André Laurendeau et la république

Marc Chevrier

En octobre 1948, plusieurs intellectuels québécois, dont André Laurendeau, Gérard Filion et François-Albert Angers, publiaient dans L'Action nationale une série de textes sur l'idée de la République du Canada. Peu de textes ont été écrits au cours de ce siècle sur la question républicaine, au Québec comme dans le reste du Canada, et le texte de Laurendeau compte sûrement parmi les plus vrais et les plus beaux. Ce texte, dont de larges extraits sont reproduits ci-bas, a conservé jusqu'à aujourd'hui une étonnante actualité. Bien sûr, la république à laquelle songeait Laurendeau était celle du Canada, l'accession à la république étant pour lui la conséquence logique et naturelle de l'indépendance du Canada vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Toutefois, beaucoup des observations faites par Laurendeau valent aussi pour la création d'une République du Québec. À lire Laurendeau, on voit bien que la réforme constitutionnelle de Trudeau a procuré au Canada une indépendance tronquée. Cette réforme de 1982 a en effet négligé l'essentiel : remplacer la monarchie patentée en 1867 par un régime républicain, conforme aux principes de légitimité des temps modernes.

Marc Chevrier


Extraits de l'article (Indépendance et république), d'André Laurendeau, dans L'Action nationale, vol. XXXII, no. 2, octobre 1948, p. 86-96.

[...]

"Britain steels the show"

Cette question est d'ordre sentimental. Le lien de la couronne fait partie de ces "ties which, though light in air, are as strong as links of iron", dont parlait jadis Edmund Burke. [...] Il s'agit d'un lien, léger en apparence, mais fort comme l'acier.

Jamais le Canada ne saurait connaître l'indépendance "absolue", aussi longtemps que son roi, dont le nom est chaque jour rappelé par des lois, des serments, des anniversaires et des images, sera le même homme que le roi de Grande-Bretagne. Une chaîne affective, dont nous avons pu mesurer la puissance en 1914 et surtout en 1939 (cette fois le roi venait de nous rendre visite précisément pour réchauffer notre zèle loyaliste et impérial), une chaîne affective subsistera tant que nous vivrons à l'ombre de la monarchie britannique. La politique anglaise, socialiste ou conservatrice, la finance et les intérêts anglais utiliseront toujours à leurs fins le symbole vivant de l'unité britannique. Et les autres puissances nous regarderont toujours comme partie du (Commonwealth) aussi longtemps que nous partagerons avec les Anglais, les Écossais et les Irlandais de l'Ulster, la même allégeance au même monarque.

Quel que soit son respect pour les personnes de la famille royale, un Canadien qui désire l'indépendance réelle de son pays regardera la couronne comme un obstacle à la souveraineté canadienne. Un prince anglais, pas plus qu'un prince français ou allemand, ne saurait être la clé de voûte d'un Canada indépendant.

Aspirer à l'indépendance, dans la situation concrète où nous nous trouvons, c'est aspirer à la République.

Un droit moral

En avons-nous le droit moral? Peut-on, dans une monarchie constitutionnelle, travailler légitimement à l'établissement d'une République?

Tout dépend des moyens qu'on emploiera. Ici comme ailleurs, la violence est interdite (sauf en des circonstances particulières). Si les moyens sont légitimes, le changement de régime s'effectuera normalement. [...]

Nous venons de voir, par ailleurs, qu'accéder à la République c'est, pour le Canada, la seule manière d'accéder à l'indépendance complète. Or, "lorsqu'un peuple est devenu capable de se gouverner lui-même, il aspire tout naturellement à s'affranchir de la sujétion où il est tenu et à conquérir sa totale indépendance". [...]

Bref, ce droit à l'indépendance existe en fonction du droit naturel; on ne saurait le brider pour la simple raison qu'il n'est pas conforme au droit positif de telle nation. Quant au droit naturel et droit positif sont en conflit, celui-ci doit céder le pas, et le droit naturel l'emporte.

Aucune considération strictement morale ne saurait nous empêcher d'entreprendre la lutte de la république canadienne.

Un idéal réalisable

Est-ce à dire que la République sera pour demain? Il serait puéril de l'espérer.

On le montrera au cours des pages qui suivent : cet idéal n'a rien d'utopique. Mais nous mettrons nécessairement du temps à le réaliser. Trop d'intérêts, trop de préjugés et de sentiments s'interposent pour que, à moins d'un événement imprévu, il puisse se produire à brève échéance.

Le principal adversaire de la république canadienne, c'est encore la majorité des Canadiens, la mollesse de leurs réflexes, leur manque de sens national. On dirait que pour plusieurs compatriotes, le Canada ne saurait avoir d'existence autonome: ils conçoivent notre pays comme lié nécessairement à un étroit système impérial. Leur pensée oscille entre deux colonialismes, et ils se cherchent toujours un oreiller, États-Unis ou Angleterre. Dégagés de l'un, ils retombent tout de suite sur l'autre; fatigués de l'impérialisme britannique, ils se donnent incontinent à l'impérialisme américain. Ils habitent le Canada, mais ils ne sont pas canadiens.

Ce phénomène découle de l'histoire et de la géographie. Il n'est pas nouveau. Toutes nos conquêtes politiques furent le résultat de luttes vives et prolongées. N'ayant jamais vécu qu'à l'ombre d'une métropole, politique et économique, beaucoup de Canadiens ont épousé le système colonial et s'en dégagent difficilement. La montée est d'autant plus laborieuse que les obstacles réels sont nombreux.

La nouveauté, c'est plutôt que le tiers de nos concitoyens aspirent à l'indépendance absolue, c'est que les vrais Canadiens sont désormais aussi nombreux. Notre première tâche consistera à les familiariser avec l'idéal de la république - qui d'abord les étonnera, et peut-être en scandalisera quelques-uns. L'indépendance reste une idée abstraite et assez floue; elle permet aux embusqués de se cacher derrière, aux opportunistes de s'en couvrir à demi. La république fait image; c'est un idéal concret. On la veut ou on ne la veut pas; parce qu'elle présuppose une rupture, elle force les gens à une option totale. On peut être à moitié pour l'indépendance : il faut adhérer à la république ou la refuser. La lutte prend ainsi plus de relief et de dynamisme. Chacun connaît ses amis et démasque ses adversaires.

Puis il nous faudra la propager hors des cercles traditionnels du nationalisme. La république est une idée positive. Elle peut réunir les Canadiens de toute origine ; c'est dans ce sens une force unifiante. Elle se dresse comme un idéal saisissable, au bout de l'évolution politique canadienne. Elle peut apparaître comme la fin des petites querelles stérilisantes. Elle est centrée exclusivement sur nous.

Non seulement elle ne ferme pas la porte aux collaborations internationales éventuelles: elle en est même la condition sine qua non. On ne peut collaborer que dans la mesure où l'on est libre. La république, c'est la liberté politique du Canada. Bien plus qu'un drapeau ou qu'un hymne, elle proclame notre maturité, la fin d'une longue adolescence.

Conclusion

Bref, nombreux sont les Canadiens qui aspirent à la rupture du lien britannique. Parmi ceux-ci, la majorité veulent l'indépendance absolue de leur pays. Mais cette indépendance "absolue" ne saurait s'exprimer, dans les circonstances concrètes où nous sommes, autrement que par la république. Moralement, cet objectif est légitime.

Nous mettrons du temps à le saisir : la république apparaît comme un idéal à la fois accessible et lointain. Mais il ne se produira pas de soi, il sera le fruit d'un effort conscient et volontaire; il suppose en particulier que des Canadiens d'origine britannique se joignent au mouvement, puisque c'est chez eux surtout que survit le lien sentimental, l'obstacle psychologique à l'indépendance canadienne.

Proclamer la république ne signifie pas proclamer l'isolement, bien au contraire : la collaboration internationale présuppose la liberté. On ne saurait avoir une politique extérieure que dans la mesure où l'on est libre de ses choix. La république, c'est le moyen préalable.

A une vieille pensée politique, l'empire, "nous devons opposer une pensée politique plus jeune, plus dynamique et mieux adaptée aux exigences essentielles de notre vie", écrivait ici même, il y a deux ans, l'historien Guy Frégault. Et puisque Vive l'indépendance! doit se traduire par Vive la République!, nous n'hésiterons plus à crier : VIVE LA RÉPUBLIQUE!

André Laurendeau

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