inflationniste des années vingt. Cette Allemagne-là, Hedges l’a d’ailleurs à l’esprit. Il n’en fait pas une maladie, mais il se demande tout de même, ici et là, s’il n’y aurait pas au bout de ce long tunnel à chimères un dictateur nouveau genre, sorte de tyran soft, que le peuple étourdi appellera à son secours. On a beau glousser en bon maso sur son lit de Procuste, on peut tout de même vouloir s’en sortir, fût-ce par caporalisme interposé. Et dire que le monde entier les envie. »

L’exemple vient de haut  : « universités américaines, vendues au plus ofrant, c’est-à-dire à des grandes corporations qui exigent qu’on leur livre du salarié docile au mètre, en ramenant tout ce qui peut fleurer l’humanisme critique à du job training et à la promesse d’un salaire à six chiffres. » https://www.erudit.org/fr/revues/liberte/2013-v54-n2-liberte0374/68101ac.pdf

Cet ersatz de la gloire appelé célébrité

Nous avions déjà été avertis de ce danger, il y a plus de cinquante  ans, par l’un de leurs meilleurs historiens, Daniel J.Boorstin . « La célébrité se mesure aux coupures de journaux et au temps d'antenne consacrés à une personne; elle se distingue par là de la gloire qui est le résultat des œuvres exceptionnelles d'une personne ou de sa vie exemplaire. Certes la personne célèbre peut être digne de la gloire, ce fut le cas de Lindbergh, mais la chose est accidentelle; ce n'est pas le mérite qui fait la célébrité, c'est le bruit que l'on fait autour d'un acte ou d'une personne. La célébrité, précise Daniel Boorstin, « est une personne connue pour être bien connue. »1

Prolongement de la pensée de Boorstin : Quand on n’a plus de racines dans la terre, ni d’antennes dans le ciel, l’horizon seul s’offre encore à notre regard, sous la forme d’écrans. « Société du spectacle », disait Guy Debord, un contemporain français de Boorstin. Lieux communs qui hélas! n’ont plus rien de commun, tant le mensonge qu’ils dénoncent nous a pétris.

La transmutation de la quantité en qualité

Mais voici une autre explication plus englobante…et peut-être aussi plus pertinente, de la fascination que les Américains exercent sur nous. Qu’il s’agisse du capital des grandes entreprises, de la fortune des plus riches, des honoraires des vedettes du sport, du cinéma ou de la télévision, les chiffres américains dépassent à ce point la mesure commune qu’ils subissent une transmutation les faisant passer de l’ordre de la quantité à l’ordre de la qualité. Si bien que des excès qui devraient normalement susciter la révolte, suscite au contraire une fascination qui, pour un grand nombre, est l’ersatz d’une participation au divin. Je tire cette conviction d’une réflexion de C.S. Lewis sur l’univers « J’en conclus, par conséquent, que l'importance donnée aux grandes différences de dimension est affaire de sentiment et non de raison - de cette émotion particulière que suscitent en nous les supériorités de dimension après qu'un certain seuil d'absolu dimensionnel ait été atteint. Nous sommes des poètes incorrigibles. Lorsqu'une quantité est vraiment considérable, nous cessons de la considérer comme une simple quantité. Notre imagination s'éveille. A la place d'une simple quantité, nous avons à présent une qualité - le sublime. Sans quoi la grandeur purement arithmétique de la galaxie ne nous impressionnerait pas davantage que les chiffres du Bottin. Ainsi, c'est, en un sens, de nous-mêmes que l'univers tire le pouvoir par lequel il nous en impose. Un être dépourvu de sentiments et d'imagination tiendrait l'argument de la dimension pour totalement dénué de sens. »2

A ce jeu de la célébrité factice et de la transmutation de la quantité en qualité, les Américains risquent fort d’être bientôt perdants face à la Chine et l’Inde. Nous serons alors les parasites impuissants de ce géant des chiffres en voie d’extinction. 

Notes

1 Daniel Boorstin, L'image, Paris, Union générale des éditions, 10/18, 1971, p. 95.
2 C.S. Lewis, Dieu au banc des accusés, EBV/SATOR, Paris/Bâle, 1982, p.32. 

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