Le néo conformisme (dernier numéro du magazine L’Inconvénient)

Jacques Dufresne

Le dernier numéro du magazine L’Inconvénient est consacré au néo conformisme. Quel bonheur que de découvrir une publication encore chaude qui porte sur le sujet de notre Lettre de ce mois. Que des articles intéressants où la science, convoquée par Norman Baillargeon, confirme le diagnostic des philosophes et des écrivains : Isabelle Daunais, Patrick Moreau, Ugo Gilbert Tremblay, Mathieu Bélisle. Voici quelques passages qui retiennent l’attention. Ma critique prendra la forme de réflexions sur les « les grands idéaux normatifs » où je marquerai ma préférence pour la tradition platonicienne plutôt que pour celle des Lumières dont se réclame Normand Baillargeon.

Ce passage de l’article de Ugo Gilbert Tremblay résume bien le numéro :

« Échapper au conformisme majoritaire ne garantit jamais que l’on échappe à un conformisme minoritaire. La taille du groupe dans lequel le conformiste se déploie ne change rien à la nature du conformisme. Seule l’intensité de ce dernier peut varier d’un groupe à l’autre, et celle-ci a tendance à augmenter dans les petits groupes, où les effets de la contrainte sociale et de la surveillance réciproque s’accentuent. Que l’on pense aux partis politiques, aux sectes, aux avant-gardes, etc. Les masses pratiquent en général un conformisme plus amorphe, qui se reproduit moins par zèle que par inertie. N’importe quel comptable ou épicier subit un conformisme moins rigide que celui qui pèse sur les épaules d’un militant. Sur la vaste toile du conformisme, les militants s’apparentent aux nœuds les plus tendus. »

Le passage d’un conformisme minoritaire à un conformisme majoritaire semble s’être fait à la vitesse des innovations dans les médias numériques. En 2006, rappelle Isabelle Daunais, la revue a donné pour titre à l’un de ses numéros Originaux et détraqués en souvenir du livre de Louis Fréchette paru en1892. « Douze ans plus tard, il n’est pas sûr que l’exercice serait encore possible (ce qui signifie que sous certains aspects nous étions plus proches en 2006 de 1892 que nous sommes proches aujourd’hui de 2006). Les termes mêmes empruntés à Fréchette sont devenus plus délicats à utiliser. ‘’Original’’, sans doute, passerait encore, mais ‘’détraqué’’, assurément, n’est plus envisageable. Il y aurait aussi, pour nos consciences d’aujourd’hui, le risque de ‘’l’appropriation’’. Pas plus, vraisemblablement, que ne l’avait fait Fréchette, les collaborateurs du numéro de 2006 n’avaient demandé à leurs originaux et à leurs détraqués (dans le cas de personnes réelles) la permission de les peindre, si amicalement que ce fût, ou, pour le dire en termes contemporains, de se saisir de leur histoire et de leur identité. Un tel numéro, aujourd’hui, ne serait guère pensable que sous la forme de l’autoportrait. »

Patrick Moreau note de son côté que le néo conformisme majoritaire se perçoit et se présente comme un anticonformisme : « Ce nouvel anticonformisme conformiste a ainsi pour lui de donner l’illusion d’être hors norme à tous ceux qui en suivent les commandements à la lettre. Ils ont en quelque sorte le beurre et l’argent du beurre. Ils peuvent se sentir rebelles et contestataires lorsqu’ils dénoncent l’homophobie, la misogynie, le racisme, etc., alors même que ces dénonciations font largement consensus et que les autorités publiques de leurs pays respectifs les dénoncent en chœur avec eux. »

 Normand Baillargeon aborde la question cruciale de l’identité, fondement de la pensée libre, sous l’angle des théories de l’identité issues d’une certaine philosophie française du XXe siècle montée en graine aux États-Unis. «En se fondant sur un constructivisme social radical et en cultivant l’incrédulité envers les grands idéaux normatifs de la tradition occidentale, et en particulier ceux des Lumières, on avance conjointement une métaphysique antiréaliste et une épistémologie relativiste.[…] ‘’L’individu, suggère Foucault, avec ses caractéristiques, son identité, dans son épinglage à soi-même, est le produit d’un rapport de pouvoir qui s’exerce sur des corps, des multiplicités, des mouvements, des désirs, des forces.’’ »

Dans cette perspective, l’identité d’un être humain ressemble à celle d’un ouragan tel que la science actuelle, tenant compte de la complexité, le décrit : résultat de l’interaction entre un grand nombre de facteurs. Nous avons si bien pressenti cette ressemblance que nous donnons des noms de personnes humaines aux ouragans.

Quand il aborde la question des «grands idéaux normatifs» auxquels il faudrait revenir, Normand Baillargeon, s’arrête et se limite aux Lumières, dont on aurait quelques raisons de penser, comme le fait Christopher Lasch, qu’elles sont à l’origine d’une part du réductionnisme des théoriciens de l’identité et d’autre part d’une conception du progrès entraînant aujourd’hui bien des dogmatismes haineux. Je ne veux toutefois pas engager le débat sur ces terrains, préférant rappeler que les Lumières des sciences, si précieuses soient-elles, ne font pas toute la lumière.

Être bien vu de sa concierge plutôt que de son créateur

Le conformiste croit « qu’il vaut mieux être bien vu de sa concierge que de son créateur. » Ce mot de Marcel Aymé m’incite à rappeler que, dans le sillage d’une autre tradition occidentale, platonicienne, on peut voir une analogie entre la création artistique et celle de l’œuvre par excellence : soi-même. Appelons essence le noyau de l’inspiration qui est à la source de l’œuvre : soi-même ou un tableau de maître.

 L’artiste n’a pas une connaissance adéquate de cette essence, il ne peut pas se la représenter. S’il pouvait le faire, il ne serait plus qu’un technicien réalisant un plan. Il passerait de l’archétype au prototype. Mais toutefois, cette essence, il la connaît assez pour retrancher ce qui s’en éloigne dans ses ébauches. Il est dans le clair-obscur. Il en est de même de notre rapport à nous-mêmes. De même que l’artiste ne connaît l’essence de son inspiration que lorsqu’il contemple son œuvre achevée, de même nous nous connaissons dans la mesure du degré atteint dans notre achèvement.

C’est aussi notre degré d’achèvement qui détermine notre aptitude à échapper au conformisme, dans nos gestes les plus instinctifs comme dans nos idées les plus abstraites. Quelle est cette faculté qui nous permet de distinguer le faux du vrai dans l’expression de nous-même? Le flair ? Est-ce une faculté? Comment pouvons-nous cultiver cette faculté? En vivant en symbiose avec la nature de même qu’avec les œuvres et les êtres les plus achevés ? Le seul fait de la cultiver ne nous en éloigne-t-il pas ? Occasion de rappeler que le n’importe quoi dans l’art, l’expression du moi se substituant à l’incarnation d’un idéal, conduit au conformisme lequel se confond alors avec l’informisme et paradoxalement avec l’uniformisme. Passage de l’archétype au prototype, disions-nous. C’est précisément ce qui se passe dans l’œuvre de l’un des artistes les plus célèbres en ce moment, Jeff Koons : ses chiens en plastique sont fabriqués en série. Ici, je ne peux que renvoyer le lecteur aux dossiers authenticité, identité et conformisme de l’Encyclopédie de l’Agora.

Cette analogie entre l’art et la bonne vie n’épuise pas le sens du mot de Marcel Aymé. Ne serait-ce pas le désir d’être bien vu de Dieu, ou si le mot choque, de l’œil divin au sommet de notre être qui nous donne la force d’échapper au conformisme, équivalent de la pesanteur ?. C’est pour avoir préféré la voix de leur dieu intérieur à celle de la foule qu’Antigone, Socrate, le Christ, Jeanne d’Arc et Thomas More sont devenus des modèles de l’anticonformisme.

À quelle voix intérieure obéit donc Antigone quand elle préfère «aller aimer chez les morts» plutôt que d’obéir aux lois écrites de Créon? C’est par obéissance à son daimon que Socrate a pris position contre la majorité athénienne, c’est pour faire la volonté de son père et créateur que le Christ a substitué le Nouveau testament à l’Ancien par amour et pour l’amour; Jeanne d’Arc a si bien écouté ses voix qu’elle a pu, le plus innocemment du monde, échapper à ce qu’on appellerait aujourd’hui le triple conformisme du sexe, de l’âge et de la classe sociale. Pourquoi Thomas More a-t-il renoncé à tous les honneurs et à l’approbation du peuple anglais qui lui était déjà acquise.

Tous se sont exposés à la mort. C’est la leçon suprême. La pensée libre la plus inoffensive est une petite mort. Émettez aujourd’hui en Occident la moindre réserve sur le mariage gai et vous voilà hors la loi. C’est au risque qu’elle implique qu’il faut mesurer la liberté de la pensée. Il y a toujours bousculade aux portillons de l’anticonformisme quand il s’agit de combattre l’oppression d’hier ou d’ailleurs. Les libérateurs se font plus rares quand l’oppression frappe ici et aujourd’hui. On est toujours en retard d’une indignation.

 

http://agora.qc.ca/dossiers/conformisme

http://agora.qc.ca/dossiers/identite

http://agora.qc.ca/dossiers/Authenticite

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