Le progrès dans tous ses états…

Daniel Laguitton

Si le passé n’est jamais garant de l’avenir, savoir d’où l’on vient n’en est pas moins utile pour comprendre un peu mieux où l’on va. Cela vaut pour les individus comme pour les sociétés et le « Connais-toi toi-même » inscrit quatre siècles avant notre ère sur le fronton du temple d’Apollon à Delphes semble indiquer que ce constat ne date pas d’hier. Ignorer son histoire est en effet une forme d’oubli de soi-même qui s’accompagne, chez l’Homo sapiens, d’un mal-être et d’une quête identitaire qui le rendent particulièrement vulnérable à une multitude d’identités d’emprunt comme les modes vestimentaires ou culturelles, les manies et phobies en tous genres, les psychotropes, le fanatisme politique et idéologique, les carrières valorisantes aux yeux des autres, le prestige de l’uniforme, etc. En rendant identiques ceux qui le portent, l’uniforme renforce bien sûr l’identité au sens de similitude et peut créer un sentiment d’appartenance, mais l’habit ne fait quand même pas le moine. L’attrait de tous les palliatifs identitaires est l’illusion qu’ils procurent d’être « in » sans pour autant cesser de se sentir viscéralement « out ». L’adolescence est une période particulièrement vulnérable aux emprunts identitaires, mais elle n’en a pas l’exclusivité.

Ce qui est vrai pour les individus et les sociétés l’est aussi pour les mots : quand ils oublient leur histoire, certains mots en viennent à perdre leur sens originel. Par exemple, lorsqu’une compagnie recrute en affichant « Avec nous, venez vivre votre passion », le mot « passion » n’a certainement pas, tout au moins pour l’employeur, le sens originel de souffrance qu’il a gardé dans « la Passion selon saint Matthieu ».

Un mot qui exprime à lui seul bien des aspirations individuelles et collectives est le mot « progrès » qui, sous le règne de la quantité, est devenu synonyme de « mieux », lui-même confondu avec « plus ». Il ne désigne pourtant, à la lettre, qu’un pas en avant (du latin pro = devant et gradus = le pas), sans en préciser la direction ou la destination. Les maladies progressent, la décadence aussi. On attribue à Sully Prudhomme (1839-1907), premier prix Nobel de littérature, cette perle : « Nous sommes au bord du gouffre, avançons donc avec résolution ». Prudhomme peut-être, prudent, c’est moins certain! Un progrès qui néglige l’éclairage du passé n’est souvent qu’un pas en avant dans le noir.

Maintes tentatives de comprendre le passé pour mieux entrevoir l’avenir ont conduit à des schémas tantôt cycliques, tantôt téléologiques (finalistes, millénaristes, linéaires) de l’histoire. En affirmant avec humour que « l’histoire se joue d’abord comme un drame et se répète comme une comédie », Jacques Ellul (1912-1994) semble opter pour une histoire cyclique, alors que Jean d’Ormesson (1925-2017), en souhaitant que le progrès représenté par l’élection d’une première femme à l’Académie française — Marguerite Yourcenar (1903-1987) — devienne une tradition, optait plutôt pour une histoire linéaire fertilisée par son passé : « La plus haute tâche de la tradition est de rendre au progrès la politesse qu’elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition comme la tradition a surgi du progrès ».

Contradictoires en apparence, les schémas cycliques et les schémas linéaires se rejoignent dans l’observation que fait Arnold Toynbee (1889-1975) dans L’histoire1 — version abrégée de sa monumentale Étude de l’histoire en 12 volumes (1934-1961) — que l’étude du mouvement circulaire d’une roue ne permet pas de déterminer la direction du véhicule qu’elle soutient. La nature nous en donne maints exemples avec ses cycles diurnes et saisonniers qui, bien que répétitifs, n’en contribuent pas moins à la croissance d’une végétation qui alimente à son tour une multitude d’autres cycles de vie, certains très courts, comme celui des insectes, certains très longs, comme celui des forêts et des sols, voire des ères géologiques. Comment comprendre l’histoire? Comment peut-elle nous aider à appréhender le présent? Peut-elle entrouvrir l’avenir? Ces trois questions qui ouvrent la présentation du livre de Toynbee font écho à celles de Gauguin (1848-1903) : D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? Elles sont en filigrane dans les multiples schémas d’interprétation historique proposés au fil des siècles et dont quelques exemples suivent.

Selon la tradition hindoue, l’histoire du monde passe répétitivement par quatre ères cosmiques (yugas) qui durent chacune plusieurs centaines de millénaires : 1) un âge d’or béatifique ne connaissant ni haine, ni envie, ni peur; 2) une ère ritualiste où le sang commence à couler dans des guerres et dans des sacrifices visant à amadouer les dieux; 3) une ère de détérioration des mœurs et de banalisation des rituels; 4) une ère du démon Kali, porteur de souffrance et de destruction (le Kali Yuga)2. Selon ce calendrier cyclique, nous en serions à la fin de cette quatrième ère et le métaphysicien René Guénon (1886-1951) écrit à ce propos : « Si le monde moderne, considéré en lui-même, constitue une anomalie et même une sorte de monstruosité, il n’en reste pas moins vrai que, situé dans l’ensemble du cycle historique dont il fait partie, il correspond exactement aux conditions d’une certaine phase de ce cycle, celle que la tradition hindoue désigne comme la période extrême du Kali-Yuga »3.

Dans La Cité de Dieu, saint Augustin (354-430) prônait plutôt un modèle calqué sur les six jours du récit biblique de la création et s’étendant de la Genèse à l’Apocalypse : 1) d’Adam à Noë; 2) de Noë à Abraham, père des nations; 3) d’Abraham au roi David; 4) de David à l’Exil à Babylone; 5) de cet exil à Jésus-Christ; 6) de Jésus-Christ à une fin des temps que l’Apocalypse de Jean (chap. 20) situait symboliquement après une période glorieuse de 1000 ans4. Cette vision millénariste dont les origines remontent aux prophètes bibliques est si solidement ancrée dans la psyché collective occidentale qu’on la retrouve dans des avatars aussi récents que le tausendjährige Reich (l’empire de mille ans) d’un Hitler ou même dans le pétard mouillé du « bogue de l’an 2000 ». « Un jour mon prince viendra » est le leitmotiv de tous les modèles millénaristes de l’histoire : lumineux, le prince s’appelle « âge d’or », obscur il devient « apocalypse ».

La fin du monde redoutée pour l’an 1000 ne s’étant pas produite, le moine cistercien Joachim de Flore (circ. 1132-1202) entreprit de réactiver le schéma téléologique chrétien en divisant l’histoire en trois règnes : le règne du Père, identifié à l’Ancien Testament et s’étendant d’Adam à Jean le Baptiste, le règne du Fils centré sur la vie de Jésus, et le règne de l’Esprit dont tout moine serait l’artisan5. Pour Joachim de Flore, le précurseur du règne de l’Esprit est Benoît de Nursie (circ. 480-543), fondateur de l’ordre bénédictin. Brossant un tableau des trois règnes dans son Commentaire de l’Apocalypse, Joachim de Flore écrit notamment : « Il y aura un temps où on vivra en esprit. Il durera jusqu’à la fin du monde, et a commencé avec le bienheureux Benoît. Dans l’un on a été sous la loi, dans l’autre nous sommes dans la grâce, dans le troisième, que nous attendons prochainement, nous serons sous une grâce plus abondante. Le premier est l’âge de la servitude servile, le second de l’obéissance filiale, le troisième de la liberté. Le premier est l’âge de la crainte, le second de la foi, le troisième de la charité. Le premier est l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième celui des enfants ».

Pendant qu’un monachisme écartelé entre Esprit divin et pots de vin peine à consolider le troisième règne, Gutenberg, Colomb, Magellan, Copernic, Luther, Brahé, Galilée, Kepler, Newton et autres enfonceurs d’horizons géographiques, techniques et idéologiques redessinent la carte du monde et « allument » les Lumières. Dans ce contexte, le nouveau schéma d’interprétation historique exposé en 1744 par le philosophe italien Giambattista Vico (1668-1744) dans Principes d’une science nouvelle relative à la nature commune des nations comprend trois phases : 1) un âge des dieux, marqué par le culte de la transcendance; 2) un âge des héros, caractérisé par une autorité de type aristocratique, royal ou ecclésiastique; 3) un âge des hommes caractérisé par un individualisme conduisant à un chaos d’où émergera un nouvel âge des dieux, et la roue de l’histoire continue de tourner. Traduit et élogieusement commenté par Jules Michelet, l’ouvrage sera publié en français, en 1827, sous le titre Principes de la philosophie de l’histoire5. Linguiste accompli et féru d’histoire de la Grèce antique et de l’Empire romain, Vico y appuie son modèle sur des considérations étymologiques parfois audacieuses, mais son schéma n’en ressemble pas moins à une version compressée des yugas hindous. La prédation des sols, de l’air, de l’eau et de la biosphère atteint aujourd’hui de tels niveaux que le chaos prédit par Vico après l’âge des hommes pourrait être à nos portes et conduire à un nouvel âge des dieux. L’affirmation de Bergson (1859-1941) que « le matérialisme appelle la mystique » et celle d’André Malraux (1901-1976) que « le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas », prennent alors une tournure prophétique.

Emboîtant — probablement sans le savoir — le pas de Vico et de sa critique de la révolution industrielle le poète, peintre et visionnaire anglais William Blake (1757-1827) jette à son tour l’anathème sur la « ratiolâtrie » issue des Lumières et implore en ces mots ses compatriotes de sortir d’une torpeur fatale : « Ô Esprit divin, soutiens-moi de tes ailes, que je puisse réveiller Albion de son long et froid repos ! Car Bacon et Newton, gainés d’acier lugubre, crachent leurs terreurs sur Albion, tels de métalliques fouets ; raisonnant comme d’énormes serpents enroulés autour de mes membres, meurtrissant mes minutieuses articulations »7. Mais c’est peine perdue, l’Occident est d’ores et déjà séduit par le chant des sirènes.

Pendant que Blake fulmine en Angleterre, le philosophe Auguste Comte (1798-1857) développe en France sa philosophie positive et formule sa « Loi des trois états »8 selon laquelle l’humanité aurait d’abord connu un état théologique où les causes premières étaient rapportées à un plan surnaturel via le fétichisme, le polythéisme ou le monothéisme, puis un état métaphysique abstrait que l’on peut associer au « dieu des philosophes et des savants » et qui faisait dire à Voltaire (1694-1778) : « L’univers m’embarrasse et je ne puis songer que cette horloge existe et n’a pas d’horloger ». Le troisième état, rendu possible par l’évolution des sciences et des techniques, est qualifié de « positivisme scientifique ».  Comte affirme qu’il « consiste surtout à voir pour prévoir, à étudier ce qui est afin d’en conclure ce qui sera, d’après le dogme général de l’invariabilité des lois naturelles ». Fi de l’horloger, contentons-nous de l’heure juste. Suite à la mort prématurée de son égérie Clothilde de Vaux (1815-1846), Comte convertira son positivisme scientifique en « religion de l’humanité » avec son catéchisme, ses sacrements, ses temples et sa devise sacrée : « L’amour pour principe et l’ordre pour base, le progrès pour but ». Par ses rituels tout au moins, le troisième état de Comte commence à ressembler au premier.

On ne traverse pas le chaudron social en ébullition qu'a été le dix-neuvième siècle européen sans rencontrer le monumental Karl Marx (1818-1883). Le qualifier est en soi un défi : philosophe, historien, sociologue, journaliste, il a été tout cela et plus. « Ingénieur sociétal » conviendrait également à celui qui affirmait que « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières; ce qui importe, c'est de le transformer ». La seule science qui semblait lui échapper — elle n’était alors qu’à ses balbutiements — est la psychologie, et sans doute aussi un peu la diplomatie. S’il avait mis un peu d’eau dans son encrier avant de dénoncer la religion comme opium du peuple, il aurait peut-être moins hérissé les poils d’une Église qui avait tout à gagner, au lieu d’en diaboliser l’auteur, à lire son analyse percutante des mécanismes par les quels les masses sont exploitées par les marchands du temple. Le parallélisme entre la tradition chrétienne de solidarité et la lutte marxiste deviendra évident un siècle plus tard dans la théologie de la libération. Parallélisme n’étant toutefois pas convergence, Thomas Merton (1915 -1968), dans sa dernière allocution, quelques minutes avant sa mort à Bangkok en 1968, soulignait une différence fondamentale entre monasticisme et marxisme au niveau de la stratégie : « La différence entre le moine et le marxisme est fondamentale en ce que le marxiste vise à changer les structures alors que le moine vise à changer les consciences »9. Ingénierie spirituelle ou ingénierie sociétale, telle est donc la question. Quant au schéma d’évolution historique adopté par Marx, il comprend quatre étapes : 1) la vie tribale primitive; 2) la société esclavagiste; 3) le régime féodal; 4) le régime capitaliste. L’objectif marxiste est d’instaurer, par la lutte des classes, une société sans classes qui réalise sur terre la communauté idéale que la téléologie religieuse situe dans un autre monde. Mais comme il y a loin de la coupe aux lèvres, déjà de son vivant Marx pouvait écrire au sujet de certains mouvements se réclamant de sa pensée : « Si c'est cela le marxisme, ce qui est certain c'est que moi, je ne suis pas marxiste ». Quand le changement des structures est confié à des architectes dont les consciences n’ont pas changé, plus ça change, plus c’est la même chose, comme l’ont abondamment prouvé les marxistes totalitaires du vingtième siècle.

Le siècle « Marx et Comte » s’écoule donc à la lueur des hauts-fourneaux et, pendant que les maîtres du sabre et du canon, grisés par l’élan prométhéen des découvertes scientifiques, tentent de découper de nouvelles frontières nationales et coloniales, les tensions s’accumulent entre les plaques tectoniques de l’âge des hommes. La Grande Guerre en sera le premier séisme et fera notamment table rase des empires russe et ottoman. C’est à cette époque qu’en Allemagne le philosophe Oswald Spengler (1880-1936) tente d’appliquer à l’histoire le modèle morphologique dont s’était servi Goethe (1749-1832) pour relier toute forme naturelle explicite à une forme implicite sous-jacente. En quête d’un schéma historique universel, la question à laquelle Spengler tente de répondre est celle-ci : Comme le fruit est déjà en esquisse dans le bourgeon et le bourgeon en esquisse dans la graine, « y a-t-il, au fond de tout ce qui est historique, des formes biographiques primaires et universelles? » Sa réponse intitulée Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle »10, paraît en deux volumes (1918 et 1925) et fera l’objet de nombreuses critiques dont celle d’Arnold Toynbee qui rejette le déterminisme historique de Spengler en invoquant l’argument déjà mentionné qu’on ne saurait présumer de la direction du châssis en observant la rotation de ses roues. Une autre idée chère à Toynbee est que le regard des historiens est inévitablement teinté par le contexte culturel de leur époque, voire de leur biographie. Le fait que Spengler ait concocté son diagnostic de déclin de l’Occident durant la Grande Guerre et que la traduction de ce diagnostic paraîtra en France en 1948, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne devrait pas nécessairement en saper la validité. Laissons à d’autres la critique de Spengler, et constatons seulement que le vingtième siècle et les deux premières décennies du vingt et unième se sont soldés par un déclin prononcé sur plusieurs fronts, dont celui du rapport avec la nature et celui du lien social, n’en déplaise aux Facebook et Twitter de ce monde.

Contemporain et compatriote de Spengler, Ludwig Klages (1872-1956)11 a lui aussi brossé une caricature mordante des progressistes de son temps : « Le progressiste actuel est stupidement fier de ses succès, car il s’est en quelque sorte persuadé lui-même que chaque accroissement du progrès de l’humanité entraîne un accroissement de la valeur de cette humanité »12. Dans Mench und Erde, paru en 1913 et publié chez RN éditions en 2016 sous le titre L’Homme et la Terre, Klages s’affirme en précurseur de l’écologie moderne : « Implacable vis-à-vis du concept de progrès (“le progrès n’est rien moins que la destruction de la vie”), il prophétise la destruction des paysages, la pollution environnementale ou encore l’exploitation des ressources naturelles dans un texte bouillonnant de vie. L’un des tout premiers manifestes du genre, ce texte qui s’abreuve aux sources de la rationalité rigoureuse comme à celles du romantisme allemand est une lecture obligatoire d’aujourd’hui pour penser l’écologie »13. Dans un autre ouvrage majeur intitulé De l’Éros cosmogonique14 au sujet duquel Hermann Hesse a écrit : « Dans plusieurs pages de ce livre sur l’Éros cosmogonique, quelque chose de presque ineffable s’est fait parole », Klages décrit l’évolution des sociétés humaines comme un combat en trois actes entre l’âme et le mental : 1) une phase de conscience préhistorique qu’il appelle âge pélasgien (de Pélasgia, ancien nom de la Grèce) où la conscience humaine est sous l’influence directe de l’âme du monde manifestée dans des expériences et des images qui échappent à l’usine à concepts du mental; 2) une phase prométhéenne qui a duré jusqu’à la Renaissance et où, restée en contact avec l’âme du monde, l’humanité a édifié des civilisations grandioses; 3) une phase héracléenne où la volonté humaine devenue autonome est en rupture avec l’âme. Cette troisième phase ressemble au Kali-Yuga de la tradition hindoue, à l’âge des hommes de Vico et au déclin de l’Occident de Spengler. Pour Klages, le mental agit comme une sourdine de l’âme cosmique. Notons en passant que cette âme du monde qu’il nomme aussi « Éros cosmogonique » devrait seule mériter, en français, le nom d’esprit, terme qui évoque le souffle vital. Le titre d’un autre ouvrage de Klages, Der Geist als Widersacher der Seele, a été rendu en français par L’Esprit en tant qu’antagoniste de l’âme alors que l’antagonisme se situe, selon Klages, entre le mental et l’âme, ce que les traducteurs anglais semblent avoir mieux compris en traduisant ce titre par The Mind as the Antagonist of the Soul15. « La thèse qui a guidé nos recherches depuis environ trente ans, écrit Klages, est que le corps et l’âme sont deux pôles indissociables de l’unité vitale, et que le mental vient s’y insérer de l’extérieur comme un coin qui chercherait à les séparer, c’est-à-dire à désanimer le corps et à désincarner l’âme, ce qui finit par étouffer toute la vitalité que cette unité aurait rendue possible. » Il dénonce avec virulence le viol de la Terre Mère et déplore que l’humanité matérialiste s’enferme de plus en plus dans un univers conceptuel aux dépens de sa propre vitalité et de celle des espèces avec lesquelles elle partage la biosphère. Bien que déplorant la stérilité du règne du mental, Klages n’en reste pas moins convaincu que l’âme résiliente du monde triomphera.

C’est un déclin de l’Occident plus prometteur que laisse entrevoir l’archéologue et anthropologue d’origine lituanienne Marija Gimbutas (1921-1994). Auteure prolifique à qui l’on doit notamment Le langage de la déesse16 , elle propose un modèle d’évolution culturelle selon lequel une civilisation matristique (matricentrique, matrilinéaire, gynocratique) aurait précédé l’implantation progressive de sociétés patriarcales (androcratiques) en Occident à partir du quatrième millénaire avant notre ère. En dépit des critiques parfois suspectes de machisme patriarcal qui ont contesté cette hypothèse, maints signes des temps concourent à faire de notre époque le crépuscule de 5000 ans de patriarcat et l’aube d’une nouvelle ère écoféministe.

Tous les modèles présentés ci-dessus portent spécifiquement sur l’histoire et le devenir de l’humanité sans qu’il y soit vraiment question, sauf chez Klages, de l’avenir de la planète. Or, pour la première fois depuis que la Terre existe, les phases d’évolution des sociétés humaines affectent aujourd’hui les mécanismes profonds de la géosphère, de l’hydrosphère, de l’atmosphère et de la biosphère. Toute l’œuvre de l’historien des cultures Thomas Berry (1914-2009), en particulier The Dream of the Earth17 et The Great Work, porte sur la reconnaissance que l’évolution de l’humanité ne peut plus être dissociée de celle de la Terre. L’activité humaine a mis fin à l’ère cénozoïque (ère de la nouvelle vie) amorcée il y a 65 millions d’années avec la cinquième extinction (celle des dinosaures) et une sixième extinction est en marche, signée Homo sapiens, au rythme actuel d’une centaine d’extinctions d’espèces par jour. L’humanité fait donc face à un choix crucial : périr en s’en tenant à une conception insoutenable du progrès ou entrer courageusement dans une ère que Thomas Berry appelle « écozoïque » caractérisée par une reconnaissance de la Terre en tant que « communion de sujets plutôt que collection d’objets »18. « Progrès! Voilà bien le mot magique. Bien que discrédité depuis longtemps en tant que croyance chimérique, nous l’entendons toujours prononcé avec une sorte de révérence religieuse et même en tant que norme et référence ultime en matière de réalité et de valeurs » écrit-il19. Le progrès qu’il décrie est très précisément décrit par Loren Eiseley (1907-1977) dans The Firmament of Time : « Le progrès sécularisé qui ne vise que la prochaine invention, le progrès qui extirpe la pensée du mental et la remplace par des slogans creux, ce progrès-là n’est pas du tout un progrès. C’est un mirage séduisant dans un désert où s’égarent les générations. […] Le tumulte qui règne au-dehors étouffe cris désespérée qui montent en l’homme du fond de sa conscience »20 .

Pour conclure ce tour d’horizon sommaire des représentations schématiques de l’histoire et des périls d’un progrès amnésique de ses racines, oublions le rétroviseur et tournons le regard en avant, guidés par Rainer Maria Rilke (1875-1926) dans cet extrait de la huitième élégie de Duino : « De tous ses yeux la créature voit l’Ouvert. Mais nos yeux sont comme retournés et l’enferment dans des murs qui l’empêchent de couler. Nous ne connaissons ce qui est hors de nous que dans le regard de l’animal. Car dès l’enfance on nous retourne et nous contraint à regarder en arrière ce qui a été plutôt que l’Ouvert qui, dans les yeux de l’animal est si profond. Libre de mort. Nous ne voyons qu’elle, alors que l’animal libre est toujours au-delà du progrès et en marche vers Dieu; c’est dans l’éternité qu’il marche, comme coulent les sources. Nous autres n’avons jamais un seul jour de pur espace devant nous, ce pur espace où les fleurs s’ouvrent à l’infini. Toujours le monde, jamais un “nulle part” qui n’exclut un “quelque part”, jamais une pureté sans bride qu’on respirerait sans désir, la sachant infinie. Il arrive à l’enfant de s’y perdre en silence, jusqu’à ce qu’on l’en arrache… »

La liberté que Rilke situe « au-delà du progrès » dans ce « pur espace devant nous » où « il arrive à l’enfant de se perdre en silence » n’est-elle pas vers l’originel rivage dont un autre poète de l’éternel retour a écrit : 
Nous continuerons le voyage,
et au bout de l’exploration,
touchant l’originel rivage,
d’un savoir neuf le connaîtrons
21.

Références

1 L’Histoire, Arnold J. Toynbee, trad. Jacques Potin, Bibliothèque historique Payot, 1996 (http://www.payot-rivages.fr/payot/livre/lhistoire-9782228889841)
2 Dictionnaire de la sagesse orientale, Guy Schoeller, Robert Laffont, 1989
3 Le règne de la quantité et les signes des temps, René Guénon, NRF Gallimard, 1945, p. 8
4 Histoire de saint Augustin, M. Poujoulat, Alfred Mame et fils, Tours, 1966, p. 268, voir aussi http://www.lepoint.fr/culture/les-grandes-peurs-de-l-an-mille-20-12-2012-1604160_3.php
5 Joachim de Flore, le messager des derniers temps, Marcel Sendrail, Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1970 3 pp. 407-424 (https://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1970_num_1_3_3110)
6 Principes de la philosophie de l’histoire, Jules Michelet, Paris, 1827 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k91444s)
7 Jérusalem, William Blake, plate 15, voir https://commons.wikimedia.org/wiki/file:blake_jerusalem_plate_15_copy_e.jpg
8 Michel Bourdeau, Les trois états. Science, théologie et métaphysique chez Auguste Comte, Daniel Vidal, Archives de sciences sociales des religions, 138-12, avril — juin 2007, http://journals.openedition.org/assr/5502
9 Marxism and Monastic Perspectives, Thomas Merton, Bangkok, 10 décembre 1968, voir https://allthewayfree.wordpress.com/2012/11/13/marxism-and-monastic-perspectives-thomas-mertons-final-lecture-bangkok-december-10th-1968/ (en anglais)
10 Le Déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, Oswald Spengler, trad. de l’allemand par M. Tazerout, Collection Bibliothèque des Idées, Gallimard, 1948 (http://www.gallimard.fr/catalogue/gallimard/bibliotheque-des-idees/le-declin-de-l-occident)
11 Ludwig Klages et son temps, archives EROE, http://www.archiveseroe.eu/klages-a48482990
12 Ludwig Klages (1872-1956), Jacques Dufresne, Encyclopédie Homo Vivens http://encyclopedie.homovivens.org/documents/ludwig_klages_1872_1956
13 L’homme et la Terre, Ludwig Klages, éditions RN, 2016, voir http://www.rn-editions.fr/lhomme-et-la-terre-klages/
14 De l’éros cosmogonique, Ludwig Klages, traduit et présenté par Ludwig Lehnen, L’Harmattan, Paris, 2008
15 An introduction to the graphology of Ludwig Klages, Thea Stein-Lewinson, New York, 1938, voir la note 3 en bas de page à l’adresse https://onlinelibrary.wiley.com/doi/pdf/10.1111/j.1467-6494.1938.tb02251.x
16 Le langage de la déesse, Marija Gimbutas, Éditions des femmes, Paris, 2005
17 Thomas Berry (1914-2009), Daniel Laguitton http://encyclopedie.homovivens.org/documents/thomas_berry
18 Voir http://www.covivia.com/index.php?vmenu=31_90_89&voptions=articles_25
19 Le rêve de la Terre, Thomas Berry, trad. D. Laguitton, en quête d’éditeur.
20 The Firmament of Time, Loren Eiseley, 1960, voir http://www.worldcat.org/title/firmament-of-time/oclc/962854398
21 Tétralogie (Quatre quatuors), T.S. Eliot, trad. D. Laguitton, Les Écrits des Forges, 2015

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