Le christianisme et son double

Marc Chevrier

L’élection du jésuite argentin Jorge Mario Bergoglio à la papauté de l’Église catholique romaine n’a pas fini de susciter l’étonnement et de nombreuses publications, dont cet ouvrage publié en octobre 2015, L’empire. Une histoire politique du christianisme1. Mais le titre de l’ouvrage pourrait laisser penser qu’il s’agit d’une somme savante qui intéressera théologiens, spécialistes des sciences sociales, historiens et philosophes, bref un public choisi d’initiés. Seulement, Oh surprise!, cet ouvrage est en réalité le premier livre d’une trilogie en bande dessinée, dont le scénario est signé par Olivier Bobineau, sociologue des religions, et le dessin, par l’illustrateur Pascal Magnat. Une trilogie, vous avez bien lu, car à ce premier livre, intitulé La genèse, qui couvre les premiers mille ans de l’histoire de l’Église, devraient succéder deux autres, Sodome et Gomorrhe et L’Apocalypse, qui se font toujours attendre. L’ouvrage est singulier, car s’il existe déjà des bibles et des histoires de saint en bande dessinée, le tandem Bobineau-Magnat propose une mise en images d’une étude publiée en 2013 par Olivier Bobineau lui-même, L’Empire des pages. Une sociologie du pouvoir dans l’Église, qui a été rééditée en poche2. La page couverture de L’Empire en images en donne le ton, elle montre un pape bien calé sur son trône d’or massif, engoncé dans ses habits royaux et coiffé d’une mitre richement sertie de pierres précieuses.

Une histoire dessinée du second empire romain des papes

Pour capter l’attention du lecteur, le livre s’ouvre sur l’élection du pape François, le 13 mars 2013, au sujet de laquelle des journalistes interrogent le sociologue à un plateau de télévision. De retour à la maison, le sociologue retrouve ses deux enfants dans son cabinet de travail; par miracle, ils ont dessiné, le premier, un Jésus, et l’autre, une Église énorme érigée sur la planète terre. C’est l’occasion pour le père d’exposer sa thèse, déjà développée dans son ouvrage de 2013, que le catholicisme, parmi les grandes religions, se singularise par l’opposition, qui a traversé son histoire, entre d’une part, un message d’ « amour universel défendu par Jésus » fondé sur l’amour du prochain qui se décline sous les formes du pardon, du don et de l’abandon, et d’autre part, une Église romaine centralisée sous l’autorité du pape qui exerce, avec l’appui d’une bureaucratie cléricale, un pouvoir à la fois politique et spirituel. En somme, la chrétienté catholique s’est érigée sur la tension entre la dilection (de dilectio, terme latin pouvant désigner l’agapè en grec ou amour du prochain), et la direction, soit le pouvoir qui selon Bobineau participe dans la tradition catholique à la fois de la domination hiérarchique et de la coopération entre égaux. Pourquoi cette bande dessinée raconte-t-elle l’histoire d’un empire? Bobineau s’en explique dans son ouvrage de 2013, où en conclusion, sous le sous-titre « Le génie pontifical », il écrit : « [l]e pape est bien le dernier empereur romain vivant sur terre, avec des soldats de par le monde…mais sans glaive. Il est le dernier véritable empereur dont l’Empire peut prétendre à l’universalité. Il tente d’incarner en sa fonction personnelle le hors mesure et la mesure de toute chose. Il est le seul homme qui ambitionne de proposer l’amour sans condition selon un mode qui lui est strictement opposé sur le plan anthropologique, la domination politique sous condition… de lui obéir3. »

Quelques éléments de nature biographique peuvent nous éclairer sur le travail de Bobineau, qui semble vouloir ébranler la papauté impériale romaine. Né dans un milieu ouvrier, le chercheur a opté pour la sociologie des religions non sans avoir été tenté par la vocation de prêtre-ouvrier et avoir milité dans le parti socialiste français. Qualifié de « intellectuel des marges », l’auteur a effectivement travaillé sur les périphéries sociales de notre temps, « prostitution, sectes, satanisme »4. Ce « facétieux sociologue, qui se revendique catholique », a aussi travaillé à la formation des imams en France. Ses rapports avec l’Église catholique oscillent entre compréhension scientifique et désir de réforme. L’article qui lui est consacré dans la revue Sciences humaines saisit l’ambivalence de Bobineau. Ainsi de ses ouvrages sur l’Église, écrit Laurent Testot, « se dégage une impression de volonté prescriptrice vis-à-vis de l’Église catholique. Par exemple promouvoir un partage des responsabilités entre prêtres et laïcs au sein des structures ecclésiales, un "toilettage" de l’institution paroissiale catholique. Les points de vue sont tantôt ceux de chercheurs, tantôt ceux de théologiens… »

Cette ambivalence transparaît dans la structure et le ton de son Empire des papes en bande dessinée. Dans un premier temps, la doctrine du Christ est présentée comme une série de seize ruptures avec la « société juive traditionnelle », la première étant le célèbre esclandre que Jésus fit aux marchands attroupés devant le temple de Jérusalem. Et pour bien marquer la radicalité de Jésus, le sociologue et l’illustrateur poussent la licence artistique jusqu’à le dessiner avec les traits d’un barbu au front dégarni et à la chevelure frisottante, trapu et bedonnant, en prenant le soin de préciser qu’il devait avoir une mauvaise dentition… Tout le contraire du Christ à la peau de porcelaine, aux allures de grand blond avec tous ses cheveux…et ses dents. Une fois exposées ces ruptures en une série de tableaux sur la prédication de Jésus, dont on devine qu’elles forment ce que Bobineau a appelé dans son ouvrage de 2013 « une utopie sociale radicale », on passe de la crucifixion du Christ à une scène de la vie contemporaine, montrant un magasin de souvenirs pieux à Lourdes, où grâce à l’industrie née dans cette cité depuis l’apparition de la Vierge à Bernadette Soubirous, les pèlerins peuvent aujourd’hui se procurer des crucifix au Christ musculeux et à l’oeil clignotant ou les photographier d’un clic de téléphone portable. « Comment en est-on arrivé là? » se demande Bobineau, lui-même dessiné dans ce grand feuilleton historique dont il est en fait le personnage principal, puisqu’il intervient tout au long du récit, tantôt sous les traits de l’expert en religion en chemise blanche (comme la soutane du pape!), tantôt revêtu d’accoutrements comiques, comme en superman posé sur une colonne de traités et de sermons de saint Augustin (p. 58).

Or, ce que L’Empire dessiné raconte à partir de cette question centrale, c’est en substance l’histoire de la romanisation du christianisme originel. Bobineau et Magnat distinguent certes dans leur bande imagée « le moment judéo-chrétien », soit celui des premières communautés chrétiennes du 1er siècle après J.-C., et son « moment grec », qui voit le message chrétien s’helléniser et se répandre hors de la Judée. Mais ils leur consacrent assez peu de pages, alors que le gros de leurs tableaux illustre les diverses étapes historiques de la latinisation du christianisme dans le but d’établir que l’agapè sans mesure de l’évangélisme originel est devenu prisonnier du juridisme impérial latin qui fit du pape un monarque législateur absolu par un système de « verrous » qui consolidèrent peu à peu l’autorité des premiers papes sur la chrétienté et les puissances civiles. Cette histoire du catholicisme cadenassé par sa romanité est certes dépeinte non sans humour et ingéniosité de la part de l’illustrateur, qui redouble d’invention pour mettre en image des concepts théologiques difficiles, comme celui de la grâce chez Augustin, représentée sous la forme de flotteurs distribués par l’Église de ses sacrements à des naufragés qui autrement seraient inévitablement tirés vers le fond par les pierres du péché originel attachées aux pieds. La latinisation du christianisme atteint son sommet selon Bobineau et Magnat avec la réforme grégorienne, soit cette grande réforme que le pape Grégoire VII (1073-1085) et d’autres avant lui imprimèrent à l’Église pour la libérer de la tutelle des pouvoirs séculiers et ambitionner rien de moins que la « romanisation du monde ». Ils attachent à cette réforme d’importantes conséquences, telles la consécration du pape comme « vicaire de Dieu omnipotent », « la cléricalisation ou la naissance du curé », les croisades et l’inquisition… Pour les auteurs, cette réforme marque non pas « un changement DANS l’Église mais un changement D’ÉGLISE » (p. 160). Ils estiment que la réforme grégorienne est encore bien vivante aujourd’hui, à travers l’Inquisition, « qui subsiste aujourd’hui dans ses principes, même si elle a changé de nom ». Et cette Inquisition persistante « obéit aux principes de la réforme grégorienne », et ce, selon le théologien Hans Küng qu’ils citent, « au mépris des droits de l’homme universellement reconnus et des exigences les plus élémentaires de la justice » (p. 159). L’Empire en images se termine sur l’histoire du Poverello, saint François, et l’élection du pape du même nom, qui devrait mettre « l’institution au service de l’Évangile » « et non l’inverse ». En bref, ce que suggèrent à demi-mots les deux auteurs, c’est que l’Église catholique devrait se déprendre de sa romanité qui a dénaturé le message évangélique, voire, retourner à ses sources originelles judaïque et hellénique, quitte à larguer son héritage romain.

Pourtant, dans son ouvrage de 2013, Bobineau avait été un peu moins catégorique, en insistant sur le fait que la conjonction, dans son langage à lui, de la dilection et de la direction typique du catholicisme, est d’une nature particulière, c’est-à-dire que l’une et l’autre sont unies par un rapport dialectique, mais sans synthèse qui en arrête le mouvement. En somme, la dilection sans mesure et la direction qui ordonne sont vouées à s’opposer sans cesse dans l’histoire humaine et à se combiner indéfiniment en des formes changeantes appelées à se renouveler selon le contexte historique. Si on suit le raisonnement de Bobineau, le principe de direction dans son expression romaine traverse peut-être une crise grave, qui mènera à terme à sa réforme ou à son épuisement au sein de l’Église et hors d’elle, mais pas au point que ce principe de direction disparaisse lui-même, qui trouvera alors d’autres formes institutionnelles pour chaperonner la dilection voyageuse et sans bride. Mais concevoir un catholicisme coupé de sa romanité n’est-ce pas là préconiser un changement d’Église? Ou peut-être les auteurs formulent-ils le voeu d’une dilection évangélique émancipée de toute direction, inclinant à la seule loi de sa vie propre, sans clergé, sans vicaire prééminent?
Toujours est-il que la réflexion illustrée que proposent Bobineau et Magnat a quelque chose de profondément catholique sur au moins un point : la prédication par l’image, en quoi l’Église catholique a excellé en invitant peintres, sculpteurs et artisans du vitrail à figurer dans l’huile, le bois, la pierre et le verre les paraboles du Christ et les miracles de saints. Ainsi que l’affirmait saint Basile que Chateaubriand cite dans son Génie du christianisme : « les peintres font autant par leurs tableaux que les orateurs par leur éloquence5. » Mettre l’histoire de l’Église en bande dessinée poursuit par un autre médium cette tradition iconographique, et malgré tout ce que l’on peut trouver à redire au sujet de L’Empire de Bobineau et de Magnat, il est un étonnant polyptique où mille ans d’histoire religieuse, que d’ordinaire on abandonne à la sécheresse de savants traités, deviennent drôles, étranges et facétieux. Que vienne la suite.

De la sociologie charitable à la sociologie inquisitoriale

Cette sociologie en images paraît bien charitable comparativement à celle, inquisitoriale, que l’historien et anthropologue Emmanuel Todd dégaine dans un brûlot, Qui est Charlie?6, « écrit sous le coup de l’exaspération » et publié peu de temps après les grandes manifestations qui ont déferlé sur la France à la suite des attentats des 7 et 8 janvier 2015 contre le journal satiriste Charlie Hebdo et un magasin cacher de Paris, qui firent 17 morts. Cette fois-ci, la sociologie vise non pas l’Église romaine mais ce que Todd considère comme un résidu d’un catholicisme en « crise terminale », qui mène selon lui nécessairement à la xénophobie. Car pour Todd toute société qui a été profondément marquée par le catholicisme dans son histoire, la France, mais aussi selon lui la Flandre, le Pays Basque, l’Irlande, l’Italie et le Québec, ne peut en sortir que par des convulsions violentes et par des dérives nationalistes et xénophobes, car dans son principe même le catholicisme a intégré des « cultures régionales peu douées pour l’universel » et un « principe autoritaire et vertical, mais à vocation universelle ». Il renvoie dos à dos catholicisme et protestantisme, puisque ce dernier, en Allemagne, a révélé son côté autoritaire et inégalitaire, qui s’est exacerbé entre 1880 et 1930 à mesure que la pratique religieuse y chutait. Et si l’on suit bien Todd dans ses suppositions, l’athéisme laïcard français, qu’il identifie au républicanisme, réfractaire à toute verticalité dominatrice, serait intrinsèquement égalitaire et pacifiste, à commencer par le noyau familial. (Todd ne dit bien sûr rien des meurtres de masses perpétrés sous la Révolution et les communismes totalitaires du XXe siècle). En somme, sans s’embarrasser de tenir compte d’autre chose que d’indicateurs de pratique religieuse et de faits vaguement esquissés, il croit que « la transition vers laïcité a engendré une poussée terroriste au Canada, en Espagne et en Irlande, et des accès phobiques moins violents – mais peut-être plus durables – en Belgique. » (p. 34) On croit rêver en lisant de telles inepties que Todd assène à son lecteur, comme si ces « populations linguistiquement minoritaires » étaient sous la coupe d’une poussée terroriste et phobique endémique… Sans le moindrement chercher à comprendre le contexte sociopolitique de ces petites nations dominées ni leur histoire, il condamne ces nations ex cathedra, comme si les quelques maigres secondes d’attention que son esprit avait daigné accorder à ces rebuts de l’histoire suffisaient pour en capter l’essence. Si on pousse jusqu’au bout la lecture impérialiste que Todd fait de
leur destinée, les Québécois devraient s’assimiler à l’anglais, les Basques à l’espagnol et les Flamands au français pour accéder à l’universel. Mais que faire du cas de la Pologne et de l’Ukraine, où s’est manifesté un catholicisme de défense contre le communisme totalitaire? Ce sont des « uniates » – des catholiques de rite orthodoxe – répond Todd à propos de l’Ukraine, en croyant prévenir une objection à son beau modèle théorique et en laissant en plan la Pologne très catholique qui envoya un pape à Rome. Et que de dire de toutes ces nations qui ont fait leur indépendance en Europe, et parfois en recourant aux armes, les nations baltes, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, le Kosovo, la Macédoine, la Moldavie et la Slovaquie, elles sortaient donc toutes du catholicisme? Et le Pendjab et le Cachemire en Inde, où le désir d’indépendance s’est conjugué à la lutte armée, ils en sortaient aussi?

Cela dit, le fond de la thèse de Todd ne réside pas dans ses anathèmes vite administrés contre une brochette disparate de sociétés catholiques. Ce qu’il veut démontrer, au vrai, c’est que la France qui a manifesté par millions après les attentats du 7 et 8 janvier n’est pas n’importe quelle société. Elle vient principalement des régions en France qui naguère étaient traditionnellement catholiques pratiquantes et qui aujourd’hui voit sa religiosité s’effondrer pour se réincarner dans toutes sortes de croyances. C’est ainsi que la désagrégation selon lui du catholicisme dans « ses bastions traditionnels » (p. 55), ce qu’il appelle le « catholicisme zombie » a jeté une partie du catholicisme de droite dans les bras du parti socialiste pour y instiller « une forme particulièrement sournoise d’islamophobie, et probablement d’antisémitisme » (p. 56), car l’imprécateur Todd est convaincu que les manifestations des 10 et 11 janvier 2015 s’assimilaient à des exercices de « dépersonnalisation temporaire » voués à la défense d’un journal islamophobe, avec la bénédiction de l’État. À ses dires, il aurait vécu l’unanimisme de ces grandes manifestations comme un « flash totalitaire »7. Ces manifestations avaient attroupé pour l’essentiel les classes moyennes supérieures issues du vieux fonds catholique et restées hostiles à la « tradition laïque », lesquelles, selon Todd, seraient : « égoïstes, autistes et d’humeur répressive » (p. 20). Avec un tel système, Todd croit tout expliquer, le non majoritaire à la constitution européenne au référendum de 2005, l’adhésion à la monnaie unique au référendum de Maastricht de 1992, « Après le Dieu unique et son paradis, la Monnaie unique et son Europe », écrit-il sans ambages (p. 60). La France catholique zombie, en découvrant un monde sans Dieu, subit les affres de l’angoisse et entre « en état de risque métaphysique », d’où la tentation, selon Todd, d’être « à la recherche d’un adversaire structurant, d’une cible » (p. 65), soit l’Islam, devenu le souffre-douleur de ces masses en voie de déchristianisation, notamment dans les banlieues et les périphéries désertées par les classes moyennes. La masse des catholiques finissants, en investissant la vie politique et les lieux publics, serait ainsi en voie de contaminer le républicanisme originel français, de troubler la santé mentale de la société française, pour prendre la forme de ce que Todd nomme un « néo-républicanisme » qu’il assimile à un avatar du vichysme et de l’antidreyfusisme.

Pour prouver ses dires, Todd catapulte au lecteur cartes sur cartes, pour tenter de nous convaincre que la France manifestante a bel et bien correspondu aux villes et régions de France encore sous le joug du « catholicisme zombie ». Plusieurs géographes réputés se sont récriés en France contre l’usage que Todd a fait de ces cartes géographiques au risque de comparer des réalités faussement équivalentes. Ainsi, comme l’a souligné la directrice de la revue Hérodote, Béatrice Giblin8, pour tenter de démontrer que la France est demeurée divisée depuis la Révolution entre une zone centrale laïque et une zone périphérique attachée au catholicisme, Todd met en rapport la carte indiquant la proportion, par département, des prêtres qui ont prêté le serment constitutionnel en 1791, et celle qui illustre, par département toujours, le taux de pratique religieuse en 1960. Todd postule que les départements où les prêtres qui ont peu adhéré au serment en 1791 devraient être en 1960 ceux où la pratique religieuse est encore la plus élevée. Or, la correspondance ne fonctionne pas dans une vingtaine de départements souligne la géographe, qui ne cache pas sa colère devant un apprenti géographe qui « galvaude et falsifie » l’interprétation des cartes géographiques. Un autre géographe, Jacques Lévy, décrit bien la confusion que créent les jeux de cartes du sociologue enragé : « Todd voit des catholiques là où il n’y en a plus, et décrit le monde contemporain comme si rien n’avait bougé depuis deux siècles9. »

Mais ce qui étonne le plus dans cette analyse aux assises fragiles, c’est que Todd, qui se réclame de Max Weber, ne semble pas du tout avoir le souci de connaître les intentions des acteurs des manifestations du 10 et 11 janvier et leur interprétation de ce qu’ils ont fait. Ramenant tout à des facteurs anthropologiques invariables, comme les structures familiales – laïque et égalitaire dans le bassin parisien ou catholique et inégalitaire dans les périphéries – qui auraient forgé la France, Todd croit pouvoir accéder directement au sens véritable de l’action de millions d’individus qui sont se trouvés quelques heures dans les villes françaises sous la bannière « Je suis Charlie ». En somme, Todd se prend pour le Saint Esprit pénétrant de son omniscience le sens intime d’une expérience collective qui échapperait à ses acteurs mêmes et que de sa vue en surplomb, il peut juger avec une certitude morale inébranlable. Dans sa lutte contre l’hérésie, l’Église inquisitoriale a soutiré des aveux individuels. Le Grand Inquisiteur Todd travaille en gros. Mais d’où vient cette hargne qui pousse Todd à la traque des catholiques?

La France et ses trois religions

La réponse à cette question vient d’un essai d’une facture et d’une profondeur tout autres signé d’un autre intellectuel catholique, Pierre Manent, qui a publié également en 2015 un petit essai, sans notes, sans carte géographique, et surtout, sans volonté d’en finir avec une religion ou une autre. Son titre est simple et grave, à l’image de l’auteur : Situation de la France10. Pierre Manent compte assurément, avec Raymond Aron, parmi les plus grands penseurs politiques que la France ait connus depuis la Deuxième Guerre mondiale. Ce sont aussi les attentats de janvier 2015 qui ont motivé Manent à mener une réflexion courageuse sur la capacité de la France de faire face à la réalité religieuse de notre temps, qu’elle soit musulmane ou chrétienne, et d’y répondre d’une manière qui soit proprement politique. Or, constate Manent d’entrée de jeu, les dispositions de la France à cet égard se sont affaiblies. La France s’était certes recomposée sous le magistère du général de Gaulle après la défaite de 1940; or la Résistance a cessé d’éduquer les Français, déplore Manent, remplacée qu’elle fut dans leur imaginaire par les événements de mai 1968, qui ont selon lui délégitimé « les règles collectives qu’elles soient politiques ou simplement sociales » (p. 10). Les adeptes gaullistes d’un « État impérieux » furent finalement vaincus par le parti de la « société déliée ». « Ce qui est propre à la France, écrit-il, c’est la victoire politique d’un mouvement essentiellement antipolitique » (p. 11). Et puis, la construction européenne a fini de désorienter la nation française, appelée à projeter ses rêves de liberté – ou plutôt de libération individuelle – dans un grand espace sans véritable État, régulé par des processus non-politiques. Par ailleurs, affaiblie dans ses ressorts politiques, la France est piégée par la manière dont d’ordinaire on y envisage la question religieuse. Adhérant à l’idée bien républicaine que la religion peut être en fait et en droit parfaitement séparée du politique, elle relègue le fait religieux au domaine de l’opinion privée, sans emprise sur la vie publique, convaincue qu’avec la modernisation de la société, la religiosité se résorbera d’elle-même et que ce qui en restera doit découler de la logique des droits de l’Homme, inscrite dans le régime politique même du pays. Or, constate Manent, la France est bien désarmée pour accueillir l’Islam qui n’obéit guère à toutes ces suppositions sur le fait religieux vu comme un archaïsme domestiqué par la modernité occidentale. Les nations européennes, au premier chef la France, découvrent en leur sein des populations à la cohésion forte qui dans leur ensemble trouvent naturel de suivre, dans les sphères sociale et publique, les prescriptions de la Loi religieuse, alors que ces nations, qui se réclament d’un principe de liberté fort au nom des droits individuels, connaissent une « cohésion faible » (p.23). Selon Manent, que l’on invoque « le principe exclusif des droits individuels » ou celui de la « Loi religieuse », dans un cas comme dans l’autre, « on tourne également le dos à la production du bien commun par la communauté des citoyens […], des deux côtés on est engagé dans un processus de dépolitisation » (p. 28-29). D’où la question cruciale que Manent formule en ces termes : « comment accueillir les moeurs musulmanes en tant que moeurs de nos concitoyens musulmans, sans que ces moeurs finissent par se confondre avec la loi, ou sans qu’elles prennent au bout du compte la place de la loi? » (p. 28)

La réponse de Manent présuppose plusieurs éléments. Tout d’abord, l’accueil de l’Islam se fera dans et par la nation française. Pour Manent, c’est dans la nation, et non dans la cité restreinte ou dans l’empire, que les Européens ont appris à se gouverner eux-mêmes, tout en répondant à la « proposition chrétienne » du salut. L’Europe est une association humaine au statut trop indéterminé – que Manent a du reste déjà qualifiée d’empire démocratique dans un ouvrage antérieur – qui instille à ses peuples membres le « regret de n’être que soi » (p. 40) pour pouvoir fournir une réponse politiquement adéquate au fait musulman. L’Europe offre même un piège pour bien appréhender la « réalité objective » de l’Islam; « vide de toute chose commune », construite par « éviscération spirituelle » (p. 103), elle ne peut envisager d’autre dimension de la coexistence humaine que le respect des droits humains. Ensuite, il ne suffira pas de s’en remettre à la neutralité laïque de l’État qui, pour Manent, doit beaucoup au catholicisme dont l’État français s’est séparé certes, mais sans mettre fin à la compénétration « entre l’État laïque et la société chrétienne » française. Pour lui, l’État républicain français s’est construit sur la « trinité suivante : l’État neutre ou "laïque", la société des moeurs chrétiennes, la nation sacrée » (p. 33). Il est illusoire de penser que l’État français d’aujourd’hui pourra faire avec les musulmans ce que l’État de la IIIe république a fait avec les catholiques (voir p. 37). Les ressources matérielles et « spirituelles » d’une telle ambition échappent à l’État français d’aujourd’hui. Le fait de déduire le fait religieux des droits de l’Homme ne fera pas « disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle »; elle ne se laissera pas saisir en somme par la rationalisation juridique, d’autant mieux que l’État libéral contemporain est lui-même borné dans sa capacité de transformer spirituellement la société. Autrement dit, l’État républicain français « n’a plus la force ni de réduire les groupes constituants de la France […] en individus-citoyens, ni d’offrir à ces derniers un élément commun assez nourricier et porteur pour qu’ils puissent être vraiment citoyens, c’est-à-dire membres du commun » (p. 54). De plus, un principe de séparation comme la laïcité n’est pas en lui-même un « principe de vie. L’unité, ou plutôt la recherche de l’unité, est principe de vie » (p. 94). « On n’habite pas une séparation », ajoute-t-il (p. 150). Et pour lui, cette séparation a pour but de rendre au politique et au religieux leur indépendance pour mieux les unir ensuite. Enfin, selon Manent, la France est aux prises avec une guerre, qui a été déclarée, rappelle-t-il, aux juifs, aux chrétiens, aux musulmans « apostats » et aux institutions des Occidentaux. Il invite ses concitoyens à en prendre acte, ainsi que de la poussée de l’Islam comme « agent historique » (p. 61) qui l’accompagne, non point, loin s’en faut, pour déclarer à leur tour une guerre à l’Islam, mais pour élaborer une réponse « essentiellement défensive », en raison de la faiblesse spirituelle où se trouvent la France et les autres nations européennes.

C’est pour ces raisons que la France, estime Manent, doit proposer à ses ressortissants de foi musulmane un pacte d’amitié qui implique que la République cède sur certains de ses principes pour au bout du compte mieux intégrer cette foi et l’attacher encore plus à la France. Il ne s’agit pas de concéder sans rien exiger en retour. Manent envisage un compromis, qui relève de la politique possible dans le contexte présent. Un compromis exigeant que la France cède sur certains éléments secondaires sans déroger à ses principes les plus fondamentaux. En quoi consiste-t-il? Pour mieux insérer les populations musulmanes dans la vie de la République, Manent propose un accueil plus libéral de leurs moeurs, notamment dans les écoles et les hôpitaux, où il ne lui apparaît pas vital que les menus soient uniformes dans les cantines scolaires ou que les bains publics soient toujours mixtes. Par contre, il y a deux éléments de moeurs qui sont non-négociables : l’interdiction de la polygamie et du voile intégral. « Donner à voir le refus d’être vue est une agression permanente contre la coexistence humaine », écrit-il (p. 74). Cependant, les quelques concessions ainsi faites entraînent « que les musulmans qui le souhaiteraient, sans doute la majorité, aient la latitude de suivre leurs moeurs publiquement dès lors qu’ils respecteraient les lois générales de la République » (p. 84). En échange d’une plus grande intégration des moeurs musulmanes dans sa vie sociale, la France serait en droit d’exiger de ses concitoyens musulmans qu’ils s’engagent plus résolument à soutenir deux principes essentiels pour renforcer « la vie commune ». Premièrement, « la liberté complète de pensée et d’expression » (p. 76), ce qui suppose une liberté de parole sans restriction à l’égard de l’Islam, pour les musulmans et les non-musulmans. Deuxièmement, les populations musulmanes de France devront « prendre leur indépendance par rapport aux divers pays musulmans qui dépêchent les imams, financent et parfois administrent ou orientent les mosquées » (p. 135). En somme, elles devront se tourner plus résolument vers la France et son État pour le maintien de leur foi, plutôt que de recevoir des commandements et des soutiens extérieurs. Cette mesure, Manent la dégage à partir de sa théorie des formes politiques, en ce sens que pour lui l’Islam dans son histoire est toujours resté étranger au principe national et n’a connu au fond que la forme impériale dont les nations européennes se sont délivrées et dont l’Union européenne propose une version bureaucratisée et vidée de tout référent collectif.
Le pacte défensif proposé par Manent a bien évidemment suscité de vives réactions, voire des tollés. Jacques Julliard, invité avec Manent à l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut, l’a accusé de proposer à la France une « régression ». Un islamologue réputé, Gilles Kepel, bien qu’il ne partage pas toutes les analyses de Manent, a vu toutefois dans l’ouvrage Situation de la France une contribution importante au débat sur la place de l’Islam en France, place qui, sous la plume du philosophe, « est élevée au rang de question centrale de la société11. » Cependant, tel n’est pas l’unique sujet abordé dans l’essai de Manent. Si on le lit attentivement, on s’aperçoit qu’il élabore une réflexion sur la situation de la France qui se démène avec trois « masses spirituelles », du moins c’est ce qui est écrit en 4e de couverture. Or, dans le texte, il dénombre cinq grandes masses spirituelles « qui déterminent la figure de l’Occident », soit « le judaïsme, l’islam, le protestantisme évangélique, principalement américain, l’Église catholique, enfin l’idéologie des droits de l’homme » (p. 156). Ces cinq masses peuvent aisément être réduites à trois, du moins pour la France, le judéo-christianisme, l’Islam, et la doctrine des droits de l’Homme. Ce que Manent dit des rapports entre le premier et la troisième est saisissant. Ainsi, « [p]our la doctrine démocratique qui prévaut aujourd’hui, le christianisme n’est que l’Ancien Testament de l’universalisme véritable » (p. 157), tant et si bien « que l’Église est dans un débat dialectique et moral constant avec cette doctrine, qui représente à la fois une dérivation de la doctrine chrétienne de la conscience, et une rupture avec elle » (p. 158). Que cette doctrine des droits de l’Homme ait emprunté au christianisme en prétendant le dépasser, Manent nous en donne un avant-goût lorsqu’il observe avec quelle docilité ses contemporains se conforment aux impératifs du marché mondial, devenu l’équivalent d’une « Providence artificielle » (p. 109) ou lorsqu’il dit de l’État moderne et libéral qu’« il se fait Dieu, parce qu’en s’abstrayant de la société où vivent les hommes, et en se donnant comme l’auteur souverain de l’ordre humain, il prend la hauteur et s’arroge la tâche réservée à la Providence » (p. 130-131). Voilà une proposition que les philosophes Hobbes et Hegel avaient déjà formulée chacun à sa manière. D’où l’ambivalence de l’État, qui est à la fois fonctionnelle, morale et spirituelle, puisque l’État prétend « se substituer au gouvernement des hommes comme à celui de Dieu » (p. 131).

En prolongeant la réflexion de Manent, on pourrait dire que la doctrine des droits de l’Homme à la base de l’État moderne et libéral est devenue en quelque sorte le double du christianisme, qui prétend avoir réalisé son utopie originelle et sa quête de salut par une forme d’évangélisme sans Christ incarné et sans transcendance, et qui proclame l’évidence, reçue comme une nouvelle loi naturelle cosmique, de l’égale dignité et liberté de chaque être humain. À la faveur de la protection d’un État universel, la multiplicité humaine, variée et singulière, trouve en lui reconnaissance et réconciliation, comme au sein d’une grande harmonie pacifique et totalisante. Et au nom d’idées chrétiennes dérivées, – l’agapè devenu l’ouverture à l’Autre par exemple – ce double du christianisme prétend le talonner, le chapitrer, le condamner, avec parfois une hargne virulente contre tout ce qui manifeste l’appel de la verticalité dans les affaires humaines et souvent l’absolue certitude de communiquer sans médiation aucune avec le Bien. En somme, une forme de dilection naturaliste allergique à tout principe de direction divin, et même, comme le remarque Manent subtilement, à toute alliance avec lui, le Royaume étant prétendument descendu sur terre pour des « parfaits » qui croient pouvoir se reposer uniquement sur des providences artificielles.

Marc Chevrier


Notes

1 Paris, éditions des arènes, 2015, 168 p.
2 Olivier Bobineau, L’empire des papes, Paris, CNRS éditions, 2013, 255 p.
3 Ibid., p. 211.
4 Laurent Testot, « Olivier Bobineau, L’intellectuel des marges », Sciences humaines, 3 novembre 2011, en ligne : http://www.scienceshumaines.com/olivier-bobineau-intellectuel-des-marges_fr_25842.html .
5 Chateaubriand, Génie du christianisme, tome 1, troisième partie, livre 1, chapitre 11, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 391.
6 Emmanuel Todd, Qui est Charlie? Sociologie d’une crise religieuse, Paris, Seuil, 2015, 242 p.
7 Grégoire Biseau et Cécile Daumas, « Emmanuel Todd : "Le 11 janvier est un tour de passe-passe" », Libération, 3 mai 2015. En ligne : http://www.liberation.fr/france/2015/05/03/le-11-janvier-est-un-tour-de-passe-passe_1287114 .
8 Béatrice Giblin, « Qui est Charlie? : L’"imposture" Emmanuel Todd », propos recueillis par Violaine de Montclos, Le point, 22 mai 2015, en ligne : http://www.lepoint.fr/societe/qui-est-charlie-l-imposture-emmanuel-todd-22-05-2015-1930369_23.php .
9 Catherine Calvet, « Jacques Lévy : "Un Todd stimulant, mais brouillé avec la réalité" », Le Nouvel Observateur, 3 mai 2015, en ligne : http://www.liberation.fr/france/2015/05/03/un-todd-stimulant-mais-brouille-avec-la-realite_1287119 .
10 Pierre Manent, Situation de la France, Paris, Desclée de Brouwer, 2015, p. 173.
11 Gilles Kepel, avec Antoine Jardin, Terreur dans l’Hexagone, Paris, Gallimard, 2015, p. 315.

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