Vue d'ensemble

Jacques Dufresne

Cette vue d'ensemble sur la médecine est un plaidoyer en faveur de la relativisation de la médecine occidentale moderne: tout n'est pas aussi irrationnel qu'on l'a cru dans les autres médecines et tout n'est pas aussi rationnel qu'on le croit encore dans la médecine occidentale.

Vers le milieu du XXe siècle, le triomphe de la médecine occidentale contemporaine et de la conception de la santé qui s'y rattache paraissait si définitif que la curiosité pour les autres systèmes - ceux du passé comme ceux des autres cultures - devint l'apanage exclusif d'une poignée d'historiens et d'anthropologues. À quoi bon s'intéresser à des traitements pré-scientifiques plus ou moins enrobés de magie quand on a à sa portée des méthodes objectives pour guérir les infections, prévenir les épidémies aussi bien que pour soigner efficacement les grands blessés?

Pour diverses raisons, que nous ne pouvons pas expliciter ici, le sens du relatif à l'égard de la médecine occidentale a progressivement refait surface, partout dans le monde, aux cours des trente dernières années. Sans aller jusqu'à placer cette médecine sur le même plan que toutes les autres, on reconnaît qu'elle est, elle aussi, largement tributaire du contexte culturel dans lequel elle se développe. Parallèlement, on découvre un sens et une efficacité dans des thérapies considérées hier encore comme folkloriques.

C'est souvent la médecine scientifique elle-même qui réhabilite ces thérapies. Dans l'imaginaire contemporain, la saignée, dont Molière se moquait déjà, symbolise tout le ridicule de la médecine traditionnelle. Les transfusions, de sang ou de sérum, symbolisent au contraire le sérieux, l'efficacité de la médecine contemporaine. Ce qu'on aperçoit d'abord dans les temples modernes de la guérison, les chambres d'hôpitaux, ce sont des flacons et des tubes.

Or, d'une part, les médecins compétents sont de plus en plus prudents dans la prescription des transfusions, ils en connaissent de mieux en mieux les dangers et d'autre part, ils ne craignent plus de prescrire la saignée. Elle est par exemple considérée comme le traitement le plus efficace de l'hémochromatose, une maladie héréditaire beaucoup plus répandue qu'on ne le croyait il y a quelques années.

De nombreuses thérapies traditionnelles ont aussi été réhabilitées, soit par la médecine officielle elle-même, soit à la suite d'expériences menées hors de cette médecine. Il n'en fallait pas davantage pour que les autres médecines, celles de notre propre passé comme celles des autres cultures, s'imposent à l'attention, non plus comme simples curiosités historiques ou ethnologiques, mais comme moyen de guérir les maux actuels et de combler les lacunes dans la conception actuelle de la santé et de la maladie, jugée trop mécaniste ou trop réductrice. Dans cette perspective, le passé de la médecine et des conceptions de la santé représente un espoir pour l'avenir de chacun.

Dans la plupart des cultures primitives, la conception qu'on se faisait de la santé et de la maladie était indissociable de l'ensemble de la vision du monde. La maladie trouvait sa signification dans un grand récit mythique relatant les origines du cosmos. Les rites conduisant à la guérison avaient de leur côté un rapport avec l'ensemble de la vie sociale et culturelle du groupe.

Chez ces mêmes peuples primitifs, nous disent les ethnologues, la maladie était expliquée tantôt par la pénétration d'un objet-maladie, tantôt par la perte de l'âme, tantôt par la possession démoniaque, tantôt par la violation d'un tabou, tantôt enfin par la sorcellerie et la magie. Chez les Babyloniens, l'explication par la possession démoniaque conduisait à des traitements qui rappellent les huiles de foie de morue et autres substances repoussantes dont bien des enfants font encore l'expérience de nos jours. On prescrivait les potions les plus dégoûtantes - jusqu'à des excréments - dans le but d'incommoder et de déloger l'intrus-porteur-de-la-maladie. Chez d'autres peuples, c'est l'explication par la perte de l'âme qui était retenue; il arrivait que l'on prescrive les mets les plus exquis en vue de ramener l'âme envolée dans le corps qu'elle avait rendue malade en le quittant. Qui voudrait soutenir que les bons plats n'ont pas conservé quelque valeur curative?

Les guérisseurs et les chamans étaient souvent des sorciers et des magiciens. Dans le célèbre roman africain Chaka on voit plusieurs de ces sorciers à l'oeuvre, tantôt apportant la maladie, tantôt l'éloignant.

Bien des pratiques qui nous auraient paru purement magiques, il y a cent ans, enferment une rationalité qui nous semble aujourd'hui manifeste. C'est le cas en particulier du Festival des rêves chez les Hurons. Voici l'explication qu'en donne Henri F. Ellenberger à partir de récits qu'on trouve dans les Relations des Jésuites.

«Les Hurons distinguaient trois causes de maladie: les causes naturelles, la sorcellerie, les désirs insatisfaits. L'individu avait conscience de certains de ses désirs insatisfaits; d'autres, appelés ondinnonk, restaient inconscients, mais pouvaient lui être révélés par ses rêves. Il pouvait toutefois oublier ces rêves, et certains désirs insatisfaits ne se manifestaient même pas en rêve. Des devins, appelés les saokata, étaient capables de découvrir ces désirs insatisfaits en regardant, par exemple, dans un récipient rempli d'eau. Quand le malade était atteint d'une maladie fatale, les devins déclaraient que l'objet de son désir était impossible à atteindre. Quand il avait quelques chances de guérir, ils énuméraient divers objets susceptibles d'être désirés par le malade et l'on organisait un "Festival des Rêves". On faisait cadeau au malade des objets ainsi recueillis, ceci au cours d'un banquet agrémenté de danses et d'autres manifestations de joie collective. Il n'était pas question de restituer ces objets aux donateurs. Ainsi le malade retrouvait non seulement la santé, tous ses désirs satisfaits, mais il en sortait parfois enrichi. Certains donateurs, par contre, pouvaient tomber malades à leur tour et rêver qu'ils recevaient une compensation pour les pertes qu'ils avaient subies. Un "Festival des Rêves" était ainsi un mélange de thérapeutique, de réjouissances collectives et d'échange de biens.»

C'est évidemment à dessein qu'Ellenberger emploie le mot inconscient dans son analyse. Il ne fait aucun doute à ses yeux qu'il faut considérer le Festival des rêves comme une préfiguration de la psychiatrie dynamique, c'est-à-dire celle où l'on mise sur les forces du psychisme pour obtenir la guérison.

C'est aussi dans un univers mythique que la grande tradition médicale occidentale a ses racines. En Occident, comme dans les cultures primitives, tout commence chez les dieux, plus précisément dans la famille du dieu grec de la médecine, Asclépios. On lui prête deux filles: Hygée et Panacée. Hygée, d'où vient notre mot hygiène, symbolise le pôle préventif, Panacée, mot grec signifiant médicament, la médecine curative. Prévention et soins, les deux tendances entre lesquelles la médecine oscille encore en Occident...

Il semble bien que c'est d'abord par sa joie de vivre qu'Hygée répandait autour d'elle le goût de la santé. Dans l'Encyclopédie française du XIXe siècle, on la présente comme «une jeune nymphe, à l'oeil vif et riant, au teint frais et vermeil, à la taille légère, riche d'un embonpoint de chair, mais non chargée d'obésité, portant sur la main droite un coq et de l'autre un bâton entouré d'un serpent, emblème de la vigilance et de la prudence». Quant à Panacée, elle était sûrement aussi rayonnante qu'Hygée puisqu'elle avait la réputation de guérir tous les maux.

Comment, avec de telles guides, résister à la tentation de commencer en Grèce ce voyage à destination de la santé?

Asclépios et ses filles appartiennent à la lignée d'Apollon, dieu de l'intelligence rationnelle, qui préfigure déjà la science telle qu'on la concevra un jour en Occident. Il y avait toutefois en Grèce une autre lignée de thérapeutes, celle d'Hermès, dieu de la communication, de l'intelligence intuitive, maître des rapports complexes entre une âme remplie de mystères et un corps étonnamment sensible aux mouvements de cette âme.

Gardons-nous cependant de réduire ces symboles à des concepts utilitaires semblables à ceux auxquels les planificateurs d'aujourd'hui ont recours. L'intérêt des mythes tient à leur aspect fantaisiste, au flou qui les entoure. Selon certaines sources, par exemple, Panacée est la fille et non la soeur d'Hygée, ce qui marque une antériorité de la prévention par rapport aux traitements. À travers ce flou, on peut tout de même entrevoir la recherche de l'équilibre qui caractérisera l'univers grec de la santé. Équilibre entre Hygée et Panacée, entre Apollon et Hermès, bien sûr, mais aussi entre un interventionnisme démesuré, dont on voit beaucoup d'exemples dans les pays riches d'aujourd'hui, et une résignation excessive dont une certaine Inde ne s'est jamais départie.

C'est au souci qu'ils auront de cet équilibre que l'on reconnaîtra à travers l'histoire les grands artisans de la santé: Hippocrate, Pasteur, Florence Nightingale, Virchow, Dubos et tant d'autres que nous retrouverons tout au long de cette route.

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