La Révolution tranquille ou le catapultage vers le même

Jean-Philippe Trottier

Selon les sondages, nous serions dans le peloton de tête des sociétés heureuses. Le Québec va donc mal selon une lecture officielle mais « ça va bien aller ». Sommes-nous donc un peuple schizophrène et, au-delà, un peuple indéchiffrable, indéfinissable? Et encore plus loin, un peuple qui a perdu les codes d’accès à sa connaissance de lui-même, qui n’a plus la clé pour rentrer chez lui?

Je succombe sans jamais mourir tout à fait… comment me retrouver labyrinthe ô mes yeux je marche dans  mon  manque  de  mots  et  de  pensées hors du cercle de ma conscience, hors de portée père, mère, je n’ai plus mes yeux de fil en aiguille… poème, mon regard, j’ai tenté que tu existes luttant contre mon irréalité dans ce monde… encore nous agrippant à nos signes méconnaissables… sommes-nous sans appel de notre condition… hommes souvenez-vous de vous en d’autres temps

Gaston Miron La vie agonique, L’homme rapaillé

Clivage québécois

Les sondages montrent que le Québec est le lieu où l’on est le plus heureux au Canada. On serait même parmi les plus heureux au monde. Ces données sont des plus curieuses si l’on se penche sur les maux qui affectent notre société. En effet, nos services publics sont obèses, inefficaces, centrés sur eux-mêmes et non sur l’usager; les infrastructures scolaires et collégiales tombent en décrépitude, il y a un manque criant d’enseignants; notre démographie, déjà déficitaire, fait face à une immigration incontrôlée. Sans parler du coût de la vie ou du logement, de la santé mentale des jeunes, de l’écoanxiété, des tensions communautaires liées au sanglant conflit au Moyen-Orient. Ni du déclin du français.

Ce sombre portrait, s’il est assurément réel, n’en est pas moins tributaire de nos perceptions. La faute en reviendrait aux médias avares de nouvelles positives de crainte de perdre un lectorat dont on pense qu’autrement il regarderait ailleurs. Un autre coupable : notre misérabilisme qui se complaît trop souvent dans le petit, le tiède, le souffreteux.

Et nous serions malgré tout dans le peloton de tête des sociétés heureuses. Le Québec va donc mal selon une lecture officielle mais « ça va bien aller ».

Sommes-nous donc un peuple schizophrène et, au-delà, un peuple indéchiffrable, indéfinissable? Et encore plus loin, un peuple qui a perdu les codes d’accès à sa connaissance de lui-même, qui n’a plus la clé pour rentrer chez lui?

Cette dissonance profonde renvoie peut-être à une autre cassure, celle du rapport faussé entre le haut et le bas de la société, particulièrement typique des sociétés colonisées. Les élites, dont la fonction traditionnelle est d’expliciter clairement ce dont le peuple est porteur sans trop le savoir, d’exprimer l’« âme » de ce peuple et de le servir, à l’image du Christ au lavement des pieds, ces élites ont peu à peu oublié cette fonction : elles parlent d’un peuple qu’elles imaginent en partie et le peuple fait ses petites affaires en parallèle.

Il s’ensuit donc une méfiance des petits envers les grands et, inversement, une boursouflure des grands face aux petits. La pompe et la grandiosité catholiques des XIXe et XXe siècles ont puissamment préparé le terrain. Qui plus est, ce peuple a vu auparavant son élite retourner en France dès la cession de la colonie à la couronne britannique et, après avoir malgré tout réussi à en secréter une autre, il l’a vue décapitée à nouveau, cette fois au cours des rébellions patriotes du Bas-Canada en 1837-1838. Un arrachement fait mal, mais quand il est répété, le tic s’installe et devient un trait culturel.

Il n’y a aucun populisme à dire qu’aujourd’hui les élites ne jouent plus leur rôle, un Christopher Lasch nous l’a assez répété.

Il n’y a aucun populisme à dire qu’aujourd’hui les élites ne jouent plus leur rôle, un Christopher Lasch nous l’a assez répété. Cela dit, il est impossible d’accuser qui que ce soit dans la mesure où nous sommes collectivement pris dans un scénario – le tic - qui nous précède certes mais que nous reproduisons inconsciemment. Au-delà des connivences et démissions individuelles, c’est un climat dans lequel nous sommes plongés et qui nous semble naturel, consubstantiel.

Le début d’un temps nouveau

Les temps nouveaux inaugurés par la Révolution tranquille allaient changer tout cela. Le Québec n’allait pas renaître, il allait tout bonnement naître. Mais l’esprit démocratique d’égalité des années 1960, noble dans son intention, a en fait peu corrigé; il a surtout laissé le champ libre aux appétits de grenouilles rusées qui ont voulu se faire bœufs. Plus précisément, la brutalité avec laquelle le Québec d’avant les années 1960 a été catapulté dans la modernité ne nous a pas permis de digérer graduellement nos nouvelles richesses. Tel un pauvre qui gagne soudain le million à la loto et en perd la tête, nous sommes devenus des parvenus. Parvenus de l’argent, de la culture, de la morale, indépendamment de l’intelligence et de la créativité des principaux acteurs du changement dont certains étaient richement dotés.

Le Québec, poursuivant ainsi l’oblitération graduelle de ses fidélités premières sous couvert de lyrisme et d’ouverture tous azimuts, s’est donc enferré dans ce rêve merveilleux, avec les meilleures ressources et dispositions. Passés en à peine une génération d’un monde quasiment théocratique à une société moderne, processus que l’Europe avait mis plusieurs siècles à accomplir, nous errons désormais de victoires en victoires au détriment de ce qui nous fonde et qui gît à moitié enterré. On fait rarement le lien entre ce catapultage et le traumatisme subséquent. Et l’on remarque encore moins que la décapitation des vieilles élites au profit d’un nouveau clergé est une énième variation du même arrachement.

Une révolution dévore ses enfants. Quand elle est tranquille, elle les anesthésie, dans le confort et l’indifférence, selon la formulation désabusée – déjà en 1981 - du cinéaste Denys Arcand.

L’enthousiasme des débuts s’est désormais évaporé. L’élan fondé sur une doctrine sociale de l’Église et un souci personnaliste censé remettre la personne (et non l’individu) au coeur des préoccupations de la cité, cet élan avait-il passé sous silence le socle métaphysique de ladite doctrine? Tel un Pierre-Elliott Trudeau qui n’avait gardé du personnalisme que sa caricature individualiste narcissique, avons-nous oublié qu’une liberté n’existe que sertie dans une Loi? Allons plus loin et rappelons la dissonance mentionnée précédemment : la foi de nos prédécesseurs était-elle également plaquée sur un réel qui ne lui correspondait pas? Le glacis catholique qui a suppléé à la débandade des Patriotes puis au couperet de l’Acte d’Union n’aura-t-il été qu’un emplâtre moralisateur et dévotionnel sur une jambe de bois populaire, à l’image du haut clergé plaqué issu des années 1840? Et, question connexe mais pas du tout secondaire : pourquoi une Église si puissante et omniprésente a-t-elle produit autant de missionnaires, de religieux voués à la santé et à l’éducation mais si peu de théologiens?

Un peuple prémoderne qui parle moderne

Il y a eu imposition d’une superstructure, assurément, et si les étiquettes ont changé, l’ossature est demeurée inchangée. Mais il y a une autre dimension propre à ce peuple et qui désamorce insidieusement toute symbolisation et, par voie de conséquence, tout effort de projection dans un tout politique qui aboutirait à l’indépendance : si nous sommes des modernes, nous n’en sommes pas moins également des prémodernes.

Marie de l’Incarnation se lamentait déjà, au XVIIe siècle, de l’«  indévotion » des Français, ces colons davantage attirés par la liberté qu’ils découvraient dans le Nouveau Monde. Quelques siècles plus tard, le dominicain médiéviste Benoît Lacroix évoquait un peuple prémoderne, c’est-à-dire moulé selon une sensibilité davantage médiévale, une ère où l’idée de nation n’existait pas et où l’on était féal de son seigneur, de son roi et de son Dieu. La question de la liberté ne se posait pas non plus, du moins celle qui pouvait agiter un citoyen issu des Lumières et des Révolutions états-unienne et française. Ce monde traditionnel était moins entravé que l’on pense et la liberté s’y déployait dans un système complexe de droits et de devoirs définis selon l’état social de chacun. Le contrat, davantage tacite et coutumier, reposait sur une stratification sociale qui garantissait à chacun un espace où se mouvoir.  Il y avait là du reste concordance avec la sensibilité autochtone.

Le décloisonnement social et l’aplatissement modernes ont certes libéré des appétits latents mais, se déployant à la vitesse de l’éclair sur un fond prémoderne, ils ont créé un espace plan où l’égalité est devenue prétexte à tirer vers soi la couverture de son prochain, son autre égal.

Pour revenir à nos surprenants sondages, il reste des lambeaux de cette bienheureuse liberté d’antan dans le peuple et c’est ceux-ci qui assoient son sentiment de confiance aveugle que « ça va bien aller ». Malheureusement, cette réalité, la Révolution tranquille n’en a pas tenu compte ou trop peu. Nourrie aux idéaux catholiques personnalistes de justice sociale et d’humanisme intégral, mais en dehors de toute perspective organique, voire ontologique, elle n’a pas vu que ce peuple est hybride et que, sitôt sorti du premier monde, il a subi le choc de la modernité et, tout ébaubi, s’en est trouvé déboussolé. La coexistence des deux univers dans une même collectivité (et dans un même homme) crée ainsi une perpétuelle ambiguïté, une perpétuelle fuite de soi, un tenace mécanisme de désengagement qui, à la longue, forme le labyrinthe où nous tournons mornement en rond, faute de savoir le nommer. Par voie de conséquence, notre culture secrète l’oubli d’elle-même au fur et à mesure qu’elle avance, elle efface ses traces; elle n’a donc pas accès à ses vérités premières, ses vérités précieuses, comme le disait Simone Weil. Elle ne sait plus où est enterrée sa Torah fondatrice.

Notre culture secrète l’oubli d’elle-même au fur et à mesure qu’elle avance, elle efface ses traces; elle n’a donc pas accès à ses vérités premières, ses vérités précieuses, comme le disait Simone Weil. Elle ne sait plus où est enterrée sa Torah fondatrice.

Ainsi, et aussi choquant que cela puisse paraître, derrière ses tourments identitaires et linguistiques et hors des petites chapelles nationalistes étanches, cette culture se fiche éperdument de sa pérennisation. Nombre d’immigrants ne s’y trompent pas, au demeurant, sans nécessairement saisir qu’ils sont une des manifestations extérieures de ce clivage interne (ce qui ne diminue en rien le rôle idéologique des aguichantes sirènes fédéralistes ou de certains discours religieux importés). Combien de ces nouveaux-venus souhaitent vraiment adhérer au projet Québec et, inversement, à quel point la société d’accueil veut-elle les accueillir si elle ne connaît pas l’espace symbolique où les inviter? N’est-il pas alors plus sécurisant de rester entre nous en se fermant les yeux sur notre lent effacement?

L’immense poète Gaston Miron, ramassant son courage et son désespoir, a chanté cette douloureuse aliénation, mais il ne l’a pas comprise sous cet angle. Un Pierre Vadeboncoeur a également vécu ce divorce intérieur, mais l’ancien syndicaliste avait-il compris qu’en deçà de la classe sociale opprimée battait le coeur d’un peuple aux racines aussi tenaces qu’évanescentes car mal assumées par son élite?

C’est qu’ici, la personne chrétienne de la tradition prémoderne se confond désormais avec l’individu le plus parvenu; le sentiment cosmique prémoderne prête allégeance à une bureaucratie aussi envahissante qu’inepte; la confiance aveugle est synonyme de déresponsabilisation face à la culture, à la langue, à la fidélité aux ancêtres. Et cette trahison du langage face à lui-même, ces ruses administrées par soi-même à soi-même se paient d’un lent engloutissement que l’on vantera, par l’habituelle finasserie compensatoire, comme un signe de progrès. Comment comprendre, par exemple, que le Québec est l’endroit au monde où l’on demande le plus une aide médicale à mourir censée incarner le stade ultime de la dignité de l’individu, un individu encagé dans son autonomie mais secrètement hanté par sa finitude alors qu’il se sent ignoré d’une bureaucratie sanitaire centrée sur elle-même?  Comment comprendre le suicide - masculin essentiellement - dont ont fait tout pour maquiller la charge de fulgurances et de souffrance lucide en problème aseptisé de santé mentale, exception faite des quelques jours par année consacrés à cette question, qui ne sont en définitive qu’une énième ruse qui veut que nous « déboulonnions des tabous ».

Alors oui, nous sommes un peuple heureux, d’un bonheur interrompu ici et là par la disparition d’un proche, sitôt estompée dans l’oubli. D’un bonheur qui se paye d’un long engourdissement général au détriment d’un choc salutaire de la lucidité.

Intellectuels ou prophètes?

Ce n’est pourtant pas d’indépendantisme dont le Québec a besoin car le grand soir ne nous rendra ni adultes ni authentiquement autonomes, encore moins unifiés. Ce n’est pas non plus d’un fédéralisme censé nous protéger de nos errements et soi-disant infantilismes. C’est d’un nettoyage en profondeur et d’un réembrayage d’une nature prémoderne avec un vocabulaire moderne. Mais cela demande du caractère, chose que le colonisateur britannique, puis fédéral, ont malicieusement compris en nous permettant de troquer notre soif de vérité pour un confort tiède qui a étiolé nos corps, nos âmes et nos esprits.

Ce n’est donc pas d’intellectuels dont nous avons besoin [...]. Non, nous avons davantage besoin d’artistes, de poètes, de peintres et de chansonniers, tels qu’en a produit la seconde moitié du XXe siècle.

Il faut donc poser à nouveau toute la question mais pas sous l’angle politique, autre paravent et prétexte à toutes sortes de dissertations de salon. Il faut replacer et interroger le Québec dans son axe métaphysique. Ce n’est donc pas d’intellectuels dont nous avons besoin, dans la mesure où, grattant élégamment la surface du réel, quoique avec la honte intériorisée des parvenus et usurpateurs du savoir, la plupart n’échappe pas à la tentation de reproduire le moule qui les a formés. Non, nous avons davantage besoin d’artistes, de poètes, de peintres et de chansonniers, tels qu’en a produit la seconde moitié du XXe siècle.

Mais ce qu’il faut essentiellement, ce sont des prophètes. Ceux qui, dans la tradition juive, rappellent sans cesse la parole des fondements, des vérités premières et inaliénables. Ceux qu’Israël a lapidés et qui, sous nos latitudes, se suicident mollement dans un rassurant cocon d’indifférence. Eux seuls sont capables, par la profondeur et la verticalité, d’unifier ce qui est clivé et épars. Ou de rapailler, selon le mot de Gaston Miron, qui ne l’entendait malheureusement pas dans un sens transcendantal.

Extrait

Nous sommes un peuple heureux, d’un bonheur interrompu ici et là par la disparition d’un proche, sitôt estompée dans l’oubli. D’un bonheur qui se paye d’un long engourdissement général au détriment d’un choc salutaire de la lucidité.

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