Une lecture de John Muir
C'est à John Muir que les Américains doivent leurs parcs nationaux, mais c'est pour une autre raison que tant d'êtres humains se reconnaissent en ce marcheur solitaire: il a posé en termes clairs la question du sens de la vie dans la nouvelle société industrielle et industrieuse et il a répondu, par sa vie, en termes tout aussi clairs. Son père, l'immigrant typique, a mis toute sa famille au travail forcé pour défricher la terre qui lui avait été concédée. En dépit de l'état de fatigue permanent dans lequel le régime familial le maintenait, John levait parfois la tête pour regarder le paysage... et l'admirer, ce qui soulevait en lui la grande question: pourquoi travaillons-nous comme des damnés si nous reportons toujours à plus tard ce qui donne son sens à ce travail: la joie de se rapprocher de Dieu en le contemplant à l'oeuvre dans la nature. Muir a vite pris son parti, dont il n'a pas dévié: se tourner immédiatement et résolument vers la fin.
John Muir (21 avril 1838 - 24 décembre 1914) fut un des fondateurs du mouvement environnementaliste aux États-Unis. C’est grâce à lui que la vallée du Yosémite en Californie fut classée en 1890 comme parc naturel et en 1892 il fonda le Sierra Club qui continue à jouer un rôle très important pour la sauvegarde des sites naturels des États-Unis.
Je ne suis pas un expert de l’œuvre de Muir. Je n’ai lu que quelques-uns des livres autobiographiques, rédigés vers la fin de sa vie et dans lesquels il raconte sa découverte de la nature sauvage d’Amérique du Nord : Stickeen : The Story of a Dog, 1909 (ST); My First Summer in the Sierra, 1911 (MFSS) ; The Story of My Boyhood and Youth,1913 (SBY) ; Travels in Alaska, 1915(TA) ; A Thousand-Mile Walk to the Gulf 1916 (TMWG). Ce que je propose dans cet article ce ne sont que des notes de lecture et non une analyse systématique de sa pensée, analyse qui a déjà été faite par d’autres qui sont beaucoup plus savants que moi. Si j’ai pris ces notes c’est que j’ai été frappé par ces textes dans lesquels s’exprime avec beaucoup de force et de vivacité une expérience très intéressante, profondément religieuse, mystique même, de la nature sauvage. Cela m’a beaucoup intéressé, précisément parce que cette expérience, qui m’est spontanément étrangère, nourrit chez Muir le sentiment très vif d’un conflit entre nature et société industrielle. Cette expérience quasi sacramentelle de la nature continue à inspirer certains courants importants de l’environnementalisme contemporain. En outre elle est également au fondement de l’attitude critique de Muir à l’égard de l’économicisme et du productivisme modernes. Or, c’est par de toutes autres voies, qui donnent une place centrale à l’expérience individuelle de la liberté, que j’ai été conduit à partager cette attitude critique : raison de plus pour essayer de repérer les points de convergence et de divergence entre ces deux manières de remettre en cause la civilisation industrielle.
Bien entendu il serait abusif de vouloir faire de Muir un des ancêtres du courant « décroissant ». Muir ne pense pas en économiste ; il ne cherche pas un autre modèle d’organisation de l’économie industrielle qu’il voit se mettre en place. Croissance ou décroissance, ce sont des mots qui ne font pas partie de son vocabulaire. Mais il est certainement convaincu que les milieux naturels qu’il aime, et qui pour lui ont une valeur sacrée, ne survivront que si nous changeons de mode de vie. Comme Thoreau, il est adepte d’une « simplicité volontaire », mais il ne s’en fait ni le théoricien, ni le propagandiste ; il est surtout le témoin d’une expérience. Dès son enfance il a éprouvé dans sa chair les conséquences mortifères de la passion moderne pour le travail acharné et l’exploitation de la nature. Il est convaincu que l’obsession de la production n’augmente pas la vie mais la diminue, que le type d’activité ainsi que le monde qu’elle engendre nous amputent d’une part essentielle de notre être que seul le contact direct avec la nature nous permet de conserver ou de retrouver. De cette expérience John Muir est le témoin lyrique et passionné. Quant à la simplicité volontaire, c’est tout « naturellement », et non au terme d’un raisonnement, qu’il la met en pratique dans sa vie, et en particulier dans sa manière d’aller vers la nature en réduisant son équipement au strict minimum.
Contre la passion moderne de l’accumulation : Chez Muir, l’amour de la nature est inséparable d’une révolte contre la passion moderne de l’acquisition et de l’accumulation. Né dans une petite ville d’Ecosse, il a 11 ans quand il accompagne son père qui s’embarque pour les États-Unis et s’installe comme fermier dans les régions qui viennent d’être ouvertes à la colonisation du Wisconsin. Dès qu’ils arrivent sur leur terre qui n’est pas encore défrichée, John est mis au travail par le père. Adepte d’une forme puritaine et très rigide du protestantisme, celui-ci est obsédé par le désir de réussite économique, et impose à ses enfants puis à toute la famille des journées interminables de labeur harassant, qu’il s’agisse du dessouchage des champs, des labours, des moissons. Après huit années de labeur acharné au terme desquelles sa ferme fut enfin en parfait état, le père achetât une seconde terre et tout fut à recommencer !
« J’ai souvent pensé, écrit John Muir, que notre manière brutale et excessivement laborieuse de faire produire du grain au sol avait trop à voir avec l’action du fossoyeur (…) En ces jours-là, hommes et garçons et, même les femmes et les filles, étaient eux aussi fauchés pendant que l’on moissonnait le blé. Les gras devenaient maigres et les maigres de plus en plus maigres, cependant que les joues roses ramenées d’Ecosse ou d’autres régions fraîches tournaient au jaune, comme le blé. Le vice du surtravail faisait de nous tous des esclaves.» (SMBY p102-103).
Le jeune Muir ne se satisfaisait pas de devoir consacrer toute son énergie physique à la production agricole. Dès qu’il avait des moments de loisir il cherchait à découvrir et comprendre la richesse de la nature qui l’entourait : les bois, les étangs, les prés regorgeaient de vie et de beauté offerte gratuitement à son sens de l’observation. Il développa ainsi très tôt un sens aigu du lien qui unit toutes les formes de vie entre elles et à la terre. Bien avant de se révolter contre la religion du travail qui était celle de son père, c’est contre la variété très particulière de christianisme puritain et étroitement anthropocentriste qu’il se révolte : forme de religion qui durcit les cœurs, rend insensible à la sympathie, qui favorise un rapport instrumentaliste d’exploitation brutale des autres créatures et de la Création. Il se rebelle en particulier contre les enseignements des églises et des écoles qui trop souvent répandent la « doctrine cruelle, aveugle et sans amour, selon laquelle les animaux n’ont ni esprit ni âme, n’ont pas de droits que nous aurions l’obligation de respecter, qu’ils ont été faits seulement pour que l’homme les domestique, les dénature, les massacre ou les mette en esclavage » (SMBY p.51). Dès lors la notion de sympathie entre tous les êtres revient constamment sous sa plume et nourrit un lyrisme qui repose avec bonheur sur l’analogie généralisée.
Or Muir observe aussi à travers l’exemple du père, qui brutalise ses animaux et sa terre, que la préoccupation des affaires et du gain rend désespérément aveugle à la beauté du monde. Il fera le même constat lorsque, âgé de trente ans, il accompagne un berger pour garder un vaste troupeau de 2000 têtes dans la vallée du Yosémite. Certes, le possesseur d’un grand troupeau peut s’enrichir rapidement mais cette richesse engendre le désir de posséder toujours plus. Et le berger californien qui vit seul, à des jours de marche des siens est abruti et dégradé par le labeur requis pour s’occuper d’un si grand troupeau. À ce berger abruti du nouveau monde de l’enrichissement rapide Muir oppose le berger écossais qui s’occupe d’un petit troupeau, près des siens.
Il faut dire que pas plus que le berger californien, ses moutons, qu’un processus millénaire de sélection a complètement dénaturés, ne trouvent grâce aux yeux de Muir. L’un et l’autre également dénaturés, ils constituent un ensemble dévastateur qui a fait vite disparaitre en quelques dizaine d’années certaines espèces et des richesses naturelles accumulées depuis des siècles. Se référant à l’épisode biblique des sept plaies d’Egypte, il écrit :
« Et si ces sauterelles laineuses devaient se multiplier, ce qui semble probable compte tenu du prix que l’on peut en tirer, alors les forêts aussi pourraient être détruites. Seul le ciel resterait intact, quoique caché par la poussière et la fumée – encens d’un mauvais sacrifice. Pauvres moutons, vulnérables et affamés, en grande partie dégénérés, n’ayant guère de droits à l’existence, à moitié manufacturés, créés moins par Dieu que par l’homme, engendrés sans considération de temps ou de lieu ; et pourtant leur voix est étrangement humaine et suscite la pitié » (MFSS p.55). Quant à l’homme « parmi toutes les créatures du Seigneur, l’homme semble être celle qui a le plus de difficultés à se procurer sa nourriture. Pour beaucoup de ceux qui vivent en ville, c’est une lutte qui dévore toute leur existence ; pour les autres, le danger de manquer est si grand qu’il en résulte l’habitude mortelle d’accumuler pour le futur, habitude qui étouffe toute vraie vie et qui se prolonge bien après que nous avons pourvu – et au-delà – à chaque besoin raisonnable. » (MFSS p. 101)
Pour Muir, au contraire, la véritable richesse est donnée par la nature. « Qui ne voudrait être un montagnard. Là-haut toutes les richesses du monde nous paraissent sans valeur » (MFSS p.88) Ce que l’homme produit par son activité lui semble insignifiant par rapport à ce qui lui est donné. Dès lors la poursuite de la richesse économique lui semble vaine. Lorsqu’il doit traverser les gisements aurifères de l’Alaska, il déplore le triste spectacle des chercheurs d’or « luttant aveuglément pour extraire assez d’or afin de devenir indéfiniment riches, et pour pouvoir passer leur existence dans l’abondance, le respect et l’aisance sans but » (TA p.60 » . Muir préfère réduire ses besoins pour ne pas avoir à consacrer sa vie au labeur productif.
Temps des hommes, temps de Dieu. Vers l’âge de quinze ou seize ans l’observation directe de la nature autour de la ferme paternelle ne suffit plus à John Muir. Il découvre la science exacte, celle qui permet de calculer et de prévoir les phénomènes naturels. Mais pour s’approprier cette science, il faut lire des livres et son père, tout à sa religion du travail forcené, ne lui en laisse guère le temps. Mais la science c’est aussi celle qui permet de concevoir des mécanismes ingénieux permettant de détourner à notre profit les lois de la nature et de contourner la loi du père. La première phase de l’activité scientifique et technique de John Muir semble dominée par un souci de maîtrise du temps humain qui est bien caractéristique des débuts de l’ère industrielle. L’adolescent va mobiliser ses premières connaissances scientifiques et un génie mécanique précoce pour gagner du temps. Son père lui impose des journées de travail trop longues qui ne lui laissent pas le loisir d’étudier pendant le jour ? Il va réduire son temps de sommeil et pour cela il invente des mécanismes qui le réveillent avant tout le monde pour étudier quand il fait encore nuit, qui allument automatiquement le feu dans un poêle une heure avant qu’on se lève etc. Toute sa vie Muir restera admiratif devant les mécanismes ingénieux qui permettent d’économiser le travail et pourraient libérer les hommes du labeur… s’ils en faisaient un usage raisonnable. Or il a vingt-trois ans quand éclate la guerre civile américaine (1861-1868) : première boucherie industrialisée de l’histoire. Il évite la conscription en partant au Canada puis retourne à Indianapolis mettre ses talents au service d’une entreprise industrielle, mais il s’en faut de très peu qu’il ne perde la vue dans un accident du travail. Coïncidence ? En tout cas il s’opère à ce moment-là une conversion dans sa vision du monde et Muir adopte un nouveau rapport au temps qui n’a plus rien à voir avec celui qui prévaut à l’ère industrielle. Il va s’intéresser non plus au temps des hommes mais au temps de Dieu, au temps cosmique, que seule nous permet de percevoir et comprendre l’observation patiente des processus de très longue durée qui façonnent la nature et qui témoignent de l’action de Dieu dans le monde. D’où l’intérêt de Muir pour l’étude des phénomènes glaciaires qui révèlent que Dieu est toujours au travail et que la création se continue sous nos yeux. En observant les glaciers nous voyons Dieu préparer les paysages de demain. « Et là aussi on y apprend que le monde, bien qu’il fut créé, est pourtant toujours en train d’être fait et qu’il est toujours dans le matin de la création.» (TA p.47) Observer les glaciers c’est participer au temps cosmique, c’est voir Dieu au travail. Revenant d’une exploration d’un immense glacier en Alaska, il écrit : « Nous avons été dans un des temples de Dieu et l’avons vu et entendu travailler et prêcher comme un homme. » (TA p.48).
Contre l’anthopocentrisme. Ceux qui pensent que pour sauver l’homme des méfaits du productivisme techniciste il faut répudier l’anthropocentrisme, ceux-là trouveront chez Muir un précurseur très sympathique. En de nombreux passages de ses écrits il critique avec véhémence la vison du monde anthropocentrique et utilitariste qui, selon lui, est diffusée par la religion chrétienne. Toujours est-il qu’il est révolté par l’incitation à dominer et exploiter sans retenue la nature animée et inanimée, incitation dont les courants du christianisme qui lui étaient familiers se faisaient l’écho. Les motifs de son opposition à cette vision du monde étriquée sont exposés de manière détaillée dans trois pages ironiques rédigées en conclusion du récit de sa visite en Floride :
« Il n’est apparemment jamais venu à l’esprit de ces enseignants des fins dernières qu’en faisant des animaux et des plantes la nature ait eu pour objectif d’abord le bonheur de chacun d’entre eux et non le bonheur d’un seul. Pourquoi l’homme se donnerait-il une valeur supérieure au fait d’être une petite partie de la grande unité de la création ? Et parmi toutes les créatures que le Seigneur a pris la peine de créer en est-il une seule qui n’apporte pas sa contribution à la plénitude de cette unité : le cosmos ? L’univers serait incomplet sans l’homme, mais il serait aussi incomplet sans la plus petite des créatures microscopiques qui demeurent loin de nos yeux et de notre connaissance. » « les bien-pensants terrifiants, les orthodoxes de ce laborieux patchwork qu’est la civilisation moderne, taxent d’hérésie celui dont les sympathies s’étendent ne serait-ce que d’un cheveu au delà de l’épiderme de notre propre espèce. » (TMWG p.66).
Muir est persuadé que l’éthos de l’exploitation de toute la nature a été encouragé par la tradition chrétienne. Mais il ne s’aperçoit pas qu’il s’appuie sur toute une tradition biblique pour critiquer une version très particulière de la tradition judéo-chrétienne. En réalité Muir est pétri de culture humaniste et biblique. Enfant il avait appris pratiquement toute la Bible par cœur ; et pour critiquer la religion des bigots c’est quand même à Dieu qu’il en appelle, ce même Dieu qui répondit à Job « Où étais-tu quand j’ai posé les fondements de la terre ? (…) Voici le Béhémoth que j’ai créé comme toi ». Et de l’alligator qui hante les marais de Floride, version plus contemporaine du Béhémoth biblique, voici ce qu’il écrit :
« Je pense que la plupart des antipathies qui nous hantent et nous terrifient sont des productions morbides de l’ignorance et de la faiblesse. J’ai de meilleures pensées au sujet des alligators maintenant que je les ai vus chez eux. Honorables représentants des grands sauriens d’une création plus ancienne, puissiez-vous jouir durablement des lys et de vos élans, et être gratifiés de temps en temps d’une ration d’homme terrifié, en guise de gâterie ! » (TMWG p.47).
Et dans un autre passage de ses écrits il récidive : « si une guerre des espèces devait s’instaurer entre les bêtes sauvages et le seigneur homme, je serais tenté de sympathiser avec les ours » (TMWG p.58). On ne peut pas être moins anthropocentriste !
Plus profondément, pour Muir tous les êtres, animés et inanimés forment une seule et même famille voulue par Dieu, de sorte que la Création est une, et tout est lié, tout participe à tout. Cette vision du monde correspond assez bien à la formule d’Hippocrate reprise par Leibniz : « tout conspire ensemble, tout respire ».
Au cours d’une excursion dans un des vallons du piémont de la Sierra Nevada il note qu’il peut admirer des pics qui se trouvent à cinquante ou cent miles de là. Et voici ce qu’il répond au lecteur à l’esprit positif qui pourrait lui objecter qu’il n’y a pas de rapport entre ces montagnes lointaines et ce vallon délicieux où il éprouve comme une extase.
« Pour les amoureux de la nature sauvage, ces montagnes ne sont pas à cent miles. Leur pouvoir spirituel et la bonne qualité du ciel les rendent proches, comme un cercle d’amis. Elles s’élèvent comme si elles n’étaient qu’une partie du cercle de collines qui entoure ce vallon. On ne peut pas se sentir soi-même lorsqu’on est en plein air ; la plaine, le ciel, les montagnes irradient une beauté que l’on ressent. On baigne dans ces rayons spirituels qui nous encerclent de la même manière que l’on se réchauffe à un feu de camp. Et à ce moment on perd la conscience de son existence séparée, on se fond avec le paysage et on devient un élément, une partie de la nature. » (TMWG p.100).
Ailleurs il écrit que « le principal gain de mon voyage, ce fut une leçon sur l’unité et l’interrelation de tous les traits du paysage qui se révèle dans des vues générales ». A maintes reprises les écrits de Muir expriment avec beaucoup de force la jouissance extatique que lui procure l’expérience de la nature sauvage. Là il peut perdre le sentiment du moi et de son individualité tragiquement limitée dans l’espace et dans le temps ; là il peut faire l’expérience de la participation généralisée et de l’éternité :
« Chaque matin, ressuscités du sommeil de la mort, les plantes heureuses et toutes nos sœurs, les créatures animées grandes et petites, et même les rochers semblaient crier « debout, debout, réjouis, réjouis-toi, viens nous aimer et chanter avec nous, viens, viens ! » Considéré à travers le calme, la beauté enchanteresse et romantique et la paix de ce bosquet où nous avons campé, ce mois de juin semble le plus magnifique de tous les mois de ma vie, le plus authentiquement et divinement libre, illimité comme l’éternité, immortel. Tout ce qu’il a contenu semble également divin – une émanation incandescente, paisible, pure et sauvage de l’amour divin, qui ne sera jamais terni ou effacé par quoi que ce soit de passé ou à venir » MFSS p.38
Trouver sa solution dans sa dissolution. Il convient ici de souligner que Muir va plus loin dans l’affirmation de cette unité de la Création et il n’hésite pas à faire le saut de l’expérience d’une certaine sympathie ou résonnance entre les êtres à l’affirmation du caractère largement illusoire de cette existence individuelle, bornée dans le temps et dans l’espace et à laquelle, pourtant, nous tenons tant. Muir est habité par le besoin de surplomber l’existence et de se débarrasser de l’attachement que nous éprouvons à l’égard des formes d’existence individuelles et périssables; et l’examen des opérations de la nature le convainc que tout ce qui est détruit est conservé et recyclé dans des formes d’être de plus en plus belles. Par conséquent c’est à tort que nous attribuons un caractère tragique à la mort des individus.
« Il n’est pas d’autre sujet sur lequel nos idées sont plus tordues et pathétiques que sur la mort. Au lieu de la sympathie, de l’union amicale de la vie et de la mort, si apparentes dans la nature, on nous enseigne que la mort est un accident, une punition déplorable pour notre plus ancien péché, l’ennemi suprême de la vie etc. Les enfants des villes, en particulier, sont plongés dans cette orthodoxie de la mort, car les beautés naturelles de la mort sont rarement vues ou enseignées dans les villes. Mais laissez les enfants marcher dans la nature, laissez-les voir le beau mélange et la communion de la vie et de la mort, leur joyeuse et inséparable unité, telle qu’elle nous enseignée dans les bois et dans les prés, les plaines et les montagnes et les ruisseaux de notre planète bénie, et ils apprendront que la mort n’a pas d’aiguillon, assurément, et qu’elle est aussi belle que la vie, et que la tombe n’a pas de victoire car elle n’a pas de combat. Tout est harmonie divine. » ( TMWG p.33-34)
De fait il y a une face obscure du besoin de dépasser le caractère individuel de l’existence personnelle et de se fondre dans l’unité d’un grand tout. A l’évidence Muir est doté d’une très forte individualité mais il semble être parfois en proie à des états d’angoisse. « je me sens terriblement seul et pauvre » (TMWG p. 31), confie-t-il dans ses carnets lors de sa longue marche vers la Floride. Certes, pour se convaincre que l’existence individuelle est sans grande importance, il faut pouvoir accéder à des « vues très générales ». Mais ces vues de l’esprit ne lui suffisent apparemment pas et son besoin d’oubli de soi et de fusion dans un grand tout englobant et maternel débouche par moment sur des comportements étranges de recherche de l’extrême, de mise en danger de soi et de flirt avec la mort qui sont d’ailleurs très modernes. Ainsi, au moment où il préparait son grand voyage à pied du nord au sud des Appalaches, il avait conçu le projet délirant de poursuivre encore plus au sud et d’explorer seul le bassin de l’Amazone :
« Depuis longtemps je souhaitais visiter le bassin de l’Amazone. Mon plan était de me faire débarquer n’importe où sur le nord du continent, de m’avancer vers le sud à travers les espaces sauvages et de contourner les sources de l’Orénoque jusqu’à ce que je tombe sur un des affluents de l’Amazone et descendre sur un radeau ou un esquif tout le cours de cette grande rivière jusqu’à son embouchure. Il peut sembler étrange que l’idée d’une telle excursion ait pu hanter les rêves d’une personne aussi enthousiaste et pleine d’audace juvénile soit-elle ! En particulier compte tenu des handicaps d’une mauvaise santé, d’une fortune de moins de 100 dollars et de l’insalubrité du bassin de l’Amazone. » (TMWG p.80).
Pendant sa randonnée, en attendant un envoi d’argent qui devait lui arriver à la poste de Savanah, il va s’installer dans un cimetière désaffecté où pendant une semaine il se laisse à moitié mourir de faim au milieu des tombes. Affaibli il contracte la malaria. Plus tard au cours de ses expéditions seul et sans équipement dans la Sierra Nevada et en Alaska il prend des risques absurdes. En particulier, longeant par leur cime les falaises vertigineuses (1000 mètres d’à-pic) de la vallée du Yosémite il se risque à descendre sur les bords très lisses de l’abîme jusqu’aux endroits où l’ampleur du surplomb se révèle complètement à la vue. Revenant sur un terrain moins périlleux il se disait, excité par le spectacle effrayant qu’il avait contemplé, « maintenant ne retourne pas à nouveau sur le bord. Mais face au paysage du Yosemite les conseils de prudence sont vains ; ensorcelé, le corps semble aller là où il veut, avec une volonté propre sur laquelle on dirait que nous n’avons guère de contrôle » (MFSS p.67). Afin de contempler toute l’ampleur de la cascade de Yosemite Creek, en dépit de ses résolutions, Muir s’engage sur des pentes de plus en plus périlleuses. Et de conclure : « ma première vue sur la Sierra, première vue plongeante dans le Yosemite, le chant de mort de Yosemite Creek, et son vol par dessus l’immense falaise, chacun de ces paysages était par lui-même un cadeau suffisant pour combler une vie entière – un jour particulièrement mémorable – et suffisamment de bonheur pour en mourir, si c’était possible » (MFSS p.69). La nuit suivante, les nerfs passablement éprouvés par ces prises de risque insensées, il rêve qu’il se précipite dans les airs au dessus d’une avalanche d’eau et de rochers. « Cette fois c’est réel, se disait-il, tout doit mourir ; et où un montagnard pourrait-il trouver une mort plus glorieuse ? ». Ici le désir de mort qui sous-tend l’extase est à peine voilé.
Chez Muir le besoin de se mettre en danger, de flirter avec la mort, ne disparaît pas avec la jeunesse. Il émerge ça et là dans les récits d’excursion dans des milieux montagnards dangereux que Muir entreprit jusqu’à un âge avancé ; c’est probablement un trait profond de sa personnalité. Il n’est plus un jeune home lorsqu’en 1880 il se risque seul avec un chien dans les séracs du glacier de Taylor Bay en Alaska – et ne s’en sort que de justesse. (ST). De ce point de vue Muir est bien plus moderne, plus éloigné de la nature, qu’il le pense. Un rapide parcours des rayons « alpinisme », « nautisme » ou « aviation » de nos bibliothèque suffit pour prendre la mesure du nombre sans cesse croissant d’individus modernes qui ont besoin d’établir un rapport de trompe-la-mort avec la nature. On n’en trouve guère de traces avant le début de la révolution industrielle. Cette littérature traduit souvent un besoin de fusion, de dissolution du moi dans les forces élémentaires du monde qui se développe chez des personnalités typiquement modernes, qui ont un sens aigu de leur individualité, qui sont assez fortes pour prendre leurs distances avec leur société et les modèles de comportement préétablis, mais chez qui la souffrance d’être soi-même et différent des autres et du monde n’en est que plus grande. Il faut être doté d’une forte individualité pour proclamer que l’individualité est sans importance et se convaincre que la mort entre les mâchoires d’un crocodile est aussi belle que la vie. Pour ma part j’y vois aussi un manque de raison.
Enfin chez Muir le refus de l’anthropocentrisme a un prix : c’est l’anthropomorphisme généralisé, qui voit de l’humain partout et se refuse à reconnaître l’altérité de la nature et son indifférence à l’égard de l’homme. Dans le cosmos maternel que Muir nous décrit à travers le prisme de l’analogie généralisée et d’un providentialisme rassurant, il n’y a guère de place pour la peste, les raz-de-marrée, les explosions volcaniques ou les collisions avec les météores, ni pour le petit garçon qui meurt près de sa mère.