L'éducation de Pascal

Condorcet
Le marquis de Condorcet partage avec Pascal plusieurs traits. Tous deux furent de jeunes mathématiciens prodiges, des polémistes redoutables et redoutés, des philosophes attachés au sort de l'homme davantage qu'à la défense de systèmes intellectuels. Condorcet est élu tôt à l'Académie des sciences. Il en deviendra rapidement secrétaire perpétuel, à qui est confiée la rédaction des éloges posthumes des grands scientifiques européens, membres ou membres associés de l'Académie. Devenu maître dans ce genre, il rédige cet éloge de Pascal pour accompagner une nouvelle édition des Pensées sur l'homme de Pascal, livrées au public dans un état plus proche du projet initial de Pascal que sous la forme que nous les avait laissées sa famille et ses amis de Port-Royal. Il s'agit, comme le fait remarquer un des biographes de Condorcet, d'un "éloge du scientifique, et d'une réfutation de l'apologue du christianisme". "Vous avez montré le dedans de la tête de Serapis, disait Voltaire qui s'était lui-même livré à une critique systématique des Pensées, et on y a vu des rats et des toiles d'araignées."
Blaise Pascal naquit à Clermont, en Auvergne, le 19 juin 1623; Etienne Pascal, premier président de la Cour des aides et d'Antoinette Begon. Etienne Pascal était fort habile en géométrie, et savait sur la physique tout ce qu'on pouvait savoir de son temps. Il ne voulut pas abandonner à des mains étrangères le soin de l'éducation de son fils. Cette négligence si commune suppose dans un père bien de l'indifférence, ou bien de la modestie ; mais elle est moins nuisible qu'on ne le croit communément. Il est probable qu'un homme capable de conter à d'autres le soin d'élever son fils ne l'aurait pas mieux élevé qu'un étranger. Le jeune Pascal montra dès son enfance de dispositions les plus heureuses, et son père croyant qu'il serait plus utile à son pays en formant un grand homme qu'en exerçant une charge, vint à Paris, et y vécut dans la retraite jusqu'en 1638, uniquement occupé de l'éducation de son fils et des nouvelles découvertes de la géométrie, qu'il cultivait en silence, sans même prétendre à la gloire. Lié avec Fermat et Roberval, il s'unit quelquefois avec eux pour combattre Descartes; mais, respectant un grand homme persécuté, il ne voulut point mêler sa voix à celle des Vœtius et de ces écrivains, maintenant oubliés ou méprisés mais alors écoutés et dangereux qui ne pardonnaient pas à Descartes le bien que sa philosophie devait faire aux hommes. Etienne Pascal, après avoir combattu Descartes avec honnêteté, voulut devenir son ami; et il le fut jusqu'à la mort de ce grand homme.

Quoique Etienne Pascal eût entièrement renoncé aux affaires, il fut obligé de quitter Paris en 1638. Un de ses amis s'était vu forcé de s'opposer au cardinal de Richelieu, alors tout-puissant, et qui savait également violer les formes ou les faire servir à sa vengeance. Cette résistance de l'ami de Pascal fut regardée comme un crime et punie de la prison. Pascal n'abandonna point un ami malheureux; il osa même attester publiquement son innocence; il réfuta la basse calomnie qui cherche toujours des crimes à ceux qui sont opprimés. Il alla enfin jusqu'à défendre ceux qui avaient eu le même courage que son ami, et qu'on appelait ses complices. La conduite de Pascal fut présentée au chancelier Séguier comme un attentat contre 1'autorité: car le mérite modeste et obscur a encore des ennemis; et Pascal, sachant que le plus sûr moyen de suspendre l'activité de la haine est de soustraire à ses regards l'objet qui l'excite, se retira à la campagne. Il n'y fut pas longtemps: les. vices de Richelieu n'étaient pas sans un mélange de grandeur. Souvent petit et cruel dans les tracasseries de la cour et dans ses vengeances particulières, il avait de la hauteur et de la noblesse dans les affaires publiques.

Il ne vit dans Pascal qu'un homme courageux, mais honnête et simple, dont il n'avait rien à craindre, ni pour sa vanité, ni pour sa place. Il le rappela à Paris, et l'intendance de Rouen fut le dédommagement de son absence volontaire et la récompense de ses vertus.

Son fils avait alors retiré de son séjour dans la capitale tous les avantages que le père en avait espérés; et d'ailleurs une ville qui avait produit le grand Corneille ne pouvait être regardée comme étrangère aux arts.

Le jeune Pascal était déjà célèbre; son père n'avait pas cru qu'il pût être utile de surcharger la tête d'un enfant de mots auxquels il ne peut encore attacher que des idées fausses ou incomplètes. Il avait retardé jusqu'à douze ans le moment de commencer l'étude des langues : celle des sciences exactes, pour lesquelles son fils montrait une espèce d'instinct, fut renvoyée à une époque encore plus reculée. Etienne Pascal avait éprouvé avec quel empire ces sciences s'emparent de l'esprit; quelle fâcheuse incertitude elles font apercevoir dans toutes les autres et il craignit que, si son fils s'y livrait trop tôt, il n'eût plus dans la suite que du dégoût pour l'étude des langues anciennes, dont la connaissance approfondie était alors regardée comme nécessaire. Ainsi, jusqu'à douze ans, on n'avait presque rien appris au jeune Pascal; et, de tous les enfants célèbres, le seul peut-être qui l'ait été à juste titre a reçu une éducation tardive, ou plutôt n'en a point eu d'autre, que son génie.

Étienne Pascal avait écarté de son fils tous les livres de géométrie. Ce jeune homme ne connaissait que le nom de cette science et l'espèce de passion qu'avait pour elle son père et les savants parmi lesquels il était élevé. Son père, cédant quelquefois à ses importunités, lui avait donné quelques notions générales; mais on se réservait à lui en apprendre davantage quand il en serait digne. Toute l'ambition des enfants est de devenir hommes. Ils ne voient dans les hommes que la supériorité de leurs forces; et ils ne peuvent savoir combien les préjugés et les passions rendent si souvent les hommes plus faibles et plus malheureux que des enfants.

Pour Pascal, devenir homme, c'était devenir géomètre. Tous les moments où il était libre furent employés à tâcher de deviner cette science des hommes dont on lui faisait un mystère; il cherchait à imiter ces lignes et ces figures qu'il n'avait fait qu entrevoir. Son père le surprit dans ce travail et vit avec étonnement que la figure que traçait son fils servait à démontrer la trente-deuxième proposition d'Euclide. Cet événement a été rapporté par madame Périer, sœur de Pascal. Elle a joint à son récit des circonstances qui l'ont fait révoquer en doute. Mais si on examine le fait en lui-même, si on songe qu'il est moins question ici d'une démonstration rigoureuse que d'une simple observation faite sur les figures que Pascal avait construites, on verra qu'il n'y a plus de prodige.

Qu'on juge des sentiments que dut éprouver à cette vue un père sensible, qui préférait les mathématiques à toutes les autres sciences, et qui voyait le seul objet de ses soins donner une preuve si certaine de sa passion pour les sciences de combinaison, et d'une sagacité singulière. Dès ce moment, l'étude des mathématiques lui fut permise; et il y fit des progrès si rapides, que, quatre ans après, il composa un traité des sections coniques assez supérieur à son âge pour qu'on crût cet ouvrage digne de la curiosité de Descartes. On mandait à cet homme illustre que plusieurs propositions étaient mieux démontrées dans ce traité que dans Appollonius. Descartes, qui prétendait, avec raison, que de nouvelles questions demandaient une analyse nouvelle, qui avait trouvé cette analyse, et qui aurait voulu hâter la révolution qu'elle devait opérer, vit avec peine qu'on attachait en France quelque prix au mérite d'avoir démontré avec un peu d'élégance, ce qu'Appollonius avait découvert quinze siècles auparavant. D'ailleurs, le traité des sections coniques pouvait n'être qu'une compilation que le jeune géomètre aurait faite des leçons de son père et de M. Desargues, et c'est ainsi qu'en jugea Descartes. Il s'obstina à le regarder comme un ouvrage, des maîtres de Pascal, où il lui était impossible de distinguer ce qui appartenait à leur écolier.

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