Lumière grecque sur les rapports hommes/femmes et le malheur

Jacques Dufresne

L'autre, un roman de Charles Le Blanc

Je redécouvre en ce moment deux auteurs qui ont en commun d’avoir lu attentivement Homère et les tragiques grecs en plus d’être écrivains, philosophes, polyglottes, traducteurs : George Steiner, décédé le 3 février 2020 après avoir écrit une trentaine de livres et une multitude d’articles, et Charles Le Blanc, professeur à l’université d’Ottawa, lui aussi auteur prolifique. Il publiait en 2019 Histoire naturelle de la traduction aux éditions Les belles lettres à Paris et tout récemment, aux éditions Vents d’Ouest, à Gatineau, un roman intitulé L’Autre C’est à ce roman que je veux m’arrêter. Il évoque une conception du mal ayant bien des affinités avec celle de Steiner, dont je parlerai dans un autre article.

Le personnage principal de L’Autre est un professeur d’université bon chic bon genre, médiocrement admirable, correct à tous égards ou presque, spécialiste compétent des lettres classiques, original et peut-être même exceptionnel en ce sens que tout en se réjouissant de l’effet libérateur de la culture, il est sans illusions sur les conformistes de son espèce : « Il ne lui était jamais apparu de posséder une intelligence si éminente, l'esprit si perçant, qu'il eût pu saisir au vol les idées à peine ébauchées, les compléter et leur donner une vie nouvelle. On l'a vu, il était plutôt médiocre dans la forme et dans le fond. Il avait bien voulu, au départ, viser quelque renom impérissable, mais la difficulté avec la gloire posthume est que l'on doit en être digne de son vivant. »[1]

Au cours de l’un de ses séjours annuels dans sa ville natale, Québec, le Vieux Québec plus précisément, le professeur rencontre son double. Le lecteur averti fait le lien avec Le portrait de Dorian Gray, (1890) d’Oscar Wilde. Dorian est ce jeune dandy, séduit par un mentor aux mœurs un peu trop libres pour l’époque; il devient jaloux du portrait qu’un peintre, ami de son mentor, a fait de lui.  Charles Le Blanc ne cache pas sa dette à l’endroit d’Oscar Wilde, signe d’une honnêteté intellectuelle qui ajoute de la valeur à une œuvre qui retient déjà l’attention aussi bien par l’intrigue, que par la qualité de la langue, une érudition bien exploitée et le sens de la formule. Il fait également allusion à La Bruyère. Il aime bien lui aussi disserter sur les vertus et les vices après avoir décrit un caractère et c’est l’un des charmes de son livre.

L’autre dans le roman ce n’est toutefois pas un tableau de maître, mais un personnage bien vivant, à la fois le contraire du professeur et son sosie. C’est plutôt le professeur qui est un tableau, non de maître, mais de maîtrise de soi. Est-ce son âme que ce maître de lui-même  cherche dans l’autre ? La première phrase du roman en indique bien le ton et les contrastes, les va et vient entre des pensées bien ciselées, souvent profondes et des descriptions, également bien ciselées :  « Aristote disait de l’amitié qu’elle est une âme qui anime deux corps. Faut-il pour cela conclure que l’amour est un corps qui anime deux âmes. » Suit la description d’une alcôve dans un bar où adolescents, le professeur et son double, s’étaient initiés simultanément aux plaisirs défendus et à la philosophie : « C’était à une époque dissolue, quand on ne faisait pas trop de cas des choses sérieuses et où l’on croyait que Kant avait été rendu célèbre par son apéritif catégorique, un temps où il fallait tout essayer surtout les infortunes de la vertu. Une lourde lampe art déco diffusait vers cette alcôve une lumière délicatement ambrée, propice aux confidences sentimentales, peu aux déclarations trop explicites. Sur les murs, placés avec goût, plusieurs cadres : une gravure d’une femme dressant un singe, une photo de Greta Garbo, un fusain magnifique montrant deux femmes nues, l’une près de l’autre, et qui exposaient des rondeurs toutes baroques. »[2]

L’autre a raté sa vie, son apprentissage ayant consisté, dans les bars, à écouter des conversations entre amoureux mal réconciliés et à chercher un sens à sa vie dans les bras des dames qui lui consentaient des rabais. Charles Le Blanc ne nous épargne pas les épisodes crus de rigueur dans tout roman contemporain, mais il a le chic de les insérer dans un écrin de mots latins, tirés des Métamorphoses d’Ovide. Il pousse aussi la lucidité jusqu’à décrire une scène où l’autre assassine une femme légère, de l’âge des étudiantes du professeur. Sam, Samantha de son plein nom, avait pourtant eu la bonté de venir le rejoindre dans son appartement décrépi. On aura compris que dans cette phase du roman, l’âme du professeur habite le corps de son ami l’autre.

La scène n’a rien de shakespearien. Son intérêt tient au fait que le professeur se demande pourquoi, étant né dans le même milieu que l’autre, il n’a pas dérivé vers le même abîme. Il en vient même à penser que le sommet qu’il atteint est lui-même un abîme inversé. Le mal souffle où il veut, semble-t-il nous dire. N’allons pas trop vite aux généralisations. Ce livre est un roman et non un cours d’éthique ou un traité de droit. Charles Le Blanc ne tente pas de disculper l’assassin ni de nier sa liberté, ni même d’expliquer son acte par l’alcool, la drogue où le milieu défavorisé dans lequel il a grandi. On apprendra d’ailleurs plus tard que le pauvre homme sera interné dans un hôpital psychiatrique et non en prison. L’auteur se limite à évoquer le mal. Le mal, souvent assaisonné de folie, n’est-il pas ce qui échappe à toutes les explications que l’on peut donner de ses manifestations concrètes. Pourquoi l’homme qui a trouvé le bonheur dans les bras d’une femme en est-il réduit à étrangler cet être cher ?  D’où vient la tornade par laquelle il a été emporté. Il faut tout de même présumer qu’il a agi librement, même si l’on sait que la fatalité, ce que nous appelons aujourd’hui le déterminisme, pourrait lui fournir mille excuses. C’est la leçon que les tragédies grecques ont donné à l’humanité. Cela ne nous dispense pas de chercher les causes du mal pour être en mesure de le prévenir, mais cela devrait nous protéger contre la tentation de ces explications qui, faisant une trop grande part à la liberté, nous incite à réduire le coupable à son acte et à l’exclure d’une humanité dont nous partageons pourtant l’imperfection. Là se trouve la force du roman. L’autre, dans ce qu’il a de plus ignoble, c’est aussi moi, ou du moins celui que j’aurais pu devenir si le hasard tout autant que ma volonté ne m’avaient pas conduit sur un sentier ascendant. Charles Le Blanc va encore plus en profondeur : ayant connu le malheur pour l’avoir causé, l’autre, étant plus proche de son néant, se connaît mieux-lui-même que le distingué professeur. « Lesterait-on nos vies de la charge de leurs malheurs que, plus légères, elles seraient emportées par la moindre bourrasque, et deviendraient ainsi superficielles, de sorte que ce sont ces malheurs qui nous ancrent à la terre, qui nous permettent de diriger nos pas, de faire en sorte que nos vies soient davantage qu'une plume affolée par le souffle de nos caprices, sans cap ni boussole. Les plaisirs sont communs à tous : le boire, le manger, l'amour. Seuls les malheurs individualisent et font de nous la personne unique que nous sommes. Tout homme est son fardeau. »[3]

D’où une compassion supérieure : au lieu d’exclure le criminel de l’humanité, nous élargissons notre propre humanité en l’y incorporant, sans pour autant l’excuser. Le malheur rachète ainsi le mal. « Il se demanda quels graves malheurs avaient pu rendre l'autre ce qu'il était et quelles circonstances accablantes avaient fait de lui l'homme qu'il était devenu. Malgré leur ressemblance fantastique, il devait subsister entre lui, le professeur distingué, et l'autre le gueux misérable, une disproportion dans le malheur, un quelconque contraste dans l'infélicité. Voilà peut-être la raison de sa métamorphose: prendre la mesure du malheur d'autrui, devenir vraiment l'autre dans un sens christique confirmé, original. Puisque nous avons besoin des autres pour devenir ce que nous sommes, pensée dont son travail de professeur l'avait convaincu, il était raisonnable de croire que son devenir-autre devait déboucher sur un devenir-soi plus fort, plus vrai.» [4]

 

 


[1]Charrles Le Blanc, L’autre, Vents d’Ouest, Gatineau, p.24

[2] Ibid., p.140

[3] Ibid., p.103

[4] Ibid., p.104

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