Le cœur, la raison et la science dans l’exercice du jugement

Jacques Dufresne

 Dans le débat public actuel, un dangereux manichéisme prend forme à l’insu de ceux qui, avec les meilleures intentions du monde, en font le centre de leurs analyses : on y oppose la raison et les émotions, en identifiant la raison à la science et les émotions à l’ignorance. On essaie ensuite de redonner du lustre aux émotions en ayant recours à la notion d’intelligence émotionnelle. Pourquoi ne pas revenir plutôt au mot cœur, cher à Pascal : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. »

Si la raison fonde la science, elle ne se réduit pas à elle, elle l’englobe et la dépasse, elle peut et doit en faire la critique. L’âge de raison n’est pas l’âge de la science, c’est celui de la rencontre entre la raison cachée dans la complexité du réel et celle qui a conscience d’elle-même dans un être humain. L’enfant l’atteint au moment où il comprend enfin que ses parents sont dans la vérité quand ils le contraignent à vider son assiette, surtout s’il s’est servi lui-même. Il existe peut-être des études scientifiques prouvant qu’on vit mieux et plus longtemps quand on évite le gaspillage à table, mais s’il fallait, en éducation, attendre de connaître ces études plutôt que de s’en remettre au bon sens ou à la raison commune, l’humanité s’engagerait dans une bien mauvaise direction. D’autant plus qu’une étude en contredirait probablement une autre comme la chose s’est produite et se produit encore si souvent dans les sciences de la nutrition.

C’est la maturité qui est en cause ici. Il ne suffit pas pour y parvenir d’accumuler des connaissances scientifiques. Si elle a un rapport avec la science, c’est dans la mesure où cette dernière, sous sa forme universelle, consiste à lire la nécessité derrière la sensation, à faire par exemple le lien entre le rhume et les pieds dans l’eau glacée plutôt que de le considérer dans l’angoisse comme le symptôme d’un cancer du poumon. Cet exemple nous donne à entendre que si la maturité suppose un progrès de la raison obtenu par des efforts d’attention, elle implique aussi une suite ininterrompue de petites morts à soi-même opérant ce que jadis on appelait d’un mot hélas discrédité mais sans jamais être remplacé par un meilleur : purification. Le mot pur en grec signifie feu. Sans tomber dans les pièges du dolorisme ou de l’autoritarisme, on peut affirmer que c’est par l’épreuve du feu : de la brûlure, de la souffrance du détachement que la raison s’élève au-dessus des sensations.

 Voici une définition classique de l’infantilisme, à conserver et à méditer tant qu’on n’en aura pas trouvé une meilleure.

« Qu’est-ce que l’infantilisme ? Le fait de se conduire comme un enfant quand on a cessé de l’être. C’est d’abord l’impuissance à voir les choses telles qu’elles sont, ou le refus de les prendre pour ce qu’elles sont, de distinguer ce qu’on sait de ce qu’on croit ; c’est prendre ses désirs pour la réalité. C’est par là même l’inaptitude à s’abstraire du présent, à vouloir les moyens des fins que l’on désire, à se soucier des conséquences réelles, c’est-à-dire lointaines, de ses actes, ce qui ramène ceux-ci au niveau ludique. C’est, dans le domaine affectif, un égocentrisme foncier, un narcissisme non surmonté qui explique que, dans ses amours comme dans ses haines, l’individu n’a jamais affaire qu’à soi, s’avère incapable de rencontrer l’autre comme autre et d’assumer cette rencontre. Enfin, l’infantilisme se traduit par une soumission ou par un refus, également fanatiques, à l’égard de toute autorité ; attitudes propres à des sujets qui n’ont pas surmonté les autorités subies durant leur enfance, qui n’ont pas su concilier l’obéissance extérieure et l’autonomie intime ; aussi leur soumission ou leur révolte ne provient-elle pas de ce que les autorités de fait sont réellement justes ou injustes, mais de ce qu’ils transfèrent sur elles la cause d’une impuissance non surmontée. Être infantile, c’est être irresponsable.»(Source: L'adulte,mythe ou réalité? )

.  

 

 Deux mots indissociables l’un de l’autre résument cette définition : cohérence et responsabilité.

C’est ainsi, pourrions-nous ajouter, que la raison consciente de l’homme se porte à la rencontre de la raison voilée du réel et qu’entre la sensation de l’enfant et la nécessité dévoilée par la science s’instaure un espace pour le cœur siège, le mot le dit, du courage, et donc condition de l’action.

C’est dans cette perspective qu’il faut interpréter la mobilisation des jeunes contre le réchauffement climatique. Elle témoigne d’un étonnant renversement de l’ordre naturel des choses : les enfants de toute une génération reprochent à leurs parents d’être infantiles. Et ce reproche est fondé sur la science. Le père qui a raison a été remplacé par la science a raison. Les scientifiques l’ont dit! Cette expression revient dans toutes les phrases des militants écologistes de première ligne à commencer par ceux du mouvement extinction-rébellion.

Analyse, objectif, action, résultat : ces mots trop souvent entendus ne définissent pas la connaissance laquelle n’est pas une procédure administrative. Le cœur intervient dès le début : on n’adhère pleinement à une vérité que dans la mesure où l’on se sent la force de relever les défis qu’elle comporte. Autrement, on sombre dans le déni ou dans une acceptation superficielle et inconséquente de la vérité, et c’est peut-être ce qui explique pourquoi, au seuil d’une catastrophe appréhendée, on cherche refuge dans l’abus des fêtes et des jeux.

Dans ces conditions on aboutit à ce paradoxe : l’urgence même des mesures à prendre pour prévenir une catastrophe fait apparaître la nécessité d’un remède qui exige du temps puisqu’il s’agit de l’éducation: quel usage faire de la raison pour mettre à leur place, dans l’exercice du jugement, la science, le cœur et la sensation ?

Voici, à vol d’oiseau, quelques pièges à éviter dans le recours à la science:

Les études incertaines,

Partout où la complexité est en cause, c’est le cas dans la prédiction des ouragans, à plus forte raison dans celui du réchauffement climatique, on en est réduit à des probabilités, ce qui ouvre la porte au déni et à l’attentisme et fait aussi apparaître la nécessité d’un jugement qui n’attend pas tout de la science. Nous reviendrons plus loin sur ce point. Limitons-nous pour le moment à la responsabilité des savants qui annoncent des catastrophes probables. C’est leur responsabilité de jeter les hauts cris, mais n’ont-ils pas en outre celle de soutenir individus et sociétés dans les défis d’ordre technique certes, mais aussi d’ordre psychologique, moral et spirituel. Une recherche en ligne sur GIEC et infantilisme, nous apprend à ce propos des choses fort intéressantes. C’est l’infantilisme de Greta Thunberg et de ses homologues qui est d’abord dénoncé et non celui des adultes qui s’encombrent de jouets tels que les grosses cylindrées, les motoneiges, les motocyclettes, etc. Ces consommateurs, m’objectera-t-on, ne sont pas infantiles : comme les riches de tous les temps ils tiennent tout simplement à afficher les signes de leur réussite. Avec le résultat que les producteurs de grosses cylindrées estiment approprié de proposer leurs chars d’assaut au cœur des émissions de télévision nous montrant les enfants éco anxieux de la planète.

Ce qui lance la réflexion sur la différence entre un château qui durera mille ans et des biens dont la désuétude est planifiée à court terme. Et nous voilà au seuil de la métaphysique. Chaque fois que je regarde l’émission Des racines et des ailes à la télévision française, j’en tire la conviction que les hommes construisaient pour l’éternité quand la terre n’était pour eux qu’un lieu de passage et qu’ils ont transformé la terre en terrain de camping depuis qu’elle est devenue leur habitat définitif.

La grande question est ainsi posée : comment éviter qu’un minimum de bien-être matériel souhaitable pour tous ne dégénère en une consommation effrénée d’objets morts-nés, plutôt que de servir de terroir à l’éclosion d’une beauté pour que « la vie s'apaise dans l'achèvement de la raison. » (Dumont)

Hors de la science, pas de jugement ?

Il y a vingt ans, au moment où Internet entrait dans les chaumières, nous avons à l’Agora, au terme d’une recherche sur les Inforoutes et l’avenir du Québec, lancé le slogan : « une heure d’écran une heure de nature ». Il était clair que par nature nous n’entendions pas seulement les prés et les bois, mais aussi les rapports avec d’autres êtres vivants, à commencer par les humains, cela va de soi. Cette recherche ayant été commandée et financée par le gouvernement du Québec, nous présumions que nos propositions allaient susciter quelque intérêt en haut lieu Elles ont plutôt été accueillies avec le mépris et l’indifférence réservées aux opinions hors tendance. Quelles étaient nos preuves? Et en effet, nous ne pouvions pas nous appuyer sur un nombre suffisant d’études sérieuses sur le phénomène nouveau, pour la simple raison que l’écran de l’ordinateur ne s’était pas encore ajouté à celui du téléviseur. Aujourd’hui, les preuves des risques auxquels on expose les enfants se multiplient. Dans La fabrique du crétin numérique, le neurologue français Michel Desmurget en présente une liste accablante.  Il y a deux ans, Andrée Mathieu présentait dans nos pages un dossier tout aussi étoffé : l’asservissement numérique des enfants. http://agora.qc.ca/documents/lasservissement_numerique_des_enfants

Dans le laboratoire mondial des médias, une expérience mondiale sur les enfants, lancée sans la moindre précaution d’ordre éthique ou anthropologique, durait toutefois depuis vingt ans avec la probabilité de se prolonger sur au moins un autre quart de siècle. En 1998, nous n’étions pas les seuls à formuler des mises en garde, à première vue fondées sur le seul bon sens. Un préjugé déraisonnablement favorable à la science n’a-t-il pas desservi la cause des enfants du monde entier ? Tant que la science n’en a pas démontré les dangers, toute innovation portée par le progrès technique ou l’esprit du temps en général est réputée bienfaisante.

La réflexion sur nos propres critères nous incite à penser qu’il y avait plus de science dans notre bon sens prudent que dans l’euphorie provoquée par l’innovation numérique. Nous connaissions assez les faits relatifs à l’évolution pour savoir que l’intelligence humaine s’est développée dans des conditions où l’interaction avec la nature et les autres animaux était la règle. Nous connaissions, entre autres travaux pertinents, ceux de Leroi Gourhan sur le rapport entre l’usage de la main et le développement de l’intelligence. Konrad Lorenz nous avait appris que le comportement humain comme le comportement animal est une mélodie d’éléments innés et acquis au contact du réel, initialement du moins. On nous objectera avec raison que l’être humain possède des capacités d’adaptation pratiquement illimitées, ce qui lui a permis d’intégrer l’écriture à son apprentissage, favorisant ainsi le développement de son intelligence. Ce sont sans doute des arguments de ce genre qui ont dissipé les inquiétudes au début de la grande euphorie numérique.

Dans notre groupe de réflexion, nous avons aussi tenu compte de l’opinion du plus grand biologiste québécois Marie Victorin. Au début de la Flore laurentienne, il met ses lecteurs en garde contre les dangers d’une culture trop exclusivement livresque comme celle qui, à son avis, caractérisait les collèges classiques du début du vingtième siècle. Faisant appel au mythe d’Antée, ce héros qui perdait sa force légendaire dès qu’il perdait contact avec la terre, il invitait les jeunes du Québec à entrer dans des clubs de naturalistes pour se rapprocher de la vie. Les craintes que lui inspirait la culture livresque, ne sont-elles pas encore plus justifiées dans le cas de la culture numérique? Est-il nécessaire de le préciser. On pouvait aussi penser que l’image ressemblait plus à la nature que l’écriture. Autre fait pris en compte dans la réflexion : parmi nos amis et nos voisins, les plus instruits et souvent aussi les plus riches étaient ceux qui imposaient la discipline la plus stricte à leurs enfants pour ce qui est du temps passé devant les écrans de tous genres, ce qui aurait pour effet, nous semblait-il, d’accroître les inégalités dans  la société. Que valait cette observation non chiffrée sur une échelle de la rigueur scientifique? 2 sur 10 ?

N’est-ce pas tout de même dans un tel contexte, dans ce clair obscur, plus clair qu’obscur tout de même, que nous prenons la plupart de nos décisions importantes et n’est-il pas préférable de les prendre ces décisions plutôt que de suivre aveuglément les tendances de la mode, du marché ou du progrès technique ? Il faut alors s’en remettre à la vertu de prudence, laquelle, en élevant la raison au-dessus des émotions, mais sans la couper de la volonté, permet d’éviter à la fois la précipitation et l’indécision.

.

À lire également du même auteur

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Articles récents