Pas de diversité sans unité

Jacques Dufresne

À l’Agora nous réfléchissons depuis plus de vingt ans sur la question de l’identité. Nous avons appris progressivement à l’aborder sous l’angle de l’appartenance, laquelle repose sur le lien vivant. L’automobile qui soumet le milieu de vie à sa loi, le souci en toute chose et en tout temps de la performance, l’omniprésence des médias dans la vie des gens, toutes ces composantes du système technicien ont eu pour conséquence que le lien vivant a cédé presque partout la place au lien fonctionnel. Un exemple parmi mille : le robot du guichet automatique a remplacé la caissière de la banque. Le déracinement qui en résulte est un problème commun à la société d’accueil et aux immigrants. C’est à ce problème, celui du recul du vivant devant le mécanique, qu’il faut d’abord s’attaquer. Voici un grand défi qui pourrait devenir un espoir : conspirer avec les immigrants, qui viennent souvent de milieux conviviaux, pour redonner vie à notre société. Si nous nous orientons ainsi vers la vie, nous découvrions peut-être que la plus grande ouverture à l’autre est parfaitement compatible avec la plus vigoureuse affirmation de soi de la société d’accueil.

 

Pour que le dialogue se poursuive à ce niveau dans la sérénité, peut-être serait-il bon de rappeler de temps à autre que la diversité est au cœur du vivant, qu’elle est présente dans tous les organismes depuis les bactéries jusqu’aux grands écosystèmes. Si l’on veut bien inclure les sociétés humaines parmi les organismes vivants, on pourra conclure que la diversité c’est la vie. Ce qui est vrai à cette nuance près, qui est plus qu’une nuance : non seulement la diversité est-elle toujours associé à l’unité, mais encore elle en est le fruit : tout sort d’un même œuf initial, d’un même principe génétique d’unité qui opère la différenciation des cellules tout en maintenant l’unité dans l’ensemble. La diversité est à ce point subordonnée à l’unité que suite à certains dérèglements du principe d’unité, la différenciation peut s’interrompre et céder la place à la prolifération de cellules identiques, dites cancéreuses. Konrad Lorenz a vu une analogie entre le cancer et la prolifération de maisons identiques dans une banlieue greffée sur une cité organique.[1]

La société organique

Première leçon à tirer de l’exemple des organismes vivants : on ne devrait jamais employer le mot diversité seul, comme si la chose était un absolu.

On pourra m’objecter qu’une société n’est pas un organisme[2] au sens strict du terme, qu’elle n’est pas issue d’un même œuf, qu’elle est constituée d’êtres rationnels qui peuvent faire des choix, que des individus venus de tous les coins du monde pourraient former un ensemble viable par une espèce d’auto organisation. L’utopie canadienne d’aujourd’hui ressemble à cela. Il n’empêche que le modèle universel de développement va du couple homme femme à la famille, puis de la famille à la tribu, à la cité et à la nation. Si l’on peut dire avec Lewis Mumford qu’il existe des cités organiques, telle Sienne en Italie, on peut soutenir à plus forte raison qu’il existe une part d’organicité dans les sociétés, ce qui équivaut à dire qu’elles sont plus que des lieux fonctionnels destinés à abriter indifféremment des robots ou des hommes réduits l’état de grains de sable, de brin d’herbes qu’ils étaient.

On peut tenir pour acquise la polarité unité/diversité dans les collectivités humaines. Le principe d’unité dans ce cas, c’est le peuple fondateur. Il peut normalement présider à un développement par la différenciation dans l’unité, comme tant de peuples européens en a donné l’exemple pendant des siècles.

Entre personnes intelligentes et respectueuses de l’intelligence, on ne saurait être pour ou contre la diversité, la seule question qui se pose est celle de la quantité, de la qualité et de la compatibilité des éléments assemblés …et de la vitesse du processus. Rappelons que la diversité est diverse. La famille de nos voisins compte onze enfants dont les goûts et les talents sont répartis de telle sorte que l’ensemble constitue l’équipe idéale d’une grande entreprise agricole : l’un aime les animaux, un autre le commerce, un autre aime conduire les camions, une autre encore la mécanique, une autre la fine cuisine. La ferme est prospère. On pourrait dans ce contexte considérer la famille Bach comme la conséquence d’un repli identitaire tant les aptitudes pour la musique y étaient répandues. Chaque enfant avait toutefois son style par rapport à celui du père. C’était là une forme plus subtile de diversité dans l’unité. Pour maximiser les chances de la réussite du mélange dans un pays, il faut posséder au plus haut degré la vertu de prudence, laquelle consiste à pressentir l’évolution d’un système complexe particulier.

« Chaque chose, disait Goethe, est éternelle à sa place. » Y compris la diversité. Nous ajouterons : éternelle dans les limites et selon les modalités qui conviennent aux circonstances.

Dans le cas des greffes d’organes, il faut remédier au rejet possible par des procédés artificiels coûteux ayant parfois pour effet de réduire la qualité de la vie des intéressés. Dans toute bonne politique d’immigration, on s’efforce de choisir les personnes qui seront bien accueillies dans leur milieu d’insertion. C’est la raison pour laquelle le multiculturalisme est une politique si dangereuse à moyen et à long terme.

Le couple unité/diversité est indissociable à la vitalité de tout organisme. On peut détruire une nation de deux manières : par l’excès dans la recherche de l’unité ou par l’excès dans la recherche de la diversité.

 La réduction à l’unité

L’Allemagne des années trente est un exemple de réduction à l’unité auquel on revient spontanément et plusieurs profitent de l’occasion pour discréditer le modèle organique dont Hitler se réclamait. C’est toutefois, derrière la rhétorique organique, le modèle mécaniste qui triompha. Hitler a imposé la cohésion à l’aide d’un procédé mécanique tout puissant appelé propagande. Il a transformé le corps social allemand en une masse inerte, ne bougeant que sous ses ordres. Il a en fait remplacé à la fois l’unité et la variété par l’uniformité. Et il comptait sur la génétique pour achever cet attentat contre la vie, une génétique qui à son époque était une pseudo science mais qui aujourd’hui est d’une terrifiante efficacité.

Suite aux grandes conquêtes, la plupart des nations autochtones du monde ont été victimes de la réduction à l’unité , par la nation dominante, ce qui donne un air suspect à des pays comme le Canada qui se présente comme un haut lieu du salut par la diversité.

La réduction à la diversité

On pourrait très bien considérer le malheur actuel de la Syrie comme la conséquence de la diversité extrême qui affligea la Syrie moderne dès son origine. Ce pays est né hétéroclite après l'effondrement de l'empire ottoman, suite à la première guerre mondiale. On a regroupé arbitrairement et artificillement des régions et des cités dont tout permettait de prévoir quelles ne s'entendraient pas.

C'était une forme de multiculturalisme sauvage, mais rien n'interdit de penser que le multiculturalisme actuel n'ait  les mêmes effets, si on n'apprend pas à le modérer en le combinant à l'unité. Dans ses premières réactions à la tuerie de Québec, le Premier ministre du Canada, Justin Trudeau, martelait le mot diversité sans jamais l’associer au mot unité. Il érigeait la diversité en absolu. Cela m’a effrayé. J’y voyais la preuve qu’au Canada le lien vivant entre l’unité et la diversité est à ce point brisé, au détriment de l’unité, que l’avenir en est assombri. Il y avait deux principes d’unité compatibles au Canada, le principe britannique et le principe français. Trudeau père a réduit à néant le principe britannique. Trudeau fils est en train d’achever son œuvre en éradiquant le principe français.

Le principe britannique, c’était l’équivalent canadien de ce que les Américains appelaient le melting pot. Heureuse métaphore qui hélas! été reléguée aux oubliettes sous la poussée de l’idéologie diversitaire. Dans le dictionnaire du CNRS, on donne comme premier sens à melting pot, « brassage, assimilation »,  dans le dernier sens on se limite au mot «brassage» . S’il n’y avait pas eu le melting pot pour accueillir les vagues d’immigrants, les États-Unis seraient-ils devenus une grande puissance ? La crise qu’ils traversent en ce moment ne résulte-t-elle pas du fait qu’ils ont renoncé à l’idéal du melting pot au cours des dernières décennies?

Sans le melting pot que deviendra le Canada ? Faire de la diversité un slogan, voire une devise, équivaut pour les Canadiens, (ceux de l’Ouest en particulier) à accepter à l’avance le risque que le chinois devienne un jour une langue dominante. Le Canada deviendra-t-il donc une tour de Babel horizontale?

 

En cela, comme en toute autre chose humaine, le grand danger est d’ériger une chose relative en absolu. La diversité est une chose relative. La conjoncture au Canada, aux États-Unis (dans ce qu’il en reste) ainsi que dans une grande partie de l’Europe, est plus que jamais favorable à l’érection de cette Tour de Babel en absolu. Les multinationales, plusieurs gauches, les Justin Trudeau et les Emmanuel Macron la célèbrent en chœur! Une idée qu’il faudrait penser et panser est devenue une puissante idéologie à la fois souterraine et bien visible.

La réduction au mécanique [3]

C’est la nouvelle forme de l’idéologie millénariste : respectez inconditionnellement les différences, toutes les différences, au mépris si nécessaire, des ensembles comme la famille et la nation, augmentez l’homme par des technologies et faites-le avancer le plus rapidement possible vers le post humain et ce sera bientôt le paradis sur terre. Ce jour-là, l’homme sera privé de ses racines dans le passé, qui étaient des contraintes, certes, mais aussi des canaux par où passait la vie.

Marxisme, nazisme, progressisme, toutes ces idéologies promettant le paradis sur terre sont funestes. Les hommes étant ce qu’ils sont, ou ce que nous sommes, imparfaits, quand on croit avoir trouvé la méthode pour les conduire au paradis sur terre, il faut en broyer la moitié pour atteindre le but visé.

Partout où il y a de la vie, il y a une diversité qui naît de l’unité. C’est quand on s’éloigne de la vie que l’une et l’autre sont menacées simultanément par l’uniformité de l’objet fabriqué en série. Pour ma part, j’ai commencé à me faire du souci pour la diversité et pour l’unité lorsque qu’un chercheur en médecine vétérinaire m’a appris, au début de la décennie 1980, que son laboratoire était en mesure de produire un grand nombre de vaches Holstein identiques. Depuis, je ne dissocie jamais l’unité et la diversité, j’ouvre un œil critique sur tout ce qui contribue à les dissocier. Des expressions comme faire corps, corps social, ou esprit de corps ne sont pas des idées creuses à mes yeux. Elles nous rappellent qu’en tout organisme vivant, il y a une diversité intégrée à une unité.

Je renvoie ici le lecteur à divers articles où j’ai précisé ma pensée sur ce point.

Le_meilleur_des_mondes

Le_nouveau_clivage

La_rencontre_de_lhomme_et_du_robot

Le_sophisme_pathetique,_les_mots_transfuges

 

N.B.

On peut considérer cet article comme une introduction à nos travaux antérieurs : l’identité vue sous l’angle de l’appartenance.

Le site bilingue Appartenance/belonging

L’appartenance y est définie comme le lien vivant sur un mode poétique à travers de nombreux exemples, comme celui-ci à propos de l’eau et des rites : :

L’eau

Plus que l'air encore, l'eau est un facteur d'unité... ou de division, comme nous le rappelle le mot rival, qui vient de rive. Facteur d'unité: la fontaine, où l'eau coule de source, réunit les habitants du quartier. Facteur de division: entre tel pays et tel autre, et désormais entre la ville et la campagne.

Les rites

Le rite c'est le retour du même, du même repas, de la même cérémonie, de la même prière, de la même fête, dans une durée qui s'écoule, qui change, qui devient constamment autre. Ce sont les rites qui font du temps une image mobile de l'éternité, selon la définition de Platon, et qui, par là, lui donnent un sens, le rendent habitable. Supprimez-en les rites et le temps devient ce fleuve qui coule vers l'abîme, brisant tous les liens vivants sur son passage; car les rites sont aussi d'irremplaçables occasions de rencontre.

Le site interactif : Le citoyen québécois

L’identité y est aussi vue sous l’angle de l’appartenance et l’appartenance y est aussi définie comme le lien vivant, mais dans le cadre d’un projet conçu au départ comme un guide du citoyen où l’accent est mis sur les rapports réels plutôt que sur les rapports virtuels, comme on le voit dans le passage suivant : « La pollinisation est une autre belle image de l’appartenance. Dans une communauté humaine riche, la pollinisation est assurée par la multitude de ces brèves rencontres qui ponctuent la vie quotidienne: à la maison, au marché, au bureau de poste, à l'école, à l'église, au parc, dans la rue, à la librairie, au restaurant. Chaque fois qu'un de ces lieux disparaît, des liens d'appartenance se brisent. »

Ce site, toujours à l’état d’ébauche, nous l’avons lancé il y a quelques années dans l’espoir d’élever le débat sur les valeurs du Québec à un niveau englobant qui réduise les risques de conflit. Nous y avons intégré un projet auquel nous sommes attachés depuis longtemps, le Projet Cervantès, lequel consisterait à présenter en français les grands ouvrages, classiques et contemporains, des cultures représentées au Québec. But et esprit : susciter parmi les nouveaux québécois, l’intérêt pour la culture québécoise en faisant la preuve de notre intérêt pour les autres cultures. Reconnaître pour être reconnu, sans cesser de faire du peuple fondateur le principe d’unité du pays.

 



[1] «La coupe histologique des cellules cancéreuses, uniformes et de structures rudimentaires, ressemble désespérément à la vue aérienne d’une banlieue moderne, avec ses maisons toutes identiques, dessinées sans beaucoup de réflexion, par des architectes dépourvus de culture véritable, à l'occasion d'un concours hâtif.» (Konrad Lorenz, Les huit péchés capitaux de la civilisation, Flammarion, Paris 1973, p.42)

[2]

« On a mis dans la tête des gens que la société relevait de la pensée abstraite alors qu'elle est faite d'habitudes, d'usages, et qu'en broyant ceux-ci sous les meules de la raison, on pulvérise des genres de vie fondés sur une longue tradition, on réduit les individus à l'état d'atomes interchangeables et anonymes. La liberté véritable ne peut avoir qu'un contenu concret: elle est faite d'équilibres entre des petites appartenances, de menues solidarités: ce contre quoi les idées théoriques qu'on proclame rationnelles s'acharnent; quand elles sont parvenues à leurs fins, il ne reste plus qu'à s'entre-détruire. Nous observons aujourd'hui le résultat. » Claude Lévi-Strauss, De près et de loin

 [3] «Très noble en principe, surtout quand on la formule dans les couloirs feutrés d'un parlement loin des quartiers chauds, un verre de martini à la main, l'idée de multiculturalisme pèche par le fait qu'elle est définie superficiellement et qu'elle introduit dans le corps social, et la culture qui donne sens et cohésion à ce dernier, un élément fragmenteur qui s'appelle le vouloir individuel absolu. Le vouloir d'un électron libre de choisir ses allégeances, de fabriquer sa pâte identitaire comme on commande un repas à la carte. C'est la modernité qui multiplie à l'infini les appartenances et crée une illusion d'unité par gonflement d'un langage diplomatique et flou auquel tous entendent ce qu'ils veulent bien entendre. C'est le village global aux multiples traditions populaires déracinées et réduites à l'état de caricature. Toute racine lui est odieuse, toute définition dangereuse, toute verticalité un démenti à sa Weltanschaung festive, technicienne et horizontale.» Jean-Philippe Trottier, Source

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