Le culte du record
Ce phénomène n'est pas anodin. Il illustre, en l'enseignant à l'humanité entière, une philosophie qui, condition des plus grands succès de podium, est aussi la cause de bien des malheurs pour les individus et de bien des dangers pour l'espèce.
Voyez le canneton qui, à peine sorti de son oeuf, court vers la mare la plus proche. Et voyez l'enfant qui, sur la plage, aperçoit la mer et court vers elle. La volonté est absente dans le cas du canneton. L'instinct seul determine le mouvement. Dans le cas de l'enfant, son rôle est négligeable. Dans l'un et l'autre cas, l'image du monde, la mare, la mer, indique le but du mouvement et le facilite mystérieusement. Une pièce vivante dans une maison exerce sur nous le même attrait fécond.
Les poids et haltères ont plutôt pour effet de nous repousser, du moins si nous ne sommes pas des Hercules de naissance. Pour les soulever de manière répétitive, il nous faut faire des efforts de volonté, efforts dont le but n'appartient pas à la sphère de la vie, mais à celle de la quantité, car il s'agit d'un exploit vérifié par des mesures chiffrées, d'un dépassement objectif de soi-même et un jour, peut-être, du record mondial.
Le plaisir, dans ce cas, est aussi bien différent de celui qui accompagne la course de l'enfant vers la mer. Dans ce dernier cas, le plaisir est l'émoi de la nature lorsqu'elle s'accomplit. Un tel plaisir est l'expression de la vie universelle. Le plaisir qui accompagne un acte volontaire est une satisfaction du moi. Spinoza disait que «la béatitude n'est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même». On peut dire que le plaisir de nature n'est pas la récompense d'un acte, mais cet acte lui-même. Tandis que le plaisir de l'haltérophile est la récompense de ses actes, par rapport auxquels il demeure extérieur.
Accomplissement dans un cas, performance dans l'autre. Pour Ludwig Klages, un grand maître dans les analyses de ce genre, le culte du record, de la performance, est un phénomène hystérique. Il témoigne d'une grande pauvreté vitale compensée par la complaisance dans le formalisme et le besoin de représentation. «La personnalité hystérique écrit Klages, est caractérisée par la réaction du besoin de représentation sur le sentiment de l'impuissance à vivre». Incapable de jouir du plaisir de naturel, qui n'a pas besoin de s'offrir en spectacle pour exister, le recordman obtient en progressant sur l'échelle chiffrée un plaisir égotiste si peu authentique qu'il a besoin de l'approbation de spectateurs pour se rassurer sur lui-même»1. Un trait décisif de l'attitude de l'hystérique, c'est la dépendance à l'endroit du spectateur. Il est un porteur de masque chez lequel le masque serait devenu chair, ou plutôt derrière le masque duquel se trouve, non un être vivant, mais un engrenage prêt à suivre les injonctions du masque.»2
Notes
1) Klages, Ludwig, Les principes de la caractérologie, Delachaux et Niestley, Paris 1950, p. 113.
2) Ibid.