Les larmes de Gaia
Feuilletant l’album photo de ma mémoire à la recherche des premières images m’ayant inspiré un culte de la beauté, j’ai trouvé deux peintures de Botticelli (La Naissance de Vénus et Le Printemps), une sculpture de Michelangelo (David) et un paysage de campagne scintillant au soleil levant comme une constellation d’étoiles liquides. Sans manquer de respect pour les deux maîtres italiens, c’est du champ d’étoiles que je vais parler.
Nous sommes aux mois sombres du calendrier, en Bretagne, au début des années soixante, dans un pensionnat de garçons situé dans un ancien couvent de Franciscains fondé au XIIIe siècle. Il est sept heures du matin, il fait encore nuit. Les pensionnaires descendent des dortoirs en rangs silencieux sous l’oeil vigilant du surveillant qui ne manquera pas de leur flanquer un quart d’heure de « piquet » s’ils échangent un mot ou ne gardent pas les mains derrière le dos. En bas de l’escalier de pierre, ils doivent tourner à droite pour s’engouffrer dans le long cloître bordé de grilles rouillées qui mène à la chapelle où ils resteront trente minutes pour la prière du matin.
Profitant de l’embrasure d’une porte qui échappe à la lumière blafarde de l’escalier, juste avant le cloître, un élève sort furtivement des rangs et, tapi dans l’ombre, attend que la morne colonne se soit éloignée. Il a en tête une tout autre prière dans une tout autre chapelle. Deux grandes portes permettent de franchir les hauts murs de pierre entourant le quadrilatère du collège : le majestueux portail de l’entrée principale qui passe devant la loge du concierge et, sur une autre façade, une porte de service plus discrète donnant sur une rue étroite et peu éclairée. Dans l’ombre, le coeur battant, le jeune garçon sort de sa poche la clé de la porte moins fréquentée par laquelle il est déjà maintes fois venu au monde. Comme un talisman, la clé qu’il a en main lui est plus précieuse que tout. La cour centrale qu’il doit traverser est déserte, il s’élance…
Chaque minute compte. La porte franchie, c’est à la course que, par un dédale de rues étroites, il atteint en dix minutes les limites de la ville et les premiers chemins de campagne.
À flanc de coteau, reprenant son souffle à la lisière d’un petit champ, son regard s’attarde sur la délicate arborescence des nervures blanc jaunâtre qui découpent le vert cireux des feuilles de choux sur lesquelles le moindre frisson d’air fait rouler des larmes cristallines gonflées par la coalescence de perles de rosée. À l’instant précis où le pâle soleil d’hiver se lève, le champ tout entier s’illumine et scintille pendant que des milliers d’arcs-en-ciel miniatures s’allument sur les feuilles. Sans le savoir, l’enfant pèlerin est à Compostelle, Campus Stellae et, dans l’égouttement des feuilles, la Terre pleure de joie.
Quand les deux notes aiguës du carillon de la tour de l’horloge sonnent le premier quart d’heure, il faut vite rentrer pour rejoindre à temps le rang de silhouettes silencieuses qui, quand la cloche sonnera les quatre notes de la demie, reliera la chapelle au réfectoire où flottent déjà des effluves de café.
Avant de quitter le champ d’étoiles, humant à pleins poumons l’air vivifiant de la liberté, l’enfant confie à la Terre : « Tu es belle et je reviendrai te voir dès que je le pourrai ».
C’était il y a presque 60 ans. Le champ d’étoiles a fait place à un supermarché où l’on vend des choux aux feuilles éteintes. Compostelle n’est plus, mais, dans l’album de ma mémoire, scintille le souvenir de sa beauté. Daniel Laguitton
Crédit de l'image: Jean-Christophe Orlianges