Depuis quelques mois, un bras de fer s’est engagé entre Madrid et Barcelone sur l’avenir de la Catalogue au sein de l’Espagne. Frappée de plein fouet par la crise financière de 2008, puis par une cure d’austérité imposée par Madrid sous perfusion européenne, la Catalogne connaît un regain du sentiment national qu’ont avivé de multiples manifestations massives; on pense à celle du 11 septembre 2012, jour de fête nationale, qui aurait rassemblé à Barcelone entre 1,5 et 2 millions de personnes sous le thème, « Catalunya, nou Estat d’Europa » (La Catalogne, nouvel État d’Europe), et à cette chaîne humaine de 400 km reliant 86 villes et villages formée un an plus tard pour réclamer l’indépendance de la Catalogne. Des mouvements civiques débordant largement les partis traditionnels ont porté ces manifestations. La capitale madrilène, dont le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy défend mordicus une nation espagnole une et indivisible, s’est toujours opposée aux velléités d’émancipation de la Catalogne, et notamment à la tenue d’un référendum d’autodétermination sous les auspices de gouvernement régional de Catalogne, actuellement dirigé par Artur Mas, du parti Convergencia i Unió (CiU), un parti de centre-droit nationaliste, en coalition avec la gauche républicaine indépendantiste, la Esquerra Republicana de Catalunya (ERC), dirigée par Oriol Junqueras. Cette coalition est à l’origine de la déclaration de souveraineté que le parlement catalan a adoptée le 23 janvier 2013 (que l’on peut lire en version française), dont le Tribunal constitutionnel espagnol a toutefois suspendu l’effet en mai de la même année.
La question de Mas est redoutable par sa simplicité et ses non-dits. Celui-ci a précisé que « État », « Estat » en catalan, s’écrirait avec une majuscule. Or, comme l’a souligné la philologue et hispaniste Silvia Senz, tant l’espagnol que le catalan marquent une différence entre « État », en majuscule, qui désigne généralement un État souverain au sens du droit international, alors que « état » se rapporte aux entités territoriales subalternes d’un État, comme Oaxaca, au Mexique, est un « état » de l’État mexicain[2]. Mais cette subtilité stylistique suffit-elle à exclure tous les scénarios que la notion d’État pour la Catalogue recoupe? En fait, le terme État peut ouvrir la voie aussi bien à un statut d’État fédéré qu’à celui d’État confédéré, comme le pensent plusieurs constitutionnalistes espagnols. L’apparente simplicité de la question a l’avantage de n’exclure aucun scénario.
On comprend dès lors que la simple acquisition d’un statut d’État fédéré pour la Catalogne constituerait une avancée significative, d’autant plus que l’État espagnol, malgré tous les efforts qu’il a déployés sur deux siècles pour unifier le pays, est demeuré en quelque sorte un « État sans nation », un « Estat sense naciò », comme le souligne l’historien Jordi Cassasas i Ymbert, c’est-à-dire sans nation espagnole correspondant à son désir d’unité[13]. Le conflit entre Madrid et Barcelone mettrait en scène un État en quête de sa nation et une nation à la recherche de son État. Que la communauté catalane devienne un véritable État fédéré supposerait une révision en profondeur de la constitution espagnole, afin notamment de remplacer le système actuel des autonomies négociées à la pièce sous le magistère de Madrid par un système de répartition des pouvoirs qui ferait des communautés, non des créatures du pouvoir central, mais des entités dont l’existence et les compétences sont reçues directement de la Constitution. Cependant, si l’on se fie à l’humeur populaire et aux sondages, les appuis en faveur de l’indépendance semblent avoir dépassé ceux qui sont favorables à l’option fédérale ou au statu quo. Un sondage fait en décembre 2013 sur la base des deux questions posées par Mas montre que si la première question remporte une nette majorité chez les répondants, la deuxième remporterait une plus courte majorité pour l’indépendance[14]. Pour l’heure, il n’est pas acquis que la Catalogne pourra, à l’instar de l’Écosse, organiser son référendum d’autodétermination en novembre 2014, tant aussi longtemps que Madrid s’y refusera. Le 16 janvier 2014, le parlement catalan a adopté une résolution demandant aux Cortes madrilènes de déléguer au gouvernement catalan la compétence d’organiser un référendum consultatif sur l’avenir de la Catalogne, conformément à l’article 150.2 de la constitution espagnole qui autorise la délégation de compétences de l’État espagnol en faveur des communautés.
À bien y penser, la question catalane, posée dans le cadre ibérique ou canadien, n’intéresse pas que le sort de petites nations. Elle peut s’avérer aussi fort utile pour comprendre la nature des relations entre les États membres de l’Union européenne et ce centre de pouvoir émergent et aux têtes multiples qui se promène entre Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg et toute autre capitale où se rencontrent les hautes instances de l’Union. Celle-ci, depuis la création d’un marché commun entre six pays membres en 1957, s’est élargie progressivement à 27 membres, par un mélange toujours plus complexe de confédéralisme intergouvernemental et de fédéralisme supranational basé sur des traités. En 2005, les électeurs en France et dans les Pays-Bas se sont prononcés sur un projet de constitution européenne qui devait donner au pouvoir européen les contours d’un État fédéral naissant. Au fond, la question posée aux électeurs était implicitement la suivante : « Voulez-vous que se juxtapose aux États membres de l’Union européenne une amorce d’État fédéral? » L’idée d’adopter une constitution, au lieu de simplement ajouter un traité aux traités conclus depuis 1957, procédait de la volonté, en prenant pour exemple la constitution américaine de 1787, de donner à la construction européenne une base résolument fédéraliste. D’ordinaire, les fédérations se forment à partir d’une constitution, alors que les confédérations naissent de traités conclus entre États indépendants. Le projet de constitution européenne, à l’instar des constitutions fédérales, prévoyait un partage des compétences, mais à la différence de celles-là, accordait à tout État membre un droit de retrait de l’Union sans condition. Et ce projet de constitution, comme un traité cependant, devait recevoir l’approbation de tous les États membres pour entrer en vigueur, donc rendre hommage au principe d’unanimité confédéraliste. Les électeurs français et hollandais ont opposé un non sans équivoque au projet. Il n’empêche que les dirigeants nationaux et européens, fort embarrassés par ces désaveux populaires, ont décidé d’y passer outre en faisant adopter un traité, signé à Lisbonne, qui reprenait l’essentiel du contenu du projet de constitution, en laissant toutefois tomber ceux des éléments du projet qui auraient le plus visiblement conféré à l’Union européenne l’aspect d’une fédération : une devise, un drapeau et une hymne. C’est dire l’importance que ces dirigeants ont accordée au principe démocratique, pourtant loué et mis en exergue dans le projet de constitution qui reprenait cette phrase de Thucydide citant Périclès : « Notre constitution…est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d’une minorité, mais du plus grand nombre. » Le traité de Lisbonne fut finalement ratifié par les 27 États membres, non sans avoir dû faire voter deux fois l’Irlande, le seul pays à soumettre le traité au peuple, qui rejeta d’abord le texte avant de s’y ranger sous la pression internationale. L’expérience européenne montre que plus on monte dans l’échelle du pouvoir, plus il est facile de contourner les prononcés de la démocratie directe. Périclès aurait eu beaucoup plus de peine à faire fi des volontés du peuple athénien rassemblé sur la Pnyx que les conclaves européens n’en ont eu à se jouer du suffrage de leurs peuples.