Le Code Da Vinci ou comment tromper l'ennui des masses

Jean-Philippe Trottier
Critique du film tiré du polar à succès, le «Code Da Vinci», de Dan Brown
«Ce qui fait entrer dans le Walhalla
est ce qui exclut du royaume de Dieu. »
ERNEST RENAN


Le Code da Vinci, polar de Dan Brown mis à l'écran par Ron Howard fait couler beaucoup d'encre, courir les spectateurs, pousser des cris d'orfraie aux catholiques et renfloue les caisses des libraires. Entretenant savamment le flou entre la fiction romanesque et la réalité des faits, l'auteur s'y emploie brillamment à déboulonner ce qui constitue ni plus ni moins le fondement, le cœur même du christianisme, à savoir l'incarnation de Dieu en Jésus-Christ. Reflétant un courant de plus en plus présent dans notre société, le Messie ne serait qu'un maître de sagesse, un philosophe plus évolué que la moyenne qui aurait épousé Marie-Madeleine, laquelle lui aurait donné une descendance, vivante jusqu'à aujourd'hui mais protégée par le Prieuré de Sion, confrérie créée à cette fin en 1099 et apparentée aux Templiers qui aurait compté dans ses rangs Isaac Newton et, plus récemment, Victor Hugo ou encore Claude Debussy. L'Opus Dei, de son côté, qui craint d'être évincée du Vatican par l'arrivée d'un pape libéral, monnaye son maintien en échange de la remise au Vatican du Saint-Graal, métaphore de Marie-Madeleine et révélateur de la supercherie de la divinité du Christ sur laquelle l'Église a bâti son pouvoir bimillénaire. Toute l'histoire est ainsi une gigantesque chasse au trésor entre l'Opus Dei, le Prieuré de Sion, la descendante de la lignée Jésus-Marie-Madeleine, un professeur d’histoire de l’art et un mystérieux personnage qui se fait passer pour le guide.

L'intrigue est effectivement palpitante mais je n'ai vu que le film, assez ordinaire malgré une brochette impressionnante d'acteurs renommés (Tom Hanks, Audrey Tautou, Ian McKellen, Jean-Pierre Marielle, Jean Reno, etc.), une musique facile mais extrêmement efficace. En soi, l'histoire véhiculée par ce film ne mérite pas toute la controverse suscitée car elle est théologiquement nulle et fait la part belle aux sujets porteurs de l'heure : place des femmes dans l'Église, persécution des sorcières, théories du complot, remplacement du religieux par le magique et l'occultisme. On est ici dans la lignée des légendes arthuriennes et autres épopées dont le monde anglo-saxon est si friand (Tolkien, J.K. Rowling notamment) et que l'on retrouve même dans le monde des jeux de société (Donjons et Dragons notamment). À ce monde magique de chevalerie médiévale s'ajoute la prodigieuse inventivité de Léonard de Vinci, auteur de cryptex, d'anagrammes savantes, d'énigmes et de devinettes aussi emberlificotées qu'ambiguës. Et c'est passionnant, mais à un premier niveau seulement.

Côté intrigue donc, pas de problème hormis de grosses inexactitudes factuelles (voulues, involontaires?). Ainsi, le Prieuré de Sion a vu le jour en 1956 suite à une révélation qu'aurait eue un certain Pierre Plantard, condamné en 1992 pour fraude; la divinité du Christ n'a pas été imposée au concile de Nicée en 325 par un empereur Constantin soucieux de raffermir son autorité sur un empire en voie de dislocation car les premiers chrétiens l'avaient déjà admise; le Saint-Graal n'est pas une déformation de Sang Royal, en référence à la lignée royale de Marie-Madeleine, mais provient de la mythologie celtique pré-chrétienne et fait son apparition chrétienne au XIIe siècle chez Chrétien de Troyes, le nom venant du latin médiéval « cratella » signifiant vase et désignant le calice du Jeudi saint, le même dont Joseph d'Arimathie se serait servi pour recueillir le sang du flanc de Jésus crucifié.

Ce qui pose problème en revanche est la contradiction entre l'extrême gravité du sujet et son traitement en thriller. Et c'est cette contradiction qui explique l'engouement du public. On rejette l'Église pour mieux s'intéresser à son aspect scandaleux et occulte. On a troqué le mystère pour l'énigme. On a remplacé la foi par la magie. On a évacué la grâce au profit de l'initiation par clefs. Avec pour résultat qu'on se retrouve précisément dans une tendance que l'Église a toujours combattue, à savoir une gnose paganisante, guimauve et distrayante dans laquelle l'homme monte graduellement par ses propres facultés vers ce qu'il pense être Dieu. On pervertit au passage l'essentiel de la réalité divine qui est non pas pouvoir mais abaissement de Dieu par amour. C'est le règne de ce que saint Jérôme appelait le singe du Bon Dieu, autrement dit le diable, d'autant plus persuasif qu'il est vraisemblable et séducteur. Et nos bons bas-bleus, passablement si ce n'est totalement déchristianisés, « redécouvrent » la vraie Église et la vérité que l'ancienne leur avait jalousement dérobée pour mieux les contrôler. Et, doctement, s'en gargarisent.

Plus grave encore est l'entreprise pernicieuse par laquelle tout un mécanisme médiatique s'emploie à droguer un public affligé d'ennui et vorace de nouvelles catastrophiques, de violences et de stimulations sans cesse hypertrophiées. C'est bien connu, un journal qui veut vendre propose des photos-choc de cataclysmes, des révélations croustillantes sur la vie intime des politiciens. Le bon peuple, qui n'est en fin de compte ni bon ni méchant, mais qui est souvent anesthésié sans même s'en rendre compte, prend pour argent comptant le pain et les jeux que des empereurs hollywoodiens lui proposent. On est dans le divertissement pascalien à très grande échelle, dans l'entertainment au sens métaphysique le plus fort. Sauf qu'au lieu de parler d'invasion de martiens, d'araignées géantes, de monstres jurassiques ou de sombres complots du KGB, on parle de ce qui constitue l'épine dorsale de l'Occident depuis 2000 ans.

Notons ici la célèbre formule de Charles Péguy qui soutenait que tout commence en mystique et finit en politique. La position de Dan Brown et de ses thuriféraires est exactement l'inverse. Tout en fait a commencé en politique pour se travestir en mystique. D'où ses élucubrantes analyses du concile de Nicée et de la divinité de Jésus-Christ, de la soumission de la femme dans l'Église qui commence avec l'animosité des apôtres à l'encontre de Marie-Madeleine, jaloux qu'ils étaient de l'amour que Jésus lui portait. En ce sens, l'auteur n'a rien inventé : il se situe dans la mouvance contemporaine et la flatte dans le sens du poil avec tout le brio dont il est capable. On est en pleine séduction, c'est-à-dire en plein solipsisme. La réponse de l'Église, maladroite souvent, même si dans ce dossier elle a fait preuve d'une remarquable retenue, consiste à briser cette tentation narcissique. L'Église, c'est l'Autre, la limite, le non. Sauf qu'elle s'y emploie souvent du haut de son pouvoir et en moralisant, ce qui ne fait qu'exacerber ce narcissisme.

La séduction, Platon l'avait déjà bien vue avec les sophistes, ces maîtres qui dispensaient à prix d'or l'enseignement du vraisemblable et du persuasif à une jeunesse dorée en quête de réussite professionnelle et financière. Au prix de ce que Socrate défendait : la recherche, humble et sans garantie de succès, de la vérité.

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