La pandémie : crise et chrysalide
« Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé », écrit Pascal dans ses Pensées. Les exemples abondent en effet d’incidents apparemment bénins, improbables ou aléatoires qui, comme la chute d’un premier domino, déclenchent une série d’événements aux conséquences profondes
La pandémie appelée COVID-19 (pour COronaVIrus Disease-2019) est de ces événements qui scindent radicalement l’Histoire en deux : l’avant et l’après. Le monde d’avant COVID-19 est désormais du passé, celui d’après ne peut encore faire l’objet que de spéculations.
D’abord les faits : un virus qui a fait ses premières victimes en novembre 2019 a balayé en quelques semaines tous les continents comme un tsunami, bouleversant sur son passage l’ordre établi et laissant derrière lui un impact qui sera comparable à celui de la grande dépression des années trente. Aucune grève, aucun acte terroriste, aucune élection démocratique, aucun mouvement social, aucune décision politique n’approche dans ses conséquences cette pandémie qui a ruiné en quelques jours les économies néolibérales et arrêté net le train fou d’un mode de vie insoutenable. Le combat biblique entre David et Goliath vient en tête lorsqu’un organisme d’un dix millième de millimètre ébranle ainsi un édifice économique chiffré en centaines de milliards de dollars.
« Le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait changé », écrit Pascal dans ses Pensées. Les exemples abondent en effet d’incidents apparemment bénins, improbables ou aléatoires qui, comme la chute d’un premier domino, déclenchent une série d’événements aux conséquences profondes. Le calcul rénal de la taille d’un grain de sable qui, dit-on, mit prématurément fin à la carrière sanglante d’un Cromwell et changea de ce fait le cours de l’histoire en est un. Un autre exemple célèbre est le malentendu qui, à Sarajevo le 28 juin 1914, vit le chauffeur de la voiture de tête du cortège officiel où voyageait l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg s’engager par erreur dans une rue où les autres véhicules du cortège le suivirent : lorsque, s’en étant aperçu, le chauffeur de l’archiduc immobilisa sa voiture pour faire demi-tour, un jeune homme de 19 ans, Gavrilo Princip, militant nationaliste serbe de Bosnie se trouvait à quelques pas dans la foule et, armé d’un pistolet, il tua l’archiduc et son épouse. Les livres d’histoire et les monuments aux morts de nos villes et de nos villages témoignent du carnage déclenché par cet assassinat.
Le déclencheur est une chose, le climat ou le terrain propice au déclenchement en est une autre. L’introduction du coronavirus dans la chaîne de contagion humaine est un déclencheur, le terrain propice, quant à lui, avait plusieurs composantes parmi lesquelles une mobilité extrême des personnes et des marchandises, un nombre croissant de personnes atteintes d’un déficit immunitaire et un modèle économique insoutenable axé sur le profit et la productivité aux dépens de l’écologie et de la sécurité.
Il faudra des décennies pour évaluer l’ampleur des retombées d’une telle crise. À défaut d’expérience contemporaine comparable à la pandémie COVID-19, plusieurs pandémies du passé peuvent nous renseigner sur son impact probable, et parmi elles, la plus riche en enseignements semble être la pandémie de « peste noire » qui, de 1347 à 1352, a éliminé presque la moitié de la population européenne et fait plusieurs millions d’autres victimes ailleurs dans le monde. À l’échelle démographique d’aujourd’hui, l’équivalent se chiffrerait en milliards de morts et il nous est sans doute difficile d’imaginer l’impact psychique la peste noire a pu avoir sur les populations de l’époque.
L’historien des cultures et écothéologien américain Thomas Berry (1914-2009), dans un livre intitulé The Dream of the Earth (Sierra Club, 1988)[i], s’est penché sur la pandémie de peste noire et en a dégagé deux conséquences principales.
La première fut d’ordre religieux : la pandémie, perçue comme une punition du ciel, dictait de se repentir et d’invoquer la clémence divine en adhérant plus fermement à une théologie de la rédemption. La seconde fut d’ordre scientifique : pour remédier au sentiment de vulnérabilité extrême face à la nature, il fallait en percer les secrets. Cet effort de domination de la matière passa d’abord par les balbutiements de l’alchimie et conduisit, au 18e siècle, aux grandes découvertes de la chimie et de la physique qui ont, à leur tour, ouvert la voie à la révolution industrielle. L’amélioration des conditions de vie et le supplément de puissance mécanique qui en furent les retombées les plus directes ont suscité un véritable envoûtement dont l’intensité a provoqué une redéfinition des normes et des valeurs de la vie en société : la qualité de vie s’estime désormais en quantité (de biens disponibles et consommés), l’économie, de « gestion de la maison commune » qu’elle était, est devenue la culture du profit fondée le fantasme d’une croissance illimitée, quant au prestige personnel ou collectif, il repose généralement aujourd’hui sur un amoncellement de zéros dans les comptes bancaires. Il faut effectivement un envoûtement total pour que la démarche qui nous a conduits au bord du gouffre nous dicte encore un pas en avant au nom du progrès. La folie, dit la boutade, c'est de faire toujours la même chose en espérant un résultat différent
Qu’il soit associé à un comportement ou à une substance, l’envoûtement est une programmation tenace. N’importe quel alcoolique ou toxicomane « rétabli » peut en témoigner et, sans entrer dans les détails du difficile travail de sobriété, force est de constater que le déclencheur du désenvoûtement est souvent un événement inattendu au moment où la personne « envoûtée » [par une drogue ou un autre comportement compulsif] traverse une crise existentielle profonde. Il peut s’agir d’une rencontre, d’un diagnostic fatal, d’une synchronicité, d’un songe ou d’une vision dont l’impact psychique est si profond qu’il rompt l’envoûtement qui le précédait.
À titre d’exemple, Bill W., un des cofondateurs des Alcooliques anonymes, relate en ces mots ce qui se produisit dans la chambre d’hôpital où, considéré comme incurable, il attendait la mort : « Ma dépression s’aggravait, devenait insupportable. Il me semblait que j’étais au fond du gouffre. Les derniers vestiges de mon obstination orgueilleuse étaient anéantis, je me suis surpris à crier : “S’il y a un Dieu, qu’il se manifeste, je suis prêt à tout, à n’importe quoi !” Tout à coup, la chambre s’éclaira d’une grande lumière blanche. Il me sembla, en imagination, que j’étais sur une montagne où soufflait un vent, non pas d’air, mais d’esprit. Et soudain, la vérité m’apparut : j’étais un homme libre. » La suite de cet imprévisible déclencheur constitue les 85 ans d’histoire des A.A., mouvement de « désenvoûtement » qu’Aldous Huxley a qualifié de meilleure architecture sociale du vingtième siècle et dont la littérature comporte des[ii] milliers de témoignages semblables à celui présenté ci-dessus.
Pour Thomas Berry, seul un choc psychique plus puissant que l’envoûtement matérialiste auquel est asservie l’humanité pourrait nous en affranchir et, bien qu’appartenant lui-même à une congrégation religieuse catholique « traditionnelle », il préconise le remplacement de la théologie de la rédemption par une spiritualité de l’émerveillement fondée sur la célébration de la vie sous toutes ses formes. Quant au déclencheur potentiel du choc psychique qui permettrait un nouveau rapport harmonieux avec la Terre, il nous est, selon lui, déjà accessible dans le « nouveau récit » cosmologique fondé sur les découvertes de la science moderne. Pour favoriser l’enthousiasme et l’émerveillement suscités par cette nouvelle cosmogénèse, il en préconise l’enseignement systématique au début des études universitaires, dans toutes les disciplines et avant toute spécialisation : « La situation dans laquelle se trouve aujourd’hui l’humanité doit être réévaluée de manière radicale, surtout en ce qui concerne les valeurs de bases susceptibles de donner un sens à la vie. Nous avons besoin d’un équivalent contemporain de ce que nous trouvions autrefois dans le récit religieux traditionnel. Pour atteindre cet objectif, il nous faut commencer là où tout commence chez les humains : par un récit de base, l’histoire de la manière dont tout est arrivé, dont les choses sont aujourd’hui ce quelles sont, histoire à partir de laquelle il devient possible d’orienter l’avenir de manière satisfaisante. Il nous faut un récit qui nous éduque, une histoire qui nous guérisse, nous guide et nous inculque une discipline. […] Bien qu’on n’en ait pas encore conscience, le récit scientifique de l’histoire de l’univers constitue le plus extraordinaire événement religieux, moral et spirituel à survenir depuis des siècles. Il s’agit là de l’événement suprême, tant sur le plan humaniste que sur le plan spirituel et sur le plan scientifique. La mission sublime qui revient à l’éducation moderne est de révéler la véritable importance de ce récit et sa portée sur l’ensemble des activités humaines et planétaires. […] Toutefois, ce dont nous avons besoin, c’est que le récit correspondant aux dimensions physiques de l’univers soit complété en tenant compte également de ses dimensions numineuse et psychique. […] Bien que ce récit intégral constitue le véritable contexte de l’ensemble du processus éducationnel, les élèves du primaire et du secondaire ne peuvent l’apprécier de manière raisonnée et conceptuelle. Il constitue, par contre, une source d’enthousiasme pour les années d’études universitaires. Le récit peut alors être compris dans ses conséquences les plus profondes. Il peut devenir opérationnel à tous les stades des activités professionnelles auxquelles on prépare les étudiants. On peut à la fois y voir une philosophie et un programme de formation universitaire. Ces considérations et suggestions pourraient se traduire par une série de cours universitaires de base. »
Alors qu’au moment d’écrire ces lignes la crise planétaire déclenchée par la pandémie COVID-19 n’en est qu’à la première vague de sa phase sanitaire, on peut se demander si le choc psychique qui en résultera sera suffisant pour briser l’envoûtement matérialiste toxique qui lui a préparé le terrain et qui constitue une impasse mortelle pour la biosphère. Qui vivra verra si les souhaits de « retour à l’anormal » se concrétisent.
En pratique, une crise de cette envergure offre un terrain favorable aux manifestations du meilleur comme du pire. Du côté du meilleur, la distanciation sociale a paradoxalement provoqué des mouvements de solidarité qu’on n’aurait pas vus autrement. La notion de services essentiels est aussi en pleine mutation, chacun appréciant mieux ce qui compte vraiment dans sa vie : quand Notre-Dame brûlait, on applaudissait les pompiers, c’est au tour des soignants et des chercheurs dans leur scaphandre techno, des agriculteurs et de tout le réseau de distribution alimentaire de recevoir des marques de gratitude bien méritées. L’humour lui-même en sort gagnant : le film Blanche-Neige et les Sept Nains n’est plus projeté, le nain Atchoum étant en quarantaine. Méninges, plumes et claviers surchauffent de créativité dans tous les domaines, poésie, sociologie, philosophie, psychologie, musique, et j’en passe. C’est peut-être cette effervescence créative qui nous sauvera.
Aux antipodes de ces étoiles porteuses d’espérance, les trous noirs du vampirisme en tout genre s’efforcent de pomper la lumière vers leurs sombres repaires : abus de faiblesse et arnaques, déni choquant de la réalité, complotisme délirant, manœuvres politiques sournoises pour assouplir en catimini les normes de protection de l’environnement pendant que l’attention est fixée sur la crise, etc. L’histoire des années trente du siècle dernier a clairement montré comment le fascisme fait son lit dans les crises et cultive l’envoûtement des masses. Les années vingt de ce siècle risquent de le confirmer.
Bref, un minuscule virus a amorcé une crise dont la dimension sanitaire n’est que la pointe de l’iceberg qui attend notre arrogante galère. La crise économique qui suivra sera sévère. Il est donc utile de se rappeler que « crise » a même racine que « crible » et que, comme le crible, elle sépare et purifie. On doit à Jacques Attali cette sage formule : « Ce qu'on nomme la crise n'est que la longue et difficile réécriture qui sépare deux formes provisoires du monde ». Notons bien l’adjectif : « provisoires ». Le monde de l’après-COVID est en gestation et chacun peut choisir de contribuer à sa mise au monde selon ses moyens. Les mères porteuses du grand capital ne souhaitent, comme toujours, que notre passivité. Bien que compréhensible, la nostalgie du monde d’hier ne devrait pas nous détourner des exigences de celui de demain, en effet, comme nous le rappelle Alexandre Graham Bell : « Lorsqu’une porte se ferme, une autre s’ouvre, mais nous restons malheureusement si longtemps à contempler la porte fermée, que nous ne voyons pas celle qui s’ouvre ». Discerner cette porte dans les brumes d’une crise est déjà une gageure, la franchir sera une tout autre paire de manches.
Daniel Laguitton
Abercorn