Une encyclopédie nationale sans l’accord de la nation?

 

 Dans Le Devoir du 24 janvier 2019[1], Stéphane Baillargeon nous apprenait qu’une encyclopédie nationale est en voie de réalisation au Québec sous la forme « d’une alliance non fortuite » à Wikipédia de grandes institutions dont le MNBAQ, (Musée national des Beaux-Arts du Québec) la BAnQ, (Bibliothèque et Archives nationales du Québec), l’Université Concordia.

Le 27 janvier, à l’unanimité, les membres du C.A. de la Société des amis de l’Encyclopédie de l’Agora ont proposé une réplique au Devoir. Elle n’a pas été publiée. Le 4 février, Stéphane Baillargeon lançait plutôt d’autres gros chiffres sur Wikipedia : 51 millions de photos libres de droits. Voici une version allongée de notre réplique.

Les signataires de cet article sont membres du C.A. de la Société des amis de l’Encyclopédie de l’Agora.

Précisons d’entrée de jeu que nous sommes hors de cause. L’Encyclopédie de l’Agora est une initiative privée[2]. Nous ne défendons pas ici nos intérêts, mais un principe.

« Wikipedia cinquième site mondial » Quel est donc le sage qui a dit que passé un certain seuil dans la démesure, « la quantité devient qualité aux yeux des gens » ? C’est précisément ce qui se passe dans le cas de tous les grands sites américains. Malheur aux petits David qui osent s’attaquer à ces Goliath. Ils se ridiculisent. Nous ne craignons pas le ridicule.

Le mirage de la quantité n’explique pas tout. Un portail mondial des connaissances correspond à une nécessité historique. La Terre étant devenue la maison commune, elle avait besoin d’une place publique commune. « Wikipedia la plus belle merveille du monde, car c’est la seule qui vient vraiment d’un travail collectif mondial » conclut un jeune ami.  « Et il ajoute « que tous les bassins versants doivent se jeter dans cet océan. »

Du lac vers l’océan

Soit, mais c’est hélas! le processus inverse qu’on observe en ce moment : c’est l’océan qui reflue vers les fleuves, les rivières et même jusqu’aux lacs. C’est malsain. Entre le monde et les individus, il faut des corps intermédiaires, dont les régions, les villes et les nations, surtout quand le monde est contrôlé par quelques milliardaires. S’ils ne sont pas protégés par ces corps intermédiaires, les individus, au lieu de former des peuples, s’agglomèrent dans des masses[3].

Une encyclopédie nationale est nécessaire pour cette raison, ce qui implique qu’on ne la laisse pas se dissoudre à sa naissance dans l’océan, qu’on fasse plutôt en sorte que des œuvres semblables s’ébauchent dans d’autres nations pour rétablir, dans la convergence, le cours naturel des choses : du lac vers l’océan et non l’inverse. L’émergence de vraies Nations-Unies, plutôt qu’un déferlement des États-Unis! Ce qui implique aussi que l’État du Québec s’engage officiellement, après débat, dans un tel projet, si important pour la nation.

L’universel concret

Il n’empêche, rétorquera notre jeune ami, « que la vérité est universelle et donc qu’une encyclopédie nationale est un non-sens » ; à quoi il faut répondre que l’universalité la plus incontestable porte encore les couleurs du ciel sous lequel elle est née, ce qui est vrai même pour la géométrie, indissociable à son origine d’une conception grecque de Dieu. Une encyclopédie nationale, au meilleur sens du terme, ne consiste pas à soumettre les arts et les sciences aux diktats d’un despote, mais à dévoiler à la fois les couleurs du ciel qui nous est propre et la texture du sous-sol inconscient qui la nourrit. L’universalité pure et neutre n’existe pas plus qu’un esprit sans corps. Dès son origine, Wikipedia cachait, sous sa neutralité proclamée, un ciel et un sous-sol d’où émanait un mélange détonant de libéralisme, de relativisme, de rationalisme et d’anarchisme déclinés de façon à servir les intérêts d’une certaine Amérique, en faisant travailler d’autres nations gratuitement. Il s’agit d’une encyclopédie nationale qui se donne des airs d’universalité. Quiconque y contribue, s’il a raison de vouloir assainir l’océan, doit savoir que, par la qualité même de son apport, il renforce une vision discutable du monde[4]. Cette vision, on aurait d’ores et déjà bien des raisons de la tenir responsable du chaos actuel. Jim Wales, le fondateur de Wikipedia se réclame ouvertement de Ayn Rand. Voyez comment, dans le dossier en langue anglaise[5], on est bienveillant à l’égard de cette femme dont la pensée se résume à ceci : « L'État c'est le mal ». « L'argent est le baromètre des vertus d'une société ». « L'avidité est morale ». (Nicole Morgan, La haine froide, à quoi pense la droite américaine?, Seuil, Paris, 2012)[6]

Wikipédia alimente aussi la confusion au sujet de l’autorité : tout ce qui n’y est pas ratifié à l’unanimité est perçu comme un coup de force. Y sont fréquemment à l’œuvre des pseudo-communautés autoproclamées invisibles, dont les frontières, changeantes sont inconnues du public. Quid de l’autorité venant du discernement et de la sagesse qui accompagnent le savoir bien maîtrisé? Une certaine jeunesse aime bien Wikipédia parce qu’elle y trouve une vitrine de l’idéologie antiautoritaire, spontanéiste, axée sur la démocratie procédurale, dans laquelle elle baigne depuis l’enfance et qu’enseigne, il est vrai, une bonne partie du corps professoral aujourd’hui.

Que des individus et des groupes privés veuillent profiter de la visibilité de Wikipedia, qui voudrait, qui pourrait les en empêcher? La chose se pratique déjà partout, mais souvent de façon abusive, comme l’affaire Philippe Cross nous le donne à penser[7]. Qui peut interdire à un milliardaire de payer des auteurs à certaines conditions? Les fonds publics devraient toutefois servir d’abord à consolider un portail national des connaissances, déjà largement ébauché comme nous le verrons plus loin. Autre raison de bien réfléchir à tout cela : au fur et à mesure que l’océan s’élargit et que ses eaux montent les informations qu’on y déverse se dissolvent un peu plus dans l’ensemble, ce qui fait qu’à moyen terme un portail national dynamique pourrait assurer une plus grande visibilité, pour les travaux scientifiques en langue française notamment.

Le tandem Google/Wikipedia[8]

Le tandem Google/Wikipedia est la parfaite illustration de la réussite de la politique américaine du soft power mise en œuvre après la chute du mur de Berlin, en vue d’attacher subtilement les cultures nationales aux véhicules technologiques américains. Mais nous finançons la réussite de cette politique par le détournement vers Google d’une publicité qui serait bien utile localement. Elle séduit - pour combien de temps? - sous le paradigme de l’auto organisation, par un universel neutre, uniformisant, unidimensionnel, alors qu’il faudrait viser un universel respectueux des peuples et émanant d’eux.

Maîtres de notre culture à bord d’un navire amiral étranger ? Nos radios, nos télévisions, notre cinéma de langue française, autant d’exemples de résistance créatrice à des offensives médiatiques américaines. Pourquoi cette servitude volontaire dans le cas d’Internet? La BAnQ et le MNBAQ sont deux institutions publiques « nationales ». Leur alliance sans distance critique avec Wikipédia s’inscrit-elle dans leur mandat?

Quel pays moderne de quelque importance n’a pas son encyclopédie? Comme nous sommes ici dans le domaine culturel, une encyclopédie québécoise ferait rayonner les riches facettes de notre culture et de nos sciences au Canada, et par-delà, en particulier au sein de la Francophonie. Ce serait une excellente vitrine du Québec pour l’étranger.

Une encyclopédie québécoise déjà ébauchée

Une telle encyclopédie n’existe-t-elle pas déjà en ligne? Oui certes, mais sous une forme d’éléments épars qu’il faudrait fédérer pour en accroître le dynamisme et l’attrait. Nos élus ont eux-mêmes indiqué la voie à suivre en créant l’Encyclopédie du parlementarisme québécois[9]. Dans le cadre de la Chaire Fernand-Dumont, elle-même un prolongement de l’IQRC, (Institut québécois de recherche sur la culture) on a créé l’Encyclobec[10], consacrée aux régions du Québec. Sans oublier l’Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française[11].

Parmi les contenus épars signalons les documents numérisés par la BAnQ, par le site Les classiques des sciences sociales[12] ou par le site Érudit[13] pour ce qui est des revues savantes et culturelles, par le site Découvrir[14] de l’Acfas et par celui de Québec Science[15] pour les sciences. Le site l’Île[16] présente des biographies de plus de 1000 écrivains québécois.

Il existe aussi des centaines de sites et de blogs contenant des travaux faits ici et mis à la disposition du public, mais, encore une fois sans coordination et sans espoir de pérennité. Nous pensons à tel excellent site de philo disparu sans traces après la mort de son auteur. Une encyclopédie nationale permettrait d’assurer la conservation de ce patrimoine numériques.

 Cette abondance de contenus plaide plutôt en faveur d’un grand portail national des connaissances. Le travail consisterait à rassembler avec discernement ce qui est dispersé au hasard. Tâche difficile certes, mais essentielle.

De bons dossiers maison sur les pays étrangers pourraient constituer d’excellentes cartes de visite pour nos exportateurs. Moyennant un minimum d’incitatifs de la part des autorités de Québec, le grand portail des connaissances pourrait vite occuper une place centrale dans les maisons d’enseignement. Les contributions des universitaires seraient portées à leur dossier. Des représentants des communautés immigrantes pourraient participer aux dossiers relatifs à leur culture d’origine.

Une formule intermédiaire entre le laisser-faire-et-défaire de Wikipédia et le contrôle absolu, permettrait de contenir les coûts : une direction entourée d’une petite équipe, dont la principale responsabilité serait de choisir, en grand nombre, des collaborateurs ayant des droits d’édition. L’avènement d’un gouvernement se présentant comme « nationaliste », une mondialisation en berne, une transition écologique appelant une pensée commune revivifiée, beaucoup de savoirs spécialisés mais peu de synthèses, et encore moins en français, des immigrants de plus en plus nombreux ayant besoin de bien connaître la culture à laquelle on les invite à s’intégrer et de participer à son développement, voilà autant de conditions favorables à une encyclopédie nationale.

Signataires

Dominic Doucet, président, Ariane Collin, vice-présidente, René Bouchard, Marc Chevrier, Dominique Collin, Lise Dolbec, Chantal Doré, Jacques Dufresne, Hélène Laberge, Youri Pinard, Alexandre Poulin.

 

Annexe

Suggestions et rappels tirés de notre expérience

L’avenir

 

Le citoyen québécois, ses valeurs, son histoire

Une encyclopédie québécoise comme instrument de dialogue et d’intégration des Québécois de toutes origines. Lancé par l’Agora en 2013, ce projet n’a pas suscité beaucoup d’intérêt, Repris dans un autre contexte, il aurait peut-être un plus beau sort. Voir le dossier sur l’autonomie.

 Le projet Cervantès

Le projet Cervantès, inclus dans le site Le citoyen québécois consiste à présenter en français les grands ouvrages, classiques et contemporains, des cultures représentées au Québec.

Appartenance

Un site bilingue sur un mode poétique. L’art de la greffe : « La multitude des petits vaisseaux reliant le foie à l'ensemble du corps illustre bien l'appartenance d'une personne à l'organisme social; cette appartenance est faite elle aussi d'une multitude de petits liens: à des personnes, des lieux, des souvenirs, des symboles. C'est la rupture un à un de ces liens qui produit l'isolement. Plus la rupture est avancée, plus le remède à ce mal, la greffe de la personne tout entière à un milieu vivant, est difficile à appliquer. »

Le passé

L'ouvrage qui, au début du vingtième siècle, a tenu lieu d'encyclopédie nationale avait été produit aux États-Unis par la maison Grolier, à partir de l'original en langue anglaise, The Book of Knowledge. Entre 1923 et 1979, il y eut quinze éditions, la collection passant de 13 à 14 puis à 20 volumes. Cet ouvrage s'intitulait: l'Encyclopédie de la jeunesse. Aux textes originaux, traduits dans un excellent français, s’ajoutaient des textes par les universitaires québécois les plus réputés du moment. Marie-Victorin fut l’un de ces auteurs dès les premières éditions. C’était le contenu du cours classique mis à la portée du grand public au moyen de sujets pratiques du genre « Comment élever des lapins » ou « Construire une ligne téléphonique avec du fil, du carton et du papier? »

1998 : Échec d’un projet d’Encyclopédie nationale

En 1998, au terme d’une recherche sur « les Inforoutes et l’avenir du Québec », nous avons, à l’Agora, réuni des recteurs d’université, des représentants des cégeps, des hauts fonctionnaires, des représentants du monde des affaires, dans l’espoir qu’il en résulterait un projet de portail national des connaissances. La mayonnaise n’a pas pris, notamment parce qu’à ce moment précis les budgets des universités étaient l’objet de coupures draconiennes.

L’extrême diversité

Sur les questions fondamentales, comme sur toutes les autres, il y a une grande diversité d’opinions au Québec. Comment rassembler toutes ces opinions dans un site présentant un haut degré d’unité, de cohérence ?

Nous nous sommes heurtés à cette difficulté dans le cadre de l’Encyclopédie de l’Agora. Nous nous inscrivons dans la grande tradition occidentale laquelle fait une large place au transcendant. Cette orientation ne convenait pas à certains de nos collaborateurs. Nous avons créé pour eux un site dont ils ont l’entière responsabilité. Ils sont agnostiques ou athées, ils ont l’espoir qu’un dialogue s’instaure entre nous. Rien n’empêcherait de reproduire ce modèle à l’échelle d’une œuvre nationale, compte tenu du fait que dans la plupart des sujets traités, les différences d’orientation ne se font pas sentir. Un athée ne peut pas concevoir la liberté ou la création comme un croyant, mais l’un et l’autre peuvent et doivent expliquer le fonctionnement d’un ordinateur de la même manière. Dans le cas des dossiers chauds, on pourrait prévoir un espace pour le dialogue.

L’objet

Il va de soi à nos yeux qu’une encyclopédie québécoise aurait certes le Québec comme objet principal, mais qu’elle serait aussi le regard du Québec sur monde. Présenter le Québec au monde et le monde au Québec!

Mise en valeur de nos chercheurs et de nos créateurs.

Une encyclopédie nationale deviendrait pour nos créateurs et nos chercheurs une vitrine qui n’est possible que dans un tel contexte

Qui connaît Maurice Lagueux, Solange Hubert, Gaétan Daoust ou Renée Joyal parmi les jeunes lecteurs d’articles encyclopédiques? On trouve des documents de chacun de ces auteurs dans plusieurs de nos dossiers. Ils ne sont pas cités parce qu’ils sont québécois, mais parce que, à qualité égale, nous les avons préférés à des sources étrangères. Les lecteurs de l’étranger comme ceux d’ici seront heureux de découvrir Maurice Lagueux, philosophe, à l’occasion d’une recherche sur Oswald Spengler[17], Solange Hubert, artiste peintre, dans un dossier sur la peinture naïve[18], Gaétan Daoust, psychologue, dans un dossier sur l’identité[19], Renée Joyal, juriste, dans un dossier sur l’enfant[20]. Une encyclopédie nationale deviendrait ainsi pour nos créateurs une vitrine qui n’est possible que dans un tel contexte. Tel livre de Maurice Lagueux peut certes être offert sur un site comme Classiques des sciences sociales, on peut lire tel article de lui ou sur lui sur le site Érudit, mais pour qui ne le connaît pas, la seule façon de le découvrir c’est de consulter un article sur Spengler, Hegel dans une encyclopédie. Ce que nous faisons à petite échelle, une encyclopédie nationale pourrait le faire à grande échelle.

 

La réalisation

Au départ : un OBNL représentatif et reconnu par le gouvernement du Québec.

·         Une direction entourée d’une petite équipe, dont la principale responsabilité serait de choisir, en grand nombre, des collaborateurs bénévoles ayant des droits d’édition, ce qui suppose qu’ils puissent assurer la révision des documents qu’ils mettent en ligne.

·         Contributions des universitaires portées à leur dossier.

·         Participation des groupes ethniques aux dossiers relatifs à leur culture d’origine. Reconnaître pour être reconnus.

Structure : celle de l’Encyclopédie de l’Agora, (dosiers/document associé) mais simplifiée et rendue plus flexible. Place aux encyclopédies spécialisées, comme notre Encyclopédie sur la mort [21] ou L’Alter dictionnaire médico-pharmaceutique[22]; place aussi aux îlots, tel l’Îlot Louis Valcke[23], pour mettre en relief des œuvres majeures, en l’occurrence celles de ce philosophe.

 



[2] Nous sommes hors de cause. L’Encyclopédie de l’Agora, une initiative privée, est l’œuvre d’un groupe d’amis rassemblés par une personne, ce qui en a limité le développement, mais ce qui a aussi rendu possible une cohérence et un discernement devenant de plus en plus nécessaires au fur et à mesure que l’information prolifère en se diversifiant. Respect des faits mais sans exclure des jugements de valeur assumés. Une oasis de sens, qui semble correspondre à un besoin :  plus ou moins 150 millions de téléchargements en vingt ans. Exclus de la course par notre orientation déjà bien circonscrite, mais forts d’une expérience nous permettant d’apporter un certain éclairage dans le débat.

[7] 133 612 modifications ont été apportées à Wikipédia au nom de « Philip Cross » sur une période de 14 ans. C’est plus de 30 éditions par jour, sept jours sur sept.

https://www.les-crises.fr/wikipedia-laffaire-philip-cross-par-craig-murray .

[23] http://agora.qc.ca/fr/lilot_louis_valcke .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




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