Grégarisme, vrai nom du populisme
Le peuple s'exprimait, et sa voix est encore recueillie par les érudits, les ethnographes et les patriotes. Mais la masse, dans notre univers de diffusion et de circulation massives, est la cible au lieu d'être la flèche. Elle est l'oreille, non la voix. Points de vue de Daniel Boorstin, Jose Ortega y Gasset, Henri de Man, Christopher Lasch, Chantal Delsol.
Le mot populisme, dans le sens péjoratif où il est généralement employé en ce moment, repose sur une confusion entre deux idées, celle de peuple et celle de masse, qui ont pourtant été bien distinguées par de bons auteurs. Il s’agit d’une méprise sur le peuple qui entraîne un mépris du peuple. Le mot populisme désigne alors un phénomène qu’il faudrait appeler massisme ou à défaut d’un tel néologisme un peu massu, grégarisme ou grégarisation si l’on veut mettre l’accent sur le processus. À propos de ce mot, le Trésor de la langue française cite cette pensée : « Le développement de la grégarisation n'est en effet que l'autre face du progrès de l'individualisme. » Idée que l’on peut rendre sous la forme de l’apologue du grain de sable et du brin d’herbe :
« L’individualisme est la pire ou la meilleure des choses selon qu’il s’apparente au destin du grain de sable ou à celui du brin d’herbe. Le grain de sable n’a pas d’attaches, il est libre comme le vent, mais aussi bien le vent l’emporte où il veut pour en faire un atome anonyme au milieu d’une masse. Le brin d’herbe a des racines dans la terre… et dans le ciel par la photosynthèse; il est immobile, mais il résiste au pied qui l’écrase comme au vent qui le soulève, et avec les brins d’herbe voisins, il forme un peuple. »
Le grain de sable s’agite, donnant ainsi l’impression d’être vivant, créateur. En réalité, il est agité, il réagit plus qu’il n’agit, comme la masse que décrit Daniel Boorstin :
« En un mot, nous assistons aux États-Unis au déclin du peuple et à l'avènement de la masse. Le peuple, généralement illettré, était à sa manière un libre créateur. Sa création propre était faite de mots prononcés, de gestes, de chants: folklore, chanson et danse folkloriques. Le peuple s'exprimait, et sa voix est encore recueillie par les érudits, les ethnographes et les patriotes. Mais la masse, dans notre univers de diffusion et de circulation massives, est la cible au lieu d'être la flèche. Elle est l'oreille, non la voix. La masse, c'est ce que les autres veulent atteindre par l'écriture, la photo, l'image et le son. Si le peuple créait des héros, la masse ne peut que se mettre en quête de leur présence et de leur voix. Elle attend qu'on lui montre, qu'on lui dise quelque chose. Notre société, à laquelle s'applique si malaisément la notion soviétique de masses, reste cependant gouvernée par notre idée propre de la masse. Le peuple disposait de l'univers qu'il s'était construit: tout un monde de géants et de nains, de magiciens et de sorcières. Les masses vivent dans l'univers imaginaire mais combien différent des pseudo-événements. Les mots, les images qui atteignent les masses enlèvent leur magie aux grands noms dans le processus même de leur évocation. » [1]
Les médias sociaux ont-ils inversé la tendance? Ne sont-ils pas pour le peuple une occasion d’exprimer des idées et des émotions trop longtemps refoulées ? Faut-il exclure qu’ils soient pour les grains de sable une occasion de former des petits tas qui vont se fondre dans le gros?
Henri de Man dans L’ère des masses, Ortega y Gasset dans la Révolte des masses, et plus près de nous, Christopher Lasch dans La révolte des élites et Chantal Delsol, dans Populisme, les demeures de l’histoire, rejoignent Daniel Boorstin. On notera que Lasch donne un sens positif au mot populisme.
Henri de Man : « À l'origine, on voyait souvent dans la masse une foule, c'est-à-dire le rassemblement en un même lieu d'un grand nombre d'hommes, tel qu'il se produit dans les assemblées, lors des attroupements sur la voie publique, des manifestations ou des émeutes. Mais peu à peu se fit jour la notion d'une masse qui ne se définit pas par le rapprochement des individus dans l'espace, mais par la communauté du destin sociologique et l'identité des influences et des réactions psychologiques. C'est peut-être Ortega y Gasset qui est allé le plus loin dans cette voie lorsqu'il a dit que le terme masse ne désignait pas une couche sociale inférieure mais un comportement qui correspondait bien plutôt au concept courant d'individu moyen, opposé à celui d'élite ou d'aristocratie dans le sens le plus large de ce mot. […]
La masse est quantité sans qualité. Elle n'est pas sujet mais objet, au sens hégélien de ces mots. Même lorsqu'elle croit pousser, c'est encore elle qu'on pousse. Sauf dans les cas peu nombreux où elle intervient en tant que grandeur physique, les sujets vivants qui la composent ne sont que de simples unités statistiques qui se résolvent en chiffres. Elle n'est pas active, mais seulement réceptive ; elle n'agit pas, elle se contente de réagir. » [2]
Place à Ortega y Gasset. Il renvoie dos à dos, l'homme-masse, à l'ignorance prétentieuse, « el señorito satisfecho », et le spécialiste, le barbare moderne, le savant-ignorant dont les prétentions, hors de sa sphère étroite, ne sont pas plus fondées que celles de l'homme-masse mais sont beaucoup plus dangereuses à cause du prestige qui les entoure. « C'est l'interprétation intégrale de l'univers qui mérite seule le nom de science... De temps à autre, la science requiert un effort d'unification sans cesse plus difficile... La spécialisation qui a rendu possible le progrès de la science expérimentale durant un siècle, approche d'une étape après laquelle elle ne pourra plus avancer par elle-même, à moins qu'une génération meilleure ne se charge de lui construire un nouvel axe plus puissant.» [3]
Christopher Lasch a une conception positive du populisme. Il y voit la résistance du peuple à une grégarisation orchestrée par une élite dont il est la cible dans tous les domaines :
« Lasch voit dans le populisme un mode de contestation du capitalisme, mais également un retour au républicanisme caractérisé par un attachement aux traditions et aux vertus de la communauté, une défense de l’autonomie des individus et un certain sens des limites. Dans La révolte des élites, il explique que la promotion du ‘principe du respect’ et de la responsabilisation des individus sont les conditions sine qua non au rétablissement d’un vrai civisme. Les règles communes doivent s’enraciner ‘dans le sens commun du peuple au lieu de l’être dans les idéologies qui séduisent les élites.’ Enfin, selon lui, ‘en s’approchant en gros de l’égalité économique’, ‘le populisme est la voie authentique de la démocratie’, car ‘une société démocratique ne peut autoriser une accumulation illimitée du capital’. Pour cela, il faut ‘limiter le champ du marché et le pouvoir des grandes compagnies sans les remplacer pour une bureaucratie étatique centralisée’ et rétablir des institutions permettant un vrai débat pluraliste. Lasch perçoit dans ces solutions un moyen de mettre fin à la nostalgie d’un passé idéalisé, au ressentiment et à l’individualisme qui gangrènent notre société. » [4]
Le mot de la fin à Chantal Delsol. « Il est normal qu’une démocratie lutte en permanence contre la démagogie, qui représente depuis l’origine sa tentation, son fléau mortifère. Mais une démocratie qui invente le concept de populisme, autrement dit, qui lutte par le crachat et l’insulte contre des opinions contraires, montre qu’elle manque à sa vocation de liberté. »[5]
[1] Daniel Boorstin, L'image, Union générale d’édition, Paris 1971
[2] L’Ère des masses, édition numérique. http://classiques.uqac.ca/classiques/de_man_henri/ere_des_masses/ere_des_masses.html
[4] https://www.revuedesdeuxmondes.fr/contre-nos-elites-democratie-populisme-selon-christopher-lasch/2/
http://www.slate.fr/story/137267/montee-populisme-lire-christopher-lasch
http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/10/26/31003-20181026ARTFIG00285--pour-christopher-lasch-l-alternative-au-capitalisme-destructeur-est-un-populisme-vertueux.php
[5] Chantal Delsol, Populisme, les demeures de l’histoire, éditions du Rocher, Paris 201