Les Québécois dans le miroir de Leonard Cohen
L’identification des Québécois à Leonard Cohen n’a pas fini de m’étonner. J’entends encore Christiane Charrette expliquant à Catherine Perrin pourquoi les Québécois francophones ont des affinités électives avec ce barde et pourquoi aussi personne au monde n’a été mieux préparé qu’eux à le comprendre et à l’aimer. J’entends encore Catherine Perrin, de retour à son micro le lundi suivant racontant qu’elle a passé sa fin de semaine à écouter Leonard Cohen. Tout le Québec qui écoute m’a semblé partager cet enthousiasme, y compris un ami anglophone, fervent catholique qui m’a fait découvrir ce poème sur Bernadette Soubirous.
There was a child named Bernadette
I heard the story long ago
She saw the queen of heaven once
And kept the vision in her soul
No one believed what she had seen
No one believed what she heard
But there were sorrows to be healed
And mercy, mercy in this world
So many hearts I find, broke like yours and mine
Torn by what we have done and can't undo
I just want to hold you, won't you let me hold you
Like Bernadette would do[1]
Je crois relire Villon :
«Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis»
Si spontané et unanime qu’ait été ici l'enthousiasme pour Cohen, il demeure pourtant étonnant, Cohen n’ayant contre les religions de son enfance, juive et catholique, aucune trace de ce rejet allant presque de soi chez tant de Québécois. Qui se regarde dans le miroir Cohen se voit en compagnie de David, d’Abraham, d’Isaac, de Jean d’Arc, de Catherine Tekakwitha, de Jean de Brébeuf, d’alleluia, de amen, d’âmes immortelles, de la mort aimée, de la beauté du désir, du désir de beauté, de gloires, de fiascos, d’humilité... de lampions et de méditation zen. (Cohen a intégré la méditation à sa vie, il a vécu cinq ans dans un monastère bouddhiste, mais de toute évidence, le vide, loin du désir, n’était pas son élément.)
Un tel tableau serait le reflet des Québécois, comment le croire sans présumer qu’il est demeuré leur idéal, mais inavoué ? Au lieu de se couper de ses racines pour dire sa révolte, Cohen se les approprient pour en faire les métaphores de sa liberté… et de la condition humaine. Quand on lit son poème Bernadette, on ne se sent pas tenu de croire aux apparitions, ni incité à ne pas y croire, on se réjouit, en la croyant sur parole, de ce qu’une adolescente ait pu vivre une telle illumination au milieu des sources et des forêts pyrénéennes.
C’est le Cohen inspiré des poèmes et des chansons que je viens d’évoquer. Ce Cohen est bien différent de celui de la vie quotidienne et des romans, tel Beautiful Losers. Vu sous l’angle de ce roman de jeunesse, Cohen apparaît comme un être en proie aux phantasmes de la misère d’aimer. La plupart de ceux qui aiment la poésie de Verlaine et de Rimbaud devinent ce qu’a été la prose leurs amours, éprouvent-ils pour autant le besoin de se la représenter ? L. Cohen mérite le même respect et…la même distance. Mutatis mutandis, il faut le lire à travers ces vers de Baudelaire, dans Les fleurs du mal :
Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses.
Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Misère d’aimer à l’âge de la mulnutrition des sens, à un moment de l’histoire où eros ostracisé du temps quotidien, par la vitesse et l’efficacité, se réfugie dans le rapport le plus intime et lui demande l’absolu. Reste que cette misère si sombre soit-elle, est préférable, parce qu’elle est encore charnelle, aux chocs électriques entre robots qu’on nous propose comme perspective d’avenir.
«No one believed what she (Bernadette) had seen.» Les gens pensaient que c’était là une illusion. Ils penseront aussi que l’amour éternel liant Cohen à Marianne fut une illusion. «Marianne, le temps où nous sommes si vieux et où nos corps s’effondrent est venu, et je pense que je vais te suivre très bientôt. Sache que je suis si près derrière toi que si tu tends la main, je pense que tu pourras atteindre la mienne. Tu sais que je t’ai toujours aimée pour ta beauté et ta sagesse, je n’ai pas besoin d’en dire plus à ce sujet car tu sais déjà tout cela. Maintenant, je veux seulement te souhaiter un très bon voyage. Adieu, ma vieille amie. Mon amour éternel, nous nous reverrons”. Le génie de Leonard Cohen est de rendre de telles illusions fécondes:
«Mais qu'est-ce qu'une illusion? Existe-t-il en ce monde un seul bien, depuis les objets matériels jusqu'aux choses de l'âme et de l'esprit, que notre désir et notre attente ne colorent pas des prestiges de l'imaginaire ?
‘’L'illusion, disait Claudel, est le pressentiment de ce qui est à travers ce qui n'est pas.’’ Et là réside sa fécondité, à condition de traverser ce qui n'est pas pour rejoindre ce qui est. Les inévitables désillusions de la vie terrestre agissent comme une meule qui, suivant la trempe de l'âme, émousse ce pressentiment jusqu'au néant ou l'aiguise jusqu'à l'éternel. ». [2]