La pensée de Klages

Jacques Dufresne
Voici une philosophie qui nous parâit de plus en plus étrange au fur et à mesure que tout en nous et hors de nous devient machine.

Quelques grands penseurs, dont Nietzsche après Goethe, ont compris à la fois l’importance de la vie en tant que qualité et le risque auquel s’exposait l’humanité en réduisant la vie à ce que la science objective peut nous apprendre à son sujet. Au moins un grand philosophe contemporain, Ludwig Klages, aura fait l’effort de penser la vie en tant que qualité, dans le cadre d’une oeuvre comparable à celle de Hegel par son ampleur, son architecture et sa rigueur.
Seule la vie peut reconnaître la vie, dit en substance Klages. Le regard qui porte en guise de verres une grille mécaniste ne peut voir que des rouages et des forces. Les êtres vivants ne sont que des machines en mouvement si nous les regardons d’un regard qui ne peut et ne veut voir en eux que des rouages et des forces. Ils ont une âme si nous les regardons nous-mêmes d’un regard animé. Et s’il y a des raisons de penser que nous projetons notre âme en eux, il y en a encore plus d’affirmer que les lois quantitatives que nous croyons y apercevoir sont de pures constructions de notre esprit.
«Le corps vivant, écrit Ludwig Klages, est une machine dans la mesure où nous le saisissons et il demeure à jamais insaisissable dans la mesure où il est vivant. [...] De même que l’onde longitudinale n’est pas le son lui-même mais l’aspect quantifiable du support objectif du son, de même le processus physico-chimique dans le corps cellulaire n’est pas la vie elle-même de ce corps mais le résidu quantifiable de son support objectif.» Pour bien comprendre cette citation, il faut noter que le verbe allemand begreifen, traduit par saisir, désigne, dans le contexte où il est employé, l’acte de l’esprit analytique, réducteur, par opposition à l’acte de l’âme. Quand Klages écrit que le vivant est insaisissable, (unbegreiflich) il ne veut pas dire qu’il est inconnaissable, mais qu’il est, en tant que vivant, hors de la portée de l’esprit qui analyse. La distinction faite ici entre l’âme capable d’établir un rapport intime avec la vie, et l’esprit condamné à n’en saisir que le support objectif, renvoie à un dualisme métaphysique où l’esprit apparaît comme l’adversaire irréductible et éternel de la vie. En raison de la rigidité qui la caractérise, cette partie de la pensée de Klages est peut-être la moins intéressante.
Le rapport entre la vie et l’esprit prend aussi la forme d’un dualisme psychologique qui présente le plus grand intérêt, même pour celui qui n’en accepte pas les présupposés métaphysiques. L’âme est unie au corps par un lien encore plus étroit que l’union substantielle d’Aristote. L’âme est le sens du corps et le corps est le signe de l’âme. Le corps exprime donc l’âme. En ce sens, l’âme est à la périphérie du corps plutôt qu’en son centre. D’où l’importance pour Klages de tous les modes d’expression du corps, de l’écriture par exemple, «cette synthèse immobile des mouvements de l’âme.»
L’esprit est l’adversaire de l’âme. Ils cohabitent dans le moi. L’âme est la source des mobiles de libération (abandon, amour, création) tandis que l’esprit, siège de la volonté, est la source des mobiles d’affirmation de soi (activité, extériorité, intelligence qui glace et décompose). Pendant longtemps, l’âme et l’esprit ont cohabité dans l’équilibre et l’harmonie. L’avènement de la philosophie grecque classique a marqué la rupture de l’équilibre en faveur de l’esprit. D’où, toujours selon Klages, la montée, en Occident du moins, d’un ascétisme vengeur à l’égard de la vie et d’une forme de connaissance centrée sur le concept et la saisie intellectuelle plutôt que sur l’âme et sur les images, qui sont l’âme des événements cosmiques. Comparant l’Occident à l’Orient, Klages dira qu’en Occident, l’esprit a désanimé le corps, tandis qu’en Orient il a désomatisé l’âme.
La conception mécaniste du monde et le règne de la technique sont aux yeux de Klages la conséquence ou la manifestation de l’hypertrophie de l’esprit, à laquelle correspond dans l’action une importance démesurée des mobiles volontaires ou d’affirmation de soi.
Pendant ce temps, l’âme subit à l’intérieur de l’homme un sort semblable à celui de la vie sur la planète terre: elle se rétrécit comme une peau de chagrin, et avec elle disparaît le seul mode de connaissance de la vie que possède l’être humain.
La vie est inconcevable. On l’éprouve. On ne la définit pas. Mais on peut réfléchir sur la vie qu’on éprouve et élaborer à partir de cette réflexion une science de la vie qui ne devra rien à la saisie intellectuelle.
La connaissance vitale est l’éveil de l’âme. La sensation proprement dite appartient au corps; elle ne saisit que des différences d’intensité, non de qualité. Elle n’existe pas à l’état pur. Elle est toujours associée à la contemplation, ou intuition (schauen, en allemand). Celle-ci appréhende les qualités et les âmes.
Klages semble renouer avec l’animisme. Alors que nous avons tendance à chosifier les réalités vivantes, il a plutôt tendance à rendre leur âme à des réalités qu’il préférera appeler événements plutôt que choses. «Toute âme, écrit-il, ne peut se réaliser qu’en s’incarnant dans un corps. Toute apparence sensible est nécessairement animée. [...] L’ensemble du monde des qualités, et par conséquent aussi des images, existe dans l’événement pur. Mais à l’état de non-délivrance. Il se transforme en apparition grâce au fait de l’union de cet événement cosmique avec les âmes». Ainsi donc, la métaphore qui est au centre de la philosophie klagésienne de la connaissance est celle de l’enfantement. L’âme accouche de l’événement qui s’est déposé en elle, inachevé.
Le sentiment d’étrangeté que nous éprouvons en face d’une telle théorie commence à se dissiper dès lors que nous nous tournons vers des formes de rapport au monde ou à la vie, qui sont de la plus haute importance pour nous, mais dont les théories de la connaissance les plus accréditées, toutes fondées sur la saisie intellectuelle, sont incapables de rendre compte. Voici le chat qui, au premier beau jour du printemps, va se percher à l’endroit précis, la clôture de votre jardin par exemple, d’où il pourra vous briser le coeur par son abandon à la joie de vivre. Un rayon de soleil tombant sur un tableau, un meuble, un plat de fruits peut avoir le même effet sur nous; un coucher de soleil et un visage aimé à plus forte raison. Que seraient nos existences sans ces petites extases que nous vivons comme autant de miracles au coeur de notre vie quotidienne? N’avons-nous pas dans ces moments le sentiment que s’opère une fusion entre notre âme et le monde, au terme de laquelle l’événement, qui ne nous était que présenté devient, enfanté par notre âme, une présence? Il existe, précise Klages, un lien polaire entre l’événement et l’âme, lesquels sont attirés l’un vers l’autre comme l’oiseau migrateur est attiré par son aire de nidification.
«C’est l’image de l’eau qui pousse le caneton vers la mare, c’est l’image de la bien-aimée, du ciel et des astres qui fait rêver et chanter le poète.» C’est l’image du paysage familier qui nous attirera, tel un aimant, nous dispensant de faire un effort de volonté pour partir en promenade. De la même manière, c’est l’image de la cuisine, si elle est vivante, qui nous tirera du lit le matin. Si notre environnement physique et symbolique était omni-vivant, nous pourrions nous acquitter de nos tâches quotidiennes avec un minimum d’efforts de volonté.
L’âme liée à l’événement vivant par lien polaire est fécondée par lui en même temps qu’elle le féconde. Elle reçoit de lui l’énergie grâce à laquelle elle se dirige vers lui. Voilà pourquoi nous revenons reposés d’une promenade dans un lieu, attrayant pour l’être vivant que nous sommes. Ce lieu peut être aussi bien un paysage sauvage qu’une ville comme Paris, où l’on marcherait indéfiniment sans fatigue, parce qu’on y est porté, telle une embarcation légère sur la mer, par une succession de sensations agréables et vivifiantes.
Le lien polaire constitue l’essentiel d’une existence comme celle de Chouinard ou d’Ulysse. Sa disparition progressive est un facteur de déshumanisation en même temps que de dévitalisation. Son absence totale enlève tout sens à la vie. Quand, après avoir évoqué un environnement urbain privé des couleurs et des rythmes de la vie, Mumford note que la volonté de vivre elle-même est vaincue («the will to live is defeated») il pense et sent comme Klages. Peut-être même nous donne-t-il ainsi la seule bonne explication du suicide dans nos sociétés riches et hautement technicisées, et non seulement du suicide, mais de toutes ces morts lentes que nous appelons santé et longévité.

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