John Ford - « Tout » sur une Histoire Chrétienne de l'Amérique

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

John Ford (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

Vous avez tout vu, lu et entendu sur John Ford. Comme Joseph L. Mankiewicz dans All About Eve, les simples admirateurs, les cinéphiles distingués et les critiques les plus prestigieux se sont promis de tout vous dire au sujet de leur héros. Cette frénésie herméneutique peut sembler surprenante et pourtant, elle est aisément compréhensible. Fort de ses dizaines de chefs d’oeuvre1, le réalisateur Américain est en effet devenu le Maître des maîtres, selon l’expression du plus gratifiant élève dont un pédagogue puisse rêver : Orson Welles2. Il a été sacré, de son vivant, Empereur du Cinéma mondial. Sa mort, survenue en 1973, n’a fait qu’accroître son aura et générer des flots ininterrompus de commentaires laudatifs3. C’est le propre des dieux que de susciter l’enthousiasme des mortels, au-delà des frontières et des outrages du Temps. La flamme de leur génie ne s’éteint jamais. Elle fait bouillonner les cœurs, irradie les âmes et brûle les esprits d’un perpétuel désir de saisir la quintessence de l’acte créatif. Ainsi, il est dans l’ordre des choses que vous ayez tout vu, lu et entendu sur John Ford. Sortez par conséquent de ce sentier battu et penchez-vous, sans délai, sur un auteur de moindre envergure. La Raison vous l’impose.

Une petite voix nommée Passion vous susurre néanmoins de n’en rien faire. La Sagesse vous convie pour sa part à vous méfier de la pensée dominante et à forger votre opinion par vos propres moyens. L’Expérience vous rappelle enfin qu’un Classique est, par nature, une source intarissable qu’il convient de sonder sans cesse avec l’humilité et la curiosité d’un éternel explorateur. Si votre entendement est sensible à ces messages, faites un pari Pascalien et gagez qu’il existe, dans l’œuvre divine de John Ford, quelque chose qui n’a pas encore été dit. L’aventure est dénuée de risque. Un pèlerinage en terre d’excellence ne saurait être que bénéfique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Seas Beneath

Vous avez probablement vu, lu ou entendu que John Ford était un patriote, qui a constamment célébré les grands hommes, les hauts faits et les qualités intrinsèques de son pays. Quels que soient son identité et son degré d’autorité culturelle, votre professeur vous a enseigné une vérité fondamentale. Le plus prolifique de tous les metteurs en scène Anglo-Saxons fut en effet le chantre infatigable des Etats-Unis. Son nationalisme fut tel qu’il peut, à bien des égards, être considéré comme un hagiographe de l’Amérique4. Pour apprécier la pertinence de cette assertion, il suffit de jeter un regard panoramique sur la filmographie de ce descendant d’immigrés Irlandais devenu, par la magie du Melting-Pot, un défenseur acharné de l’American Way of Life5. Force est ainsi de constater que ce formidable panégyrique en images est traversé par un amour immodéré pour le Nouveau Monde et plus précisément, pour sa terre. Le plus souvent, cette dernière est présentée comme une déesse qu’il paraît impossible de ne pas vénérer. Comment ne pas être subjugué par les décors de ces westerns étincelants, qui se déploient majestueusement entre des déserts de poussière aurifère et des cieux si purs qu’ils semblent constellés de saphirs ? Comment rester de marbre devant les palais rocheux de Monument Valley ? Comment ne pas dédaigner la promiscuité de la vieille Europe face au spectacle vertigineux de ces grands espaces, continuellement balayés par le souffle épique de la conquête ?

Ces paysages en Technicolor n’auraient pu devenir des toiles de Maître si, par-delà leurs finalités proprement esthétiques, ils n’avaient poursuivi un but à mi-chemin de l’Histoire et de la Morale : honorer la mémoire de ceux qui, assoiffés de sublime, ont eu le courage et l’opiniâtreté nécessaires pour les investir et les cultiver. Ces bâtisseurs à la stature de Démiurges Platoniciens ont pour nom profane les Pionniers. John Ford a notamment vanté leurs mérites dans le Convoi des braves (Wagon Master), récit en noir et blanc du voyage haut en couleur qu’entreprit, au XIXè siècle, une communauté de Mormons désireuse de peupler les terres désolées du Nouveau-Mexique. C’est néanmoins dans le méconnu Sur la piste des Mohawks (Drums Along the Mohawks) que le cinéaste rend le plus vibrant des hommages à ces aventuriers de la Modernité. Fresque à la fois élogieuse et juste, le film retrace ainsi l’itinéraire de Lana et de Gilbert Martin6, deux jeunes mariés qui, à l’image de bon nombre de leurs compatriotes, ont choisi d’abandonner le confort de la côte Est pour donner, dans l’Ouest sauvage, un sens à la récente indépendance de leur Nation. Plus qu’une simple fiction, cette épopée a valeur de documentaire. Elle raconte la façon dont des hommes et des femmes ordinaires se sont surpassés, dans une terrible adversité, pour sauvegarder le bien commun. Elle montre avec quel héroïsme des petits groupes de précurseurs intrépides ont souffert un mode de vie précaire, un environnement hostile, les brimades d’Indiens sanguinaires et les assauts répétés du colonisateur Anglais pour faire avancer la Frontière de la Civilisation et reculer, d’autant, celle de la Barbarie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une femme survint (Flesh)

Cette marche triomphante vers le Progrès, consubstantielle au projet politique, économique et culturel de l’Amérique, a été constamment glorifiée par John Ford. L’homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance) en témoigne admirablement. Le film ne saurait en effet se réduire à la biographie mouvementée d’un petit avocat de province devenu Sénateur à la force du poignet. Il constitue avant tout le portrait éblouissant d’un pays qui, en l’espace de quelques décennies, a surmonté sa sauvagerie originelle pour devenir un modèle de développement. Les leviers de cette ascension fulgurante sont clairement identifiés, afin que chacun soit en mesure d’apprécier leur action à sa juste valeur. Il s’agit de l’homme de Loi et du Journaliste, incarnés respectivement par Ransom Stoddard (James Stewart) et son compagnon, le truculent Peabody (Edmond O’Brien). Ces deux personnages, logiquement appelés à représenter leurs concitoyens au Congrès, ne s’allient pas au gré du hasard ou d’un opportunisme de bas étage. Ils unissent leurs forces contre Liberty Valance (Lee Marvin), le truand qui sévit sur leur territoire d’élection, parce qu’ils défendent une cause commune : opposer la Norme à l’Arbitraire, pour dépasser l’âge de la Tyrannie et entrer de plein pied dans celui de la Démocratie.

Aux yeux de John Ford, ce régime constitue l’un des piliers de l’Amérique victorieuse. Il tire sa puissance bienfaitrice du Libéralisme. Les principaux axes de cette doctrine, dont le contenu est irréductible au capitalisme prédateur que brocardent fréquemment les Européens, apparaissent en filigrane de Vers sa destinée. Le film relate ainsi les années que passa le jeune Monsieur Lincoln7, personnalité fondatrice des Etats-Unis, à exercer le métier d’avocat. Il évoque plus précisément le rôle décisif que joua le futur Président dans l’acquittement de Matt et Adam Clay8, deux frères injustement accusés de meurtre dont la foule en furie exigeait la condamnation à mort. Cette petite page d’Histoire sur grand écran est riche de significations9. Elle envoie néanmoins un message plus important que tout autre au Spectateur : avant d’être « le Gouvernement du Peuple, par le peuple et pour le Peuple »10, la Démocratie s’analyse comme un « droit au procès » ; elle est un ordre juridique dont la vocation est de garantir l’effectivité des libertés individuelles contre les agressions du corps social. Le caractère primordial de cette définition et de ses implications se manifeste clairement sous la froide lumière de The Prisoner of Shark Island11, le second volet du diptyque que John Ford consacra au vainqueur de la guerre de Sécession. Quel triste sort subit en effet le Docteur Samuel Mudd (Warner Baxter), héros de cette tragédie inspirée de faits authentiques ? Il est condamné à croupir à jamais dans un pénitencier inhumain, pour avoir commis le crime prétendument impardonnable de soigner John Wilkes Booth (Francis McDonald), l’assassin de l’impérissable sauveur de l’Union. Pour Ford, l’horrible sanction12 est plus qu’une ligne supplémentaire dans la litanie nauséeuse des infamies terrestres. Elle prouve, de manière irréfutable, que la Démocratie Américaine ne serait rien sans la Justice13. Fidèle à ses convictions, le réalisateur poursuit son éloge du Libéralisme. Cette pensée constitutive des Etats-Unis, dit-il avec la fierté du bon patriote, a ceci d’exemplaire pour le monde qu’elle promeut l’égalité des droits et des chances indépendamment des origines et des croyances. Ford fait ici allusion aux discriminations raciales qu’Abraham Lincoln résolut d’abolir au péril de sa vie. Certes, il n’aborde guère l’épineuse question de l’esclavage des Noirs, dans sa foisonnante filmographie. Cependant, ses orientations en la matière ne font aucun doute. On remarquera ainsi que ses personnages héroïques sont généralement des abolitionnistes du Nord14 tandis que les tristes sires, à l’image du Major Hatfield dans la Chevauchée fantastique (Stagecoach) et d’Ethan Edwards dans la Prisonnière du désert (The Searchers) sont souvent des Sudistes convaincus15. On observera, de surcroît, que cette adhésion indirecte et néanmoins sincère aux idéaux Fédérés se double d’une dénonciation en règle des injustices faites aux Indiens. L’audacieux Cheyenne Autumn est l’expression la plus marquante de cette protestation égalitaire. Avec un courage qui ne trouve aucun équivalent dans la production Hollywoodienne de l’époque, ce drame de la colonisation16 ose en effet épouser, contre toutes les convenances, la cause de ceux que les racistes Blancs ont appelés les « Peaux-Rouges ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le mouchard (The Informer)

Outre son souffle épique et des qualités esthétiques qui en font une œuvre de premier ordre17, ce film est d’une importance capitale dans la mesure où il contient deux idées que John Ford a placées au centre de son hagiographie de l’Amérique : la prééminence de la Souveraineté individuelle et la primauté du Droit naturel sur le Droit positif. Le premier principe se définit négativement par une défiance permanente à l’égard du Pouvoir central – Pouvoir dont les représentants sont décrits, à l’exception du Ministre chargé des affaires Indiennes, comme des affairistes avides de domination et d’argent18. Le second se décline positivement à travers la longue marche que la tribu Cheyenne, lasse de se mourir dans une réserve insalubre, entreprend dans le but de regagner le territoire de ses ancêtres – territoire dont les Blancs l’ont chassée au nom des lois qu’ils ont arbitrairement promulguées. Ces thèmes rejoignent l’idéal de vie des pionniers. Ces thèmes s’inspirent ostensiblement de John Locke, philosophe dont le Second traité du gouvernement civil établit que l’Individu est le dépositaire de l’Autorité suprême et que la propriété de la terre, comme celle de toute chose, a la Nature et non l’Institution pour source première. Ces thèmes reprennent fidèlement la lettre et l’esprit de la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776. En cela, ils appartiennent à une doctrine qui prolonge harmonieusement celle de Lincoln : le Libéralisme Jeffersonien, c’est-à-dire, le Libéralisme tel que l’a envisagé le très Lockien Thomas Jefferson, père fondateur de l’Amérique moderne, Président de 1801 à 1809 et partisan acharné d’une République décentralisée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vers sa destinée (Young Mister Lincoln)

Pour administrer la preuve de la supériorité de ces valeurs aux confins de l’Ethique et de la Politique, John Ford s’est métamorphosé en cinéaste de l’immigration. Ce qu’il désirait, au-delà de la subjectivité de sa ferveur patriotique, c’était mettre en évidence l’attractivité objective des Etats-Unis. En termes plus triviaux, il voulait montrer que l’Amérique était au sommet de la hiérarchie des Nations parce qu’elle attirait, avec une constance exceptionnelle, des hommes de tous horizons19. Ce souci démonstratif, dont la cohérence intellectuelle est indubitable, s’est manifesté très tôt dans l’œuvre parlante du réalisateur. Dès 1932, Une femme survint (Flesh) met ainsi en scène un lutteur Allemand (Polakaï, alias, Wallace Beery), qui décide de franchir l’Atlantique pour aller chercher la fortune et la gloire que son pays lui refuse. Dans les décennies qui suivent, le procédé narratif, simple mais édifiant, réapparaît avec une régularité de métronome. Il constitue même la toile de fond de quelques-uns des films les plus mémorables de Ford. Qu’elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley) et L’homme Tranquille (The Quiet Man) sont probablement les meilleurs exemples de cette fructueuse récurrence. Portrait saisissant de la classe ouvrière Galloise du XIXè siècle, le premier long-métrage retrace en effet la tragique destinée des Morgan, famille dont les enfants fuient un à un les ténèbres des mines de charbon pour obtenir, à l’Ouest d’une Europe agonisante, la promesse d’une existence moins rude. Plus pittoresque, le second récit montre pour sa part, avec tendresse et subtilité, la fascination que la prestigieuse Amérique exerce sur les modestes habitants d’une bourgade Irlandaise.

Parfois, les rêveurs de l’ancien monde ne daignent pas franchir le cap de la réalité. Ils substituent alors le mimétisme à la migration. En d’autres termes, ils imitent le mode de vie de la Société qui obsède leur esprit, à défaut de vouloir ou de pouvoir quitter leur territoire d’origine. Le phénomène est particulièrement sensible dans Le jeune Cassidy (Young Cassidy)20. Que fait en effet John (Rod Taylor), le héros de cette biographie romancée de l’écrivain Sean O’Casey ? En bon Irlandais du début du XXè siècle, il lutte vaillamment contre l’occupant Britannique. En bon prolétaire, il s’investit corps et âme dans la lutte syndicale afin d’obtenir des salaires plus décents. En bon ambitieux, il travaille le jour, écrit la nuit, multiplie les projets artistiques au mépris du scepticisme de ses proches et d’un Public impitoyable pour atteindre son objectif principal : devenir un dramaturge reconnu. En un mot comme en cent, il transpose en Europe un système Américain fondé sur la Liberté, la Justice et le Volontarisme du Self-made man…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je n'ai pas tué Lincoln (The Prisoner of Shark Island)

En dépit du respect universel dont elles n’ont cessé d’être l’objet, ces valeurs sociales ont été maintes fois menacées par des ennemis venus de l’extérieur comme de l’intérieur des Etats-Unis. John Ford a toujours été conscient de cette vulnérabilité structurelle. D’un bout à l’autre de sa longue carrière, il s’est donc efforcé de célébrer ceux qui ont accepté de payer le prix du sang pour défendre les idéaux de leur pays. Cet hommage s’est d’abord inscrit dans une veine réaliste. Le metteur en scène a ainsi conçu toutes sortes de documentaires à la gloire des militaires Américains21. Cependant, ses louanges se sont généralement exprimées dans le cadre de la fiction traditionnelle. Elles saluent d’abord une Armée démocratique qui, à l’image de celle des Cavaliers (The Horse Soldiers), a pris tous les risques pour vaincre les troupes esclavagistes de la Confédération. Elles magnifient ensuite une Armée à visage humain, capable de préférer la compassion à la violence. Cette noble inclination est notamment perceptible dans Cheyenne Autumn, où un brave officier22 se refuse à persécuter une tribu qu’il avait pourtant reçu l’ordre de ramener, de force, dans sa réserve. Elle est également présente dans Les deux cavaliers (Two Rode Together), drame dont l’un des héros, le Lieutenant Jim Gary (Richard Widmark), déploie des trésors de diplomatie et de magnanimité pour aider des familles en détresse à retrouver leurs parents enlevés par un chef Comanche. Mais si l’Armée doit être honorée, conclut John Ford, c’est en premier lieu pour son caractère authentiquement salvateur. Que serait-il arrivé sans ces valeureux soldats, semblables à ceux de Seas Beneath, qui ont défié les sous-marins destructeurs de l’Empereur Guillaume II ? Que serait-il advenu si des unités de Cavalerie, identiques à celles de la Chevauchée fantastique ou de la Charge héroïque (She Wore a Yellow Ribbon) n’avaient volé au secours des conquérants de l’Ouest ? La réponse est d’une tragique simplicité : les Etats-Unis auraient cessé d’être ou n’auraient même pas existé. Cette phrase en forme d’appel à la lucidité est d’une importance qu’il convient de ne pas sous-estimer. Elle discrédite en effet le procès en « militarisme droitier » que d’aucuns ont, par le passé, jugé opportun d’intenter à John Ford. Que nul ne se méprenne, le réalisateur n’était pas un suppôt du Fascisme. Il était un pur Libéral, que ses convictions poussaient à rendre grâce aux anges gardiens du Rêve Américain.

Assimiler des hommes en armes à des chérubins peut sembler déplacé. Néanmoins, la comparaison n’est ni fortuite, ni outrancière. Elle ne fait que renvoyer au second pilier de l’œuvre de John Ford : la Religion. Tout, chez l’auteur de l’éloquent Quatre hommes et une prière (Four Men and a Prayer), est en effet lié à la Spiritualité. Précisons d’emblée qu’en dépit des apparences et des fausses réputations, cet attachement ne se réduit pas au seul Catholicisme23. Il embrasse l’ensemble de la tradition Judéo-Chrétienne, par-delà les chapelles et les cultes particuliers. Qu’il s’inspire de la théologie Vaticane, du Protestantisme ou des croyances Mormones, comme c’est le cas dans le Convoi des braves, il se traduit par un invariant : l’omniprésence du Prêtre. Chez Ford, le serviteur de Dieu n’est pas un ascète cloîtré dans son église. C’est une personnalité ouverte et conviviale, qui exerce une influence considérable sur la Société. A l’instar du curé de L’homme tranquille (Ward Bond) et du Pasteur Gruffyd (Walter Pidgeon) dans Qu’elle était verte ma vallée, il représente une autorité morale que chacun est amené à consulter, du plus humble au plus en vue des notables. A l’image du Révérend Clayton dans la Prisonnière du désert ou bien, de ce vieux mais vaillant aspirant ecclésiastique qu’est Charles Pether dans Frontière Chinoise, il est un homme de paix capable de se muer en guerrier lorsque la barbarie de l’ennemi impose la révolte de la Civilisation24. Comme le bon Pasteur de la Poursuite infernale (My Darling Clementine), il est un semeur de concorde qui aide les siens à vivre ensemble. Quel que soit son visage, son obédience et la situation dans laquelle la Transcendance l’a placé, il est, en résumé, la pierre angulaire de la Communauté. En l’espèce, Sur la piste des Mohawks offre un exemple particulièrement révélateur. Après avoir assuré la cohésion de son peuple opprimé à l’aide de sermons enflammés, après avoir activement participé à la victoire définitive de la colonie de Lana et de Gilbert Martin, symboles de l’indépendance en marche, le Révérend Rosenkrantz (Arthur Shields) hisse ainsi le « Stars and Stripes » au sommet de son temple. Ce faisant, il signifie à l’Amérique qu’elle s’érigera nécessairement autour des institutions qu’il incarne. L’attrait de John Ford pour la Religion ne se réduit cependant pas à un long éloge des ministres des cultes Judéo-Chrétiens et de leur contribution, aussi décisive fût-elle, à l’édification des Etats-Unis. Il s’exprime également à travers une évocation, fervente et systématique, des chapitres et des personnages les plus édifiants de la Bible. Fort logiquement, ce livre d’images pieuses s’ouvre sur une reconstitution de l’Eden. Le jardin élyséen apparaît dans La taverne de l’Irlandais (Donovan’s Reef), sous les traits enchanteurs d’une île du Pacifique. De cet empyrée océanique, Baudelaire dirait qu’il n’est qu’ « ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Ses habitants, Donovan et Guilhooley en tête25, sont certes de grands enfants dissipés qui n’aiment rien tant que s’adonner aux plaisirs orageux de la boisson et de la bagarre. Néanmoins, ces braves bougres vivent sous le soleil radieux d’une camaraderie, d’une solidarité, d’un humour et d’une sérénité que Dieu Lui-même semble avoir gravé dans le marbre de l’Eternité.

 

 

 

 

 

 

 

La chevauchée fantastique (Stagecoach)

Un séjour analogue est perceptible dans Qu’elle était verte ma vallée. Il se situe entre le ciel et le sommet de la montagne qui domine le gisement de charbon où chaque jour, les membres de la famille Morgan et leurs congénères vont gagner leur pitance. Sa splendeur est une superbe injure à toute forme de laideur. Elle est propice à la quiétude, à la joie et même, aux miracles26. Son destin, hélas, est sans rapport avec la félicité infinie de la Taverne de l’Irlandais. Comme le laisse entendre la voix mélancolique de Huw, le narrateur du film, elle sombrera inéluctablement dans les abysses de la médiocrité ordinaire. Cette chronique d’une mort annoncée n’est pas innocente. Elle constitue, pour John Ford, un puissant moyen de souligner l’immortelle pertinence de l’un des épisodes les plus essentiels de l’Ancien Testament : la chute du Paradis terrestre27.

Dans la Genèse, la déchéance de l’Homme est essentiellement l’œuvre de la Femme. Cette malédiction immémoriale se dessine dans Frontière Chinoise, tragédie mi-Biblique, mi-Shakespearienne dont le titre original, Seven Women, associe ostensiblement la féminité aux sept péchés capitaux. La substance de la déliquescence universelle se précise néanmoins dans Flesh28. Polakaï joue en quelque sorte le rôle d’Adam, dans cette variation fiévreuse sur le thème ancestral du couple mal assorti. Lui, la bête au cœur d’or dont la force brute va de pair avec une bonté qui confine à la candeur, croit avoir trouvé le bonheur en épousant Laura (Karen Morley), une belle Américaine en perdition dans l’Allemagne de l’entre-deux guerres. Il est prêt à toutes les concessions pour satisfaire sa dulcinée. Pour elle, il sacrifie sa terre natale, son argent et sa santé. Mais lorsqu’il apprend que la déesse qu’il vénère est une idole païenne, qui porte l’enfant d’un escroc avec lequel elle entretien une liaison adultérine, son sang ne fait qu’un tour : il rompt les os de son rival. Adam est tombé dans le piège fatal qu’Eve, dans sa funeste inconséquence, lui a honteusement tendu. C’en est fini de ses rêves de paradis sur la Terre. Il est désormais promis à l’enfer de la prison…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur la piste des Mohawks (Drums Along the Mohawks)

Du péché individuel à la transgression collective, il n’est qu’un pas que John Ford a décrit à maintes reprises. Ce changement d’échelle n’est nullement la traduction de quelque misanthropie. Elle ne fait que suivre, à la lettre, l’enseignement d’une sagesse Biblique qui a toujours mis en garde les croyants contre les tendances décadentes de l’Humanité. Cette soumission sans faille aux préceptes rigoureux des Saintes Ecritures est brillamment symbolisée par la Poursuite infernale. Plus qu’un western habilement mené dans les rues chaotiques de la légendaire Tombstone, le film est en effet une évocation de Sodome et subséquemment, un appel à dépasser la corruption, la haine, la convoitise et la violence qui minent le monde.

Le Peuple turbulent est, de façon générale, une image récurrente de l’Ancien Testament. De Gomorrhe au Veau d’or, il met en doute la propension des hommes à respecter la Loi divine et plus précisément, leur capacité à s’organiser de manière autonome, durable et pacifique. Fidèle à ses convictions religieuses, John Ford reprend une fois de plus cette vision théologique à son compte. Les Américains, tels qu’ils apparaissent dans Vers sa destinée, en témoignent avec une acuité remarquable. De quelle façon ces citoyens ordinaires se comportent-ils, lorsque les malheureux Matt et Adam Clay sont arrêtés pour le meurtre du sulfureux Scrubb White ? Comme les Hébreux dans leurs pires moments d’égarement, ils cèdent à la colère et à la déraison. Leur seul désir est de laisser libre cours à la rage qui les habite et de lyncher les accusés en place publique, sans même prendre le temps de les juger. Quand la foule se fourvoie ainsi dans la folie du Péché, Yahvé privilégie deux remèdes : la destruction totale des méchants ou leur rédemption par l’entremise d’un prophète. Ford respecte scrupuleusement ces prescriptions dont la vocation est de faire entendre, envers et contre tout, la Parole divine. Là encore, la Poursuite infernale et Vers sa destinée ont valeur d’exemples. Dans le premier film, l’ordre est en effet restauré à Tombstone grâce à Wyatt Earp (Henry Fonda), ange exterminateur dont les colts d’or font s’abattre le feu du Ciel sur apostats et truands. Dans le second, la Justice est rétablie par Abraham Lincoln, avocat lumineux dont le talent et l’éloquence parviennent à dissiper les ténèbres démoniaques de la vengeance. Ce personnage insensible aux turpitudes de son époque est l’archétype du porte-parole de Dieu. Non content de promouvoir la tempérance et toutes les vertus qui visent à discipliner les passions humaines, il appelle la Communauté à s’unir autour du Sacré. Il est l’homme de courage qui, au mépris des déchirements passés, prêche pour la réconciliation future29. Il incarne Moïse, le berger qui montre la voie au troupeau égaré dans le désert de l’affliction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les raisins de la colère (The Grapes of Wrath)

Cette dernière image est primordiale, dans la mesure où elle illustre une part essentielle de l’œuvre de John Ford. Tout ou presque tout, chez ce cinéaste de la Frontière, est en effet lié au cheminement vers la Terre promise. Le sublime voyage est naturellement à la source des longs-métrages qui, de Flesh à Qu’elle était verte ma vallée, traitent directement de l’immigration Européenne à destination des Etats-Unis. Il est également au centre des films consacrés aux Pionniers, comme Sur la piste des Mohawks, Le convoi des braves ou encore, La conquête de l’Ouest (How the West Was Won)30. Néanmoins, c’est dans Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath) que le mimétisme avec l’Exode est le plus saisissant. La famille Joad, héroïne aux nombreux visages de cette peinture unique de la Grande Dépression Américaine, n’est en effet qu’une réplique en miniature du Peuple élu. Esclave de puissants impitoyables, elle décide de quitter l’Oklahoma ravagé par le vent, la sécheresse et toutes sortes de plaies qui ressemblent, à s’y méprendre, à celles qui frappèrent l’Egypte pharaonique. Adultes, enfants, vieillards, l’ensemble du clan accablé s’embarque, avec armes et bagages, sur une arche roulante que l’on croirait surgie du temps des Patriarches. La marche est périlleuse et harassante. Elle n’offre que souffrance et misère mais qu’importe, les descendants de Moïse et d’Aaron poursuivent leur chemin. Ils veulent, coûte que coûte, rallier leur pays de Canaan : la Californie…

John Ford aurait pu se contenter, pour bâtir son imposante filmographie, de cette longue et fascinante exégèse de l’Ancien Testament. Il n’en est cependant rien. Fervent Catholique, il a également fait vœu de mettre les Evangiles en filigrane de ses œuvres. Le réalisateur s’est ainsi penché, avec déférence, sur les principaux jalons de la vie du Christ. Cette grille de lecture est particulièrement instructive. A travers le prisme qu’elle propose au Public, un long-métrage tel que le Fils du désert (Three Godfathers) n’est plus, par exemple, l’histoire de Robert, William et Pedro31, trois voleurs qui, au hasard d’une cavale dans les sables de l’Arizona, croisent la route d’une femme abandonnée qui se meurt après un accouchement difficile. Il devient une transposition cinématographique de l’Epiphanie dont les héros, élevés au rang de Roi Mages, sont appelés à conduire le divin enfant dans la Nouvelle Jérusalem32.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu'elle était verte ma vallée (How Green Was My Valley)

Cette transfiguration, en vérité, constitue l’un des pivots du Cinéma de John Ford. Elle transcende les genres et transforme des personnages d’apparence conventionnelle ou insignifiante en icônes de la Chrétienté. Ethan Edwards, le personnage principal de la Prisonnière du désert, dépasse ainsi son statut de vaurien ordinaire qui, après avoir commis des actes que l’on devine hautement répréhensibles dans les rangs de l’armée Sudiste, va chercher refuge au sein de sa famille. Il est la réincarnation du Fils prodigue, enfant perdu dans l’enfer du Mal qui espère trouver miséricorde et rédemption auprès des siens. De même, Mademoiselle Cartwright (Anne Bancroft), la sulfureuse doctoresse de Frontière Chinoise, a de plus nobles desseins que de heurter le conformisme du Spectateur bien-pensant par ses manières outrageusement masculines. Certes, elle boit, fume, jure et parle sans gêne de ses nombreux amants, au mépris absolu des usages en vigueur dans la Mission Protestante où elle exerce. Cependant, son visage rebutant ne peut occulter sa véritable nature : elle est une nouvelle Marie Madeleine qui, sous sa rude écorce de pécheresse, dissimule le cœur pur d’une femme toujours prête à s’humilier au profit des gens de bien et des nécessiteux33. Gypo (Victor McLaglen34), le héros du Mouchard (The Informer), ne saurait davantage être mésestimé. Il est en effet plus qu’un vulgaire indicateur qui, dans l’Irlande tourmentée des années 1920, décide de vendre à la Police Britannique son vieux complice de l’I.R.A, le courageux Frankie McPhilipp (Wallace Ford). En réalité, il est un descendant direct de Judas, le traître qui vendit Jésus de Nazareth aux Romains pour quelques deniers et qui, sans le savoir, précipita ces événements fondateurs du Christianisme que sont la Passion et la Résurrection.

Entre ces deux passages essentiels s’intercale un épisode non moins fondamental pour les croyants : la Crucifixion. Compte tenu de ses inclinations spirituelles, John Ford ne pouvait l’éluder. Sa filmographie ne s’est pas prêtée à une reconstitution explicite de cette scène aux confins de la douleur corporelle et de l’extase métaphysique. Néanmoins, il a mis à profit le dénouement et le décor de Qu’elle était verte ma vallée pour l’évoquer avec une puissance propre à marquer toutes les mémoires. Le père Morgan (Donald Crisp), victime d’un coup de grisou, trouve ainsi la mort au fond de la mine où des années durant, il s’était échiné à gagner sa vie. Les bras en croix, il est ramené au sommet d’une montagne anonyme qui, sous l’œil d’une caméra illuminée par la Grâce, se change soudain en Golgotha. Sa femme, drapée dans le noir du deuil comme la Vierge Marie, vient prendre possession de sa dépouille. Elle est accablée mais reste digne. Elle se sait promise à davantage de difficultés matérielles et cependant, une lueur de joie irradie ses yeux larmoyants. Elle est en effet convaincue que son cher époux ne meurt pas en vain. Elle a la certitude que l’humble individu qu’il était, lors de son séjour terrestre, suit à présent le chemin glorieux du Christ.

 

 

 

 

 

 

 

 

La poursuite infernale (My Darling Clementine)

Cet homme qui expire dans un halo de lumière établit un lien avec les dernières images que John Ford emprunte aux Evangiles et plus généralement, à l’ensemble de la tradition Chrétienne : celles des Saints. Ces parangons de vertu sont légion, dans l’œuvre du cinéaste. Le généreux Gruffyd pourrait être le plus emblématique d’entre eux. Après s’être refusé à Angharad Morgan (Maureen O’ Hara)35 pour lui épargner la pauvreté inhérente à sa condition pastorale, il voue en effet sa vie au secours des indigents, lui qu’une solide instruction destinait pourtant à de plus hautes fonctions sociales36. Le Major Kendall (William Holden) est également d’une exemplarité propice à la canonisation. Le courageux médecin des Cavaliers prodigue ainsi des soins à tous, indépendamment des barrières politiques et raciales que la guerre de Sécession a dressées autour de lui. Animé par un sens aigu du devoir, il accepte même de rester au chevet de ses blessés alors que les troupes Sudistes s’approchent inexorablement et lui font entrevoir un long séjour dans leurs geôles sordides. Néanmoins, c’est indubitablement le Capitaine Nathan Brittles (John Wayne) qui correspond le mieux à la définition de la Sainteté. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que l’extraordinaire officier de la Charge héroïque est d’une bonté proverbiale, qu’il est vénéré par ses hommes, qu’il se défie du luxe, qu’il vit comme un ascète depuis le décès prématuré de son épouse, qu’il est totalement dévoué au service de son pays, qu’il continue à combattre après que l’heure de sa retraite eût sonné et que, preuve ultime de son essence divine, il fait un miracle en empêchant l’éclatement d’une guerre qui semblait inéluctable37.

Ainsi s’achève une démonstration dont vous connaissiez probablement la conclusion : John Ford est un historien enthousiaste de sa patrie et plus encore, un Chrétien convaincu. Peut-être ignorez-vous, en revanche, que ces deux caractéristiques ne sont pas liées par le hasard mais par une absolue nécessité. En effet, l’Amérique, telle que la conçoit l’auteur des Sacrifiés (They Were Expendable), n’est pas un rêve par nature. Elle serait même un cauchemar si sa culture n’était imprégnée des valeurs du Christianisme. Avec ces mots se fissure un mythe profondément enraciné dans l’inconscient collectif : John Ford n’est pas l’hagiographe béat d’une Nation qui serait dotée de toutes les qualités. Certes, il révère son pays plus qu’aucun autre artiste. Cependant, son admiration ne lui interdit en aucune manière d’observer lucidement une Société qui, à bien des égards, prête le flanc aux critiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le massacre de Fort Apache (Fort Apache)

Pour mettre en lumière ces zones d’ombre, c’est-à-dire, pour accéder à l’inavouable vérité par-delà les illusions de l’imagerie, Ford actionne quatre leviers principaux. D’abord, il privilégie une mise en scène épurée, qui s’appuie entièrement sur le principe de simplicité. En se défiant des trucages, des montages complexes et des mouvements de caméra sophistiqués, il entend s’approcher au plus près du Réel. Fort de cette méthodologie, le cinéaste fait régulièrement appel au Théâtre pour faire ressortir le caractère partiellement factice du Rêve Américain. Le jeune Cassidy est ainsi la biographie d’un auteur dramatique, qui se sert de son art pour échapper aux dures réalités d’une vie qu’il essaie vainement de calquer sur le modèle existentiel de ses cousins des Etats-Unis. La poursuite infernale est traversée par une troupe de comédiens dont la fonction principale est, semble-t-il, d’adresser un clin d’œil ironique à des spectateurs indûment fascinés par les légendes de Tombstone. Seas Beneath raconte l’histoire de marins qui jouent ostensiblement un rôle38 pour attirer, dans un piège fatal, un sous-marin Allemand qui met à mal la prétendue supériorité de l’U.S Navy. Frontière Chinoise, enfin, n’est rien d’autre qu’un huis-clos Sartrien dont la vocation première est d’attirer l’attention du Public sur les maux qui rongent l’Amérique contemporaine. Dans le prolongement de cette logique que l’on pourrait qualifier de « réaliste », Ford prend le parti de ne s’intéresser qu’à la période anonyme des grands personnages de l’Histoire Américaine. Il montre par exemple Wyatt Earp dans la période qui précède son accession au rang de mythe du Far West. De même, il se penche sur le « jeune Monsieur Lincoln », c’est-à-dire, sur un modeste avocat qui ignore tout de sa glorieuse destinée39. Dans un cas comme dans l’autre, il cherche à s’abriter des lumières aveuglantes de la postérité pour mieux cerner la quintessence des êtres40. Au nom de cette quête d’authenticité, John Ford a fait le choix, décisif pour la qualité générale de son œuvre et pour sa renommée internationale, de mettre sa caméra à la hauteur des personnes ordinaires, des sans-grade, des déclassés. Cette option artistique est justifiée par les propos de Ma Joad (Jane Darwell), l’indomptable ouvrière agricole des Raisins de la colère : « Nous, on avance, on est ceux qui vivent […] On est les gens ». Autrement dit, nous sommes ceux qui voyons le monde tel qu’il est et non, tel qu’il se reflète dans ces miroirs déformants que sont les conventions, l’opulence ou encore, les media.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le fils du désert (Three Godfathers)

A travers le regard pénétrant de ces témoins privilégiés de la vie sociale, Ford procède à une vaste radiographie de son pays. De cet examen approfondi, il tire la conclusion que l’Amérique souffre de multiples meurtrissures qui obèrent gravement sa viabilité. La première, tristement récurrente, est la guerre. Son ombre mortelle plane sur l’Indépendance, la colonisation de l’Ouest, les rapports entre Fédéralistes et Confédéralistes, les relations internationales de la première moitié du XXè siècle41 et la montée en puissance du Communisme42. Ford a maintes fois analysé ces événements douloureux. Il en a souvent tiré prétexte pour mettre en évidence les vertus de sa patrie. Force est néanmoins de constater qu’il en a également profité pour peindre le portrait inquiétant d’une Nation déchirée. En l’espèce, les reconstitutions des luttes intérieures qui ont ravagé les Etats-Unis sont particulièrement évocatrices. Non seulement elles font ressurgir les antagonismes d’une Société que les vagues d’immigration successives ont rendue irrémédiablement disparate mais de surcroît, elles se distinguent par une violence qui fait cruellement écho à la réalité historique. Sur la piste des Mohawks est ainsi jalonné de batailles d’une rare férocité entre les Pionniers New-Yorkais et l’Armée Anglaise, supplée par des tribus Indiennes. D’escarmouches en sièges de longue durée, d’assauts meurtriers en contre-attaques vengeresses, elles rappellent crûment au Spectateurs que l’Amérique s’est édifiée sur des lacs de sang. Dans une veine analogue, la Conquête de l’Ouest montre l’extrême âpreté des affrontements qui ont opposé les Nordistes aux Sudistes43. Un cap supplémentaire est cependant franchi dans les Cavaliers. En retraçant l’itinéraire d’un commando de saboteurs infiltré en territoire ennemi pour répandre la Mort et la destruction, le film décrit en effet la guerre de Sécession comme un duel implacable dans lequel, pour parler trivialement, « tous les coups sont permis ».

Ce dernier long-métrage est d’un intérêt capital en ceci qu’il met en exergue l’une des spécificités du plus grave conflit dont le sol Américain fut le théâtre : la haine viscérale que les parties éprouvaient l’une pour l’autre. Cette puissante animosité, fruit amer de ce que Samuel Huntington aurait pu nommer un « choc de civilisations », est parfaitement restituée par les rapports délétères qu’entretiennent le Colonel Marlowe (John Wayne) et sa prisonnière Hannah Hunter (Constance Towers)44. Le premier abhorre le Sud, son mode de vie et ses valeurs. Bien qu’elle soit dans une situation des plus précaires, la seconde n’hésite pas à exprimer le dégoût que lui inspirent ceux qu’elle appelle dédaigneusement les « Yankees ». Cette aversion réciproque est lourde d’implications. Elle suggère que ce ne sont pas deux adversaires qui s’affrontent, au gré d’une conjoncture défavorable, mais deux ennemis jurés qui ne rêvent que d’anéantissement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La charge héroique (She Wore a Yellow Ribbon)

Ainsi, au mythe d’une Amérique unie se substitue la réalité sans gloire des « Etats désunis d’Amérique ». Cette funeste mutation a été sensiblement aggravée par les batailles que se sont livrés, de l’Indépendance à Wounded Knee, les Indiens et les Blancs. John Ford en est pleinement conscient. Telle est la raison pour laquelle ce conflit occupe une place de choix dans son œuvre infiniment plus critique que d’aucuns ne l’imaginent. Aux yeux consternés du réalisateur, l’opposition entre « Natifs » et « Immigrants » n’est qu’une longue réplique de la guerre de Sécession. Comme le grand carnage des années 1861-1865, elle met aux prises deux peuples qui ne devraient en faire qu’un et qui, pourtant, sont dans l’incapacité de trouver un modus vivendi. Comme lui, elle fait régner un climat d’insécurité permanente45. Comme lui, elle atteint les civils et concerne toutes les franges de la population46. Comme lui, elle s’en prend directement à la cellule familiale47. Comme lui, elle donne lieu à des tueries de grande envergure. Le massacre de Fort Apache rappelle tragiquement cette dernière vérité historique. En évoquant le désastre de Little Big Horn, le film lance également une mise en garde à l’establishment WASP : l’Amérique Blanche, Anglo-Saxonne et Protestante n’imposera jamais une paix réelle et durable à coups de baïonnette.

L’entreprise semble d’autant plus vouée à l’échec que les guerres fratricides du XIXè siècle ont, selon John Ford, été impuissantes à cautériser une plaie ancestrale des Etats-Unis : la discrimination raciale. Cette pomme de discorde est au cœur de Sergeant Rutledge, film dont le héros est un sous-officier noir qui, dans les années 1880, est accusé d’avoir violé une femme blanche puis, assassiné le père de sa victime. C’est toutefois dans la Prisonnière du désert qu’apparaissent le plus distinctement les racines du mal qui empêche l’unité de la Société Américaine. Le comportement d’Ethan Edwards, le principal protagoniste de ce western à la profondeur exceptionnelle, constitue en effet un véritable manifeste politique. L’aversion de l’ancien soldat de l’Armée Sudiste pour les Indiens dépasse le stade primitif de cette peur archaïque de l’Autre qu’est la xénophobie. Elle prend sa source dans une idéologie ultra conservatrice48 qui repose, pour une large part, sur les postulats suivants : la Nation est nécessairement objective ; fondée sur des données immuables comme la race, l’ancrage territorial, la langue ou encore, la religion, elle s’identifie à un patrimoine qui se transmet de génération en génération à l’intérieur d’une même lignée. Dans ce contexte, on naît Américain. On ne peut le devenir par une libre adhésion à des valeurs. C’est au nom de cette conception ethnocentrique de l’appartenance qu’Ethan Edwards rejette Martin Pawley (Jeffrey Hunter), le fils adoptif de son frère. Il considère le jeune homme comme un individu étranger à sa famille et plus généralement, comme un citoyen de second ordre, au motif que du sang Indien coule dans ses veines. De même, l’inflexible Texan ne peut se résoudre à ramener sa nièce Deborah (Natalie Wood) à ses parents. Peu lui importe de l’avoir recherchée pendant cinq longues années. Peu lui importe que l’adolescente ait été enlevée aux siens par des Comanche et soit, de ce fait, foncièrement innocente. En s’intégrant à la tribu de ses geôliers, elle a porté atteinte à la pureté de sa communauté d’origine. Elle est devenue objectivement Indienne49.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le convoi des braves (Wagon Master)

Cette philosophie endogamique entre en totale contradiction avec l’universalisme qui a présidé à la création des Etats-Unis50. Pétrie du sentiment de supériorité propre au Colonisateur triomphant, elle a ouvert en grand les portes de la ségrégation. Cheyenne Autumn dévoile sans pudeur le hideux visage de cette maladie infantile de l’Amérique. Le film met ainsi en scène une minorité ethnique qui, pour avoir eu le « tort » de ne pas appartenir à la majorité blanche, a été privée de ses droits fondamentaux et a subie, finalement, l’une des pires infamies que puisse connaître une collectivité : être prisonnière en son propre pays51.

Guerre ! Division ! Haine ! Exclusion ! Absurdité ! A force d’exclamations scandalisées, le fameux patriotisme de John Ford se change peu à peu en point d’interrogation : le Rêve américain ne serait-il donc qu’une chimère ? Il pourrait être une glorieuse réalité, rétorque le cinéaste, si l’argent ne l’avait pas perverti. Polakaï, le lutteur au cœur pur d’Une femme survint, apprend cette triste vérité à ses dépens. Lui qui croyait trouver l’Eldorado en franchissant l’Atlantique ne découvre ainsi qu’un pays en perdition où la vénalité, érigée en vertu cardinale, a fait du Dollar un Veau d’or pour lequel chacun est prêt à vendre son âme52.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'homme tranquille (The Quiet Man)

Cette quête éperdue de prospérité a fait l’Amérique. Ford ajoute, avec une verve contestataire qui contraste fortement avec sa réputation de nationaliste, qu’elle contribue également à la défaire. En alimentant l’espoir de l’abondance pour tous, elle légitimerait en effet la convoitise et, par voie de conséquence, briserait les règles morales sans lesquelles il n’est pas de Société véritablement désirable. Gypo, le Mouchard, est la preuve vivante de cette funeste ambivalence : c’est pour goûter aux joies de la richesse au royaume de la Seconde chance qu’il vend son ami Frankie à la Police Anglaise. La trajectoire que prend Sean Thornton (John Wayne), le boxeur désabusé de L’homme tranquille, n’est qu’une variation positive sur le même thème, une validation lumineuse d’une sombre hypothèse. Après avoir tué un adversaire par accident, l’immigré Irlandais décide ainsi de regagner sa terre natale. Il voulait enterrer son passé d’enfant pauvre sur les rings de New York et d’ailleurs, mais il sait à présent qu’il n’y a pas d’avenir dans un pays qui n’a d’autre horizon que la loi du profit.

Dans ces deux derniers films, le Capitalisme est implicitement mis en cause. Dans les Raisins de la colère, il est explicitement condamné. Que nul ne se méprenne, Ford n’est pas un apôtre du Marxisme qui aurait miraculeusement échappé aux griffes acérées du Sénateur McCarthy. Le système qu’il montre du doigt en adaptant le chef d’œuvre de John Steinbeck est celui qui, après avoir subverti l’économie de marché, a plongé le monde dans la Crise et mis en péril le modèle social des Etats-Unis53. Les Joad sont, en quelque sorte, les ambassadeurs de cette Amérique du pire. Leur destin tragique se résume en quelques phrases assassines. Ils sont chassés, par des spéculateurs sans scrupules, de la terre qu’ils cultivaient depuis des décennies. Ils sont contraints de gagner la florissante Californie avec des moyens de fortune. Leur exil est un calvaire. Les plus anciens de ces enfants déshérités de l’Oklahoma meurent de privation. Les plus jeunes sont obligés de vendre leur force de travail à des entrepreneurs, qui profitent perfidement du chômage de masse pour verser des salaires de misère à leurs employés. Casy (John Carradine), leur ami Pasteur que la contemplation de l’injustice a fait abjurer, est abattu pour avoir défendu la cause des ouvriers agricoles. Pour ne pas subir un sort identique, Tom (Henry Fonda), l’aîné du clan des martyrs, doit quitter ses parents bien-aimés…

 

 

 

 

 

 

 

La prisonnière du désert (The Searchers)

La morale de cette descente aux enfers est aussi implacable que la sentence d’un Tribunal d’Inquisition : non content de constituer une négation pure et simple des préceptes libéraux de Jefferson et de Lincoln, le Capitalisme dévoyé qui a servi de fonts baptismaux à l’Amérique Post-Moderne est synonyme d’aliénation, de rapacité, d’apostasie, de brutalité, de souffrance et finalement, de mort. A cette condamnation sans appel, Qu’elle était verte ma vallée ajoute une ligne accablante : le règne sans partage des exploiteurs a divisé la Société en multipliant les conflits sociaux. D’aucuns objecteront que cette rupture de l’harmonie collective est le lot du Pays de Galles du XIXè siècle et non, celui des Etats-Unis du XXè. C’est oublier hâtivement que John Ford ne répugnait pas à parler de son pays par des voies détournées54. C’est ignorer de surcroît que le film du Maître, tourné en 1941, faisait écho aux longs mouvements de grève que des mineurs avaient organisés, quelques mois plus tôt, en Pennsylvanie.

Une Communauté qui perd ses repères moraux au profit de l’argent roi est naturellement appelée à connaître les affres de la criminalité. John Ford ne cherche pas à infirmer cette sinistre logique. Il en fait même la trame de bon nombre de ses œuvres. Toute l’intrigue de Vers sa destinée tourne par exemple autour de l’homicide crapuleux qu’a secrètement commis Jack Cass, l’homme qui voulait faire porter aux frères Clay le poids de son infamie55. De même, les trois parrains du Fils du désert sont de vulgaires braqueurs de banque. La poursuite infernale et le Convoi des braves sont, pour leur part, assombris par la présence malfaisante de deux gangs dont la cruauté n’a d’égale que la cupidité : les Clanton et les Clegg. Pareilles illustrations pourraient être multipliées à l’infini. Chacune est semblable à une touche supplémentaire, sur le portrait repoussant d’un pays en pleine déliquescence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les cavaliers (The Horse Soldiers)

Lorsqu’elles sont menacées d’implosion par la violence, l’injustice, la pauvreté ou les dissensions internes, les Nations responsables font taire leurs divergences et proclament l’Union sacrée. L’Amérique, sous-entend Ford entre consternation et sévérité, est cependant incapable de recourir à ce mécanisme de survie. Elle n’a en effet de cesse de se déchirer à propos de l’épineuse question morale. Cette querelle est à l’origine de la Chevauchée fantastique, équipée sauvage qui débute avec le bannissement d’une danseuse et d’un médecin alcoolique par une ligue de vertu56. Elle vient troubler la quiétude de l’île paradisiaque où vivent les protagonistes de la Taverne de l’Irlandais57. Elle démontre son caractère inextricable dans Frontière Chinoise. Le film est ainsi le théâtre d’une lutte sourde et néanmoins acharnée entre la rigide Agatha Andrews (Margaret Leighton) et Mademoiselle Cartwright, le médecin très libéral qui l’assiste dans sa lourde tâche humanitaire. Les deux missionnaires incarnent respectivement le puritanisme et la permissivité. Elles sont amenées à travailler de concert en faveur des plus démunis. Néanmoins, elles s’avèrent irréconciliables. Il leur est absolument impossible de trouver un terrain d’entente. Pire, leur affrontement se révèle stérile, dans la mesure où il n’offre aucune solution crédible aux problèmes existentiels de l’Humanité. Sous le masque de la Foi et de la respectabilité, Madame Andrews dissimule en effet l’odieux visage d’une créature hantée par le vice, la frustration et la méchanceté. Sous ses dehors séduisants de femme libérée, le Docteur Cartwright cache, quant à elle, une solitude et une tristesse insondables. A elles seules, ces ennemies héréditaires symbolisent l’impasse politique, sociale et philosophique dans laquelle se trouvent les Etats-Unis.

Ce tableau accablant d’une Nation en crise profonde a ceci de troublant qu’il ne correspond guère aux enseignements de l’Histoire. Le Peuple Américain est ainsi réputé pour sa combativité, son volontarisme et sa soif de Progrès. Est-ce à dire que John Ford est en complet décalage avec la réalité de son pays ? En vérité, rétorque le cinéaste avec une honnêteté intellectuelle et une lucidité qui forcent l’admiration, l’Amérique ment. Elle fait naître des mythes et les entretient à seule fin de faire oublier sa misère. Ce terrible aveu d’impuissance est au centre du Massacre de Fort Apache et de L’homme qui tua Liberty Valance. Dans le premier film, le Colonel Thursday (Henry Fonda), frère siamois du Général Custer, devient une gloire nationale en mourant sous les flèches de Cochise alors même qu’il n’était qu’un militaire incompétent, arriviste, arrogant et entêté. Dans le second, le modeste Ransom Stoddard devient un Sénateur adulé de tous pour avoir fait mine d’exécuter, lors d’un duel au pistolet, une terreur du Far West58. A quoi ces imposteurs doivent-ils leur incroyable postérité ? Les journalistes venus entendre le repentant Stoddard en confession répondent sans ambages à cette question embarrassante : « Quand la légende est plus belle que la réalité, on publie la légende ». En d’autres termes, les Américains ne veulent à aucun prix que leurs idoles, fussent-elles de pacotille, soient discréditées à la face du monde.

 

 

 

 

 

 

 

Les deux cavaliers (Two Rode Together)

Ce long et vertigineux requiem en images amène à conclure que le Rêve Américain est irrémédiablement épuisé. John Ford est pourtant resté dans les mémoires comme l’un des plus ardents défenseurs de sa patrie. Aux yeux de tous, il est un artiste de génie qui, par la grâce d’un amour extatique, a inscrit le nom de son pays dans l’éternité de la grandeur. Quel est donc le secret de cette transfiguration cinématographique, qui accomplit le prodige de changer l’ombre en lumière ? La réponse est suggérée par la tonalité religieuse de la question. L’Amérique, enseigne Ford à la façon d’un prêcheur, est en mesure de troquer la honte contre l’exemplarité parce qu’elle vit selon les valeurs Chrétiennes. Ce sont ces principes, poursuitil avec une ferveur inaltérable, qui la font passer de l’onirisme à la réalité. Parmi ces sésames de la grandeur, le premier est l’Humanisme. Ce concept est essentiel, dans la mesure où il brise la fatalité du Mal et offre à chacun l’espoir de la perfectibilité. Il repose sur un postulat schématique : l’Homme, crée à l’image de Dieu, est foncièrement bon. Pour établir le bienfondé de cette assertion, Ford met systématiquement en scène des personnages attachants. Qu’ils soient irréductiblement bagarreurs comme les villageois de L’homme tranquille, viscéralement indisciplinés comme les soldats du Massacre de Fort Apache ou encore, maladivement alcooliques comme le docteur Boone dans la Chevauchée fantastique, jamais ils n’inspirent l’animosité59. Presque tous ont en commun d’être simples et peu instruits60. Cette caractéristique, ajoutée à la précédente, est primordiale. Elle donne sa pleine résonance aux dernières paroles que le Christ prononça sur la croix : « Pardonne-les, Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Ce poignant appel à la clémence et à l’amitié pour tous les hommes est la clef de voûte du Cinéma de John Ford. Il clame l’innocence de créatures qui, en dépit de leurs failles, sont capables de s’amender et d’atteindre la Transcendance61. Il introduit simultanément le plus beau symbole d’espérance en l’Humanité que contiennent les Evangiles : Saint Paul, méchant devenu apôtre des Gentils sur le chemin de Damas. Cet auguste personnage est omniprésent dans l’œuvre de celui qui, avec Martin Scorsese, peut-être considéré comme le plus Catholique des réalisateurs Américains. Guthrie McCabe (James Stewart), le héros des Deux cavaliers, est toutefois sa plus brillante incarnation. Shérif corrompu, affairiste patenté, trafiquant notoire, monstre d’égoïsme et de froideur, le sinistre individu devient ainsi un homme de bien lorsqu’il se laisse pénétrer par la sagesse Biblique. Son édifiant itinéraire excède largement le domaine de l’individualité. Il est universel en ceci qu’il indique, à l’ensemble des Américains, la voie qui du Profane mène au Sacré.

 

 

 

 

 

 

 

L'homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance)

Ce chemin glorieux, nous dit Ford, passe d’abord par la famille. C’est à la source de cette institution essentielle de la Chrétienté que l’Amérique est appelée à puiser les ressources nécessaires à sa rédemption. Le fils du désert en atteste avec une dévotion apostolique. Dès lors qu’ils reçoivent pour mission de protéger un orphelin sans défense, les sulfureux Robert, William et Pedro échangent en effet leur infamant statut de truands contre celui, plus gratifiant qu’aucun autre, de sauveurs d’enfants. Irradiés par la grâce divine, ils bravent les policiers, souffrent stoïquement les brûlures des plaines arides, se moquent de la faim comme de la soif et finissent même par accepter l’augure de leur propre mort. La transmutation de leurs valeurs a fait son œuvre. Ils sont devenus des héros authentiques62.

Signifier au monde que le don total de soi constitue l’antichambre de l’élévation renvoie à l’une des idées-forces que John Ford emprunte au Christianisme, afin de justifier l’extraordinaire capacité de sublimation de l’Amérique : le sacrifice. Selon le cinéaste aux accents prophétiques, ce renoncement volontaire à l’égoïsme de la Nature et à son corollaire, l’instinct de conservation, permet à l’être humain ordinaire d’accéder à une dignité supérieure. Tom Doniphon (John Wayne), l’homme qui tua véritablement Liberty Valance, cesse ainsi d’être un simple fermier lorsqu’il consent à laisser Ransom Stoddard empocher les dividendes de son exploit63. De même, aucune distinction militaire ne s’avère assez prestigieuse pour seoir au Capitaine Nathan Brittles. Le modeste officier de la Charge héroïque fait preuve d’un altruisme à ce point éblouissant que son aura, incommensurable, éclipse celle des plus grands Généraux de son temps. Le paroxysme du dépassement est toutefois atteint avec le Docteur Cartwright. En offrant son corps et finalement sa vie aux barbares qui menacent d’assassiner ses consoeurs, la Marie Madeleine de Frontière Chinoise devient en effet une sainte que chacun vénère par-delà les transgressions qu’elle a commises.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La taverne de l'Irlandais (Donovan's Reef)

Cette progression, admirable et néanmoins douloureuse, établit une relation avec l’une des notions les plus importantes de la tradition Judéo-Chrétienne : l’épreuve. Dans la Bible, ce moment difficile n’est jamais placé sous le signe de la gratuité ou de la cruauté d’un Dieu sadique, qui prendrait un malin plaisir à voir souffrir Sa création. Il est l’occasion de mesurer la foi des hommes. Il est également un moyen de s’aguerrir et le cas échéant, de se rapprocher de ses semblables au mépris des divergences du passé. John Ford reprend cette dernière acception et l’applique à son pays à travers un thème qu’il affectionne tout particulièrement : la communauté assiégée. La chevauchée fantastique offre, en la matière, un éclairage des plus précieux. Que feraient les protagonistes de cette brillante allégorie des Etats-Unis s’ils n’étaient menacés de mort par des Indiens en furie ? L’ancien soldat Sudiste continuerait à maudire ses voisins Nordistes, le médecin libertaire raillerait le boutiquier, la mère de famille bouderait l’amitié de la danseuse et le shérif ne songerait qu’à emprisonner le petit délinquant. En d’autres termes, ces enfants d’une seule et même patrie préféreraient les rivalités de classe au rassemblement. La morale de cette histoire est aussi limpide et pénétrante qu’une parabole Christique : c’est dans l’adversité, telle que Dieu l’a décrétée, que l’Amérique retrouve son unité perdue.

De façon similaire, renchérit Ford, c’est grâce à l’Amour du Prochain, au Pardon et à la Pitié que cette Nation en proie à d’incessantes convulsions connaîtra une paix sociale durable. Ethan Edwards déroge ici à ses principes en se posant en exemple. Conquis par la morale Chrétienne, il abjure en effet son racisme latent et fait de Martin Pawley son héritier légitime. Il renonce également à supprimer Deborah, cette enfant qu’il jugeait trop imprégnée de la culture Indienne pour être digne de rester sa nièce. Parce qu’il a rejeté toute forme d’exclusion, il a compris que l’Amérique devait tout à la subjectivité du volontarisme et rien à l’objectivité du déterminisme. C’est ainsi que le Fils prodigue devient un modèle. Par sa conversion, il invite ses concitoyens à exorciser le démon de la ségrégation64.

 

 

 

 

 

 

 

 

Cheyenne Autumn

La Foi, encore la Foi, toujours la Foi, le credo de John Ford est immuable. C’est dans les valeurs qu’il véhicule, croit le cinéaste, que les Américains trouveront définitivement le Salut. Si ces ambitieux impénitents s’approprient l’idéal évangélique d’humilité, ils se détourneront des spéculateurs et, comme les membres de la famille Morgan dans Qu’elle était verte ma vallée, ils redécouvriront les joies simples mais authentiques que procure une honnête journée de labeur. S’ils adoptent l’ascèse exigeante et néanmoins salutaire de la pauvreté, ils feront le choix judicieux de Sean Thornton, l’homme qui accède à la tranquillité de l’esprit en se souvenant qu’ « il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux »65 : ils préféreront brûler leur argent plutôt que de vivre sous son joug66.

John Ford aurait pu s’en tenir à cet argumentaire, dont l’enthousiasme et la profondeur spirituelle font déjà offense à la désacralisation du monde Post-Moderne. Cependant, un croyant convaincu doublé d’un patriote militant n’est pas homme à s’arrêter avant la fin de sa démonstration. Il va jusqu’au bout de ses idéaux. Le réalisateur ne remet pas en cause cette vérité immémoriale. Pour administrer la preuve irréfutable que l’avenir de son pays est indissociable des Saintes Ecritures, il dresse ainsi un parallèle audacieux et talentueux entre sa propre Nation et le Peuple élu. Tel est le sens du Convoi des braves et plus encore, de Sur la piste des Mohawks : comme les Hébreux, les Américains sont sortis d’une contrée finissante67 et, au terme d’un voyage ponctué de souffrances et de combats contre des autochtones hostiles68, ils ont trouvé une terre propice à leur épanouissement ; comme les pères fondateurs de la Civilisation moderne, ils ont Dieu pour Loi et la piété pour seule destinée69.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Cassidy (Young Cassidy)

L’Amérique est Chrétienne ou n’est pas, affirme John Ford à la façon d’André Malraux. Cette proclamation solennelle pourrait fort bien résumer sa pensée et éclairer d’un jour nouveau son œuvre maintes fois explorée. Tout ceci n’est cependant que pure vanité car à peine la joie de la découverte s’est-elle manifestée que déjà, les dizaines de films égarés par le Maître font ressurgir la nécessité, pour le chercheur, de remettre l’ouvrage sur le métier70. Il s’agit là, sans aucun doute, du principal enseignement de cette étude, de celles qui l’ont précédées et de celles qui lui succéderont : qu’il soit simple admirateur, cinéphile distingué ou critique prestigieux, nul n’est jamais en mesure de tout dire sur un grand auteur.

 

 

 

 

 

Frontière Chinoise (Seven Women)


1 La filmographie de John Ford est riche de plus de cent trente courts et longs-métrages.

2 A un journaliste qui lui demandaient quels étaient, selon lui, les cinéastes les plus importants, l’immortel auteur de Citizen Kane répondit « Les vieux maîtres, c’est-à-dire, John Ford, John Ford et John Ford ».

3 A ce triomphe public et critique il convient d’associer deux scénaristes d’exception : Dudley Nichols et Nunnally Johnson.

4 Précisons d’emblée que ce nationalisme n’a rien de commun avec une doctrine raciste ou xénophobe.

5 Le vrai nom de John Ford est Sean Aloysius O’Feeney.

6 Alias Claudette Colbert et Henry Fonda. Ce dernier fut l’un des acteurs favoris de John Ford.

7 Le titre original de ce long-métrage est justement Young Mister Lincoln. Son illustre héros est magistralement interprété par Henry Fonda.

8 Richard Cromwell et Eddie Quillan.

9 Cette richesse s’étend au domaine formel. Entre autres exemples, Ford expose dans ce long-métrage l’un des invariants de sa mise en scène : l’anticonformiste (en l’occurrence Abraham Lincoln), affectionne la station horizontale. Il allonge ses jambes sur les chaises, les tables ou les souches d’arbres, au mépris de la verticalité conventionnelle des « honnêtes gens ».

10 Selon la célèbre expression du Président Lincoln.

11 Le titre Français du film est : Je n’ai pas tué Lincoln.

12 Elle est d’autant plus terrible que selon toute vraisemblance, le Docteur Mudd ignorait l’identité de son sinistre patient.

13 Elle s’identifierait même à l’Union Soviétique, Ford présentant le procès de Samuel Mudd comme une sorte de purge Stalinienne. Le fait que le film ait été tourné en 1936 accrédite cette interprétation. Les grandes épurations Communistes ont en effet commencé à ensanglanter l’U.R.S.S après l’assassinat du dignitaire Kirov, en décembre 1934.

14 A l’exception des gardiens du redoutable pénitencier de Shark Island.

15 Ces rôles sont respectivement tenus par deux membres éminents de la troupe que John Ford, homme de Cinéma féru de Théâtre, avait constitué autour de lui : John Carradine et John Wayne.

16 Drame tiré, lui aussi, d’un fait historique.

17 Ford le considérait d’ailleurs comme l’un de ses longs-métrages les plus aboutis.

18 Shurz (Edward G. Robinson) apparaît comme le seul homme de bien siégeant à Washington. Son unique soutien moral, dans son dur combat en faveur des Indiens martyrisés, est un illustre personnage dont le portrait figure en bonne place dans son bureau : Abraham Lincoln. Notons que la corruption gouvernementale traverse également le Massacre de Fort Apache (Fort Apache). L’ignoble Misham (Edmond O’Brien), représentant de l’Etat fédéral dans les provinces du Sud sauvage et accessoirement, trafiquant invétéré, en est le symbole.

19 Compte tenu des origines Européennes de sa famille, nul n’était plus qualifié que lui pour en témoigner.

20 Film que John Ford coréalisa avec le grand chef opérateur Jack Cardiff.

21 En 1941, John Ford fut mobilisé dans la Marine au grade de Lieutenant-Commandant. Il réalisa un an plus tard un documentaire intitulé La bataille de Midway (The Battle of Midway), durant le tournage duquel il perdit un oeil. Par la suite, son savoir fut mis à contribution lors des guerres de Corée (This is Korea (1951), Korea (1959) et du Vietnam (Vietnam Vietnam (1971)).

22 Le Capitaine Archer, alias Richard Widmark.

23 Même si ce dogme occupe logiquement une place centrale dans la filmographie de John Ford, cinéaste profondément enraciné dans la culture Irlandaise.

24 Le second rôle est tenu par Eddie Albert. Le premier a été attribué à Ward Bond, qui fut l’un des plus fidèles compagnons de route de John Ford.

25 John Wayne et Lee Marvin.

26 C’est dans ce céleste jardin que le Pasteur Gruffyd réapprend à marcher au petit Huw Morgan (Roddy McDowall), longtemps paralysé par un grave accident.

27 Cette chute, inexorable et affligeante, Ford l’inscrit dans l’inconscient du Spectateur en montrant constamment les mineurs du village en train de descendre, en file indienne, les flancs des terrils.

28 Film dont le titre Français est, rappelons-le, Une femme survint.

29 Au début de The Prisoner of Shark Island, cette volonté prophétique d’imposer la paix malgré la persistance des tensions politiques et sociales se manifeste par un acte héroïque : le Président Lincoln, grand vainqueur de la guerre de Sécession, ordonne à la foule qui l’acclame d’entonner Dixie, l’hymne Sudiste.

30 Ford cosigna ce film avec Henry Hathaway et George Marshall.

31 John Wayne, Harry Carey Junior et Pedro Armendariz.

32 C’est probablement dans ce film que la dévotion de John Ford atteint son point d’orgue. En effet, les trois « parrains » du jeune Messie ne traversent pas le désert de leur propre initiative. Ils sont guidés, au sens le plus strict du terme, par la lecture de la Bible.

33 Rappelons que selon l’Evangile de Saint Luc, Marie Madeleine est une prostituée repentante qui, à l’occasion d’un banquet organisé dans la demeure de l’apôtre Simon, lave humblement les pieds de Jésus.

34 De The Black Watch (1929) à L’homme tranquille (1952), Victor McLaglen fut l’un des collaborateurs les plus réguliers de John Ford.

35 La belle a été promise, par son père, au détestable mais riche Lestyn Evans (Martin Lamont), le fils du propriétaire de la mine.

36 Même si, selon les Evangiles, il n’est pas d’homme plus grand que celui qui sert les plus petits.

37 Il a l’idée géniale de disperser nuitamment les chevaux des Indiens qui encerclent son Fort. Dès lors, les assaillants sont contraints de regagner leur réserve, sans avoir pu verser une seule goutte de sang.

38 Ils feignent d’appartenir à la Marine marchande tout en remorquant, dans leur sillage, un submersible lourdement armé.

39 Comme il se penche sur le « jeune Cassidy » qui, rappelons-le, est l’alter ego cinématographique du grand dramaturge Irlandais Sean O’Casey.

40 Notons que cet angle de vue n’est pas systématiquement favorable aux personnages concernés. Par exemple, l’Abraham Lincoln de Vers sa destinée n’est pas insensible au charme vénéneux de la rouerie.

41 Relations marquées par deux conflagrations mondiales.

42 Essor qui s’est notamment soldé par les guerres de Corée et du Vietnam.

43 Ce film en coréalisation se divise en cinq tableaux. Ford a mis en scène celui qui commémore la guerre de Sécession.

44 Précisons d’emblée que ces rapports conflictuels sont appelés à évoluer favorablement.

45 L’anxiété qui taraude constamment les Mormons du Convoi des braves, les fermiers de la Prisonnière du désert ou encore, les soldats de la Charge héroïque, en témoigne puissamment.

46 La diligence qu’attaque la tribu Apache dans la Chevauchée fantastique renferme ainsi les principales composantes de la Société Américaine du XIXè siècle : un militaire, un policier, un médecin, un commerçant, une danseuse, une mère de famille et un hors-la-loi.

47 Rappelons que Les deux cavaliers relate le triste sort de familles blanches, qui tentent désespérément de retrouver leurs proches kidnappés par des Indiens.

48 Certains diront réactionnaire, voire, fascisante.

49 Horrifié par la perspective d’un éventuel métissage, Edwards envisage même d’assassiner Deborah.

50 L’Amérique s’est construite grâce au brassage des peuples.

51 Pour mieux dénoncer cette injustice historique, Ford renverse audacieusement les codes du Western. Tandis qu’il présente les Blancs comme des êtres globalement stupides, couards et brutaux, il magnifie les Cheyenne en soulignant leur dignité, leur finesse, leur courage et leur parfaite maîtrise des arts de la guerre.

52 Laura trahit son mari candide pour de l’argent. Nicky, son amant, organise des combats truqués avec l’infortuné Polakaï pour le même motif…

53 La crise financière des années 2000 et ses conséquences dramatiques auraient pu donner lieu à une condamnation similaire.

54 A l’instar de Qu’elle était verte ma vallée, des films comme Le mouchard, La taverne de l’Irlandais, Frontière Chinoise ou Le jeune Cassidy ne se déroulent pas sur le sol des Etats-Unis et pourtant, ils abordent objectivement des problèmes Américains.

55 Jack Cass dont le malicieux Abraham Lincoln tourne le nom en dérision lors d’un contre-interrogatoire d’anthologie.

56 Les citoyens ostracisés sont la sémillante Dallas (Claire Trevor) et le truculent Docteur Boone (Thomas Mitchell).

57 Amelia (Elizabeth Allen), fille d’une riche et honorable Bostonienne, essaie de capter l’héritage de sa défunte mère en démontrant l’immoralité chronique de son père.

58 Le dangereux Liberty Valance a en fait été tué par Tom Doniphon (John Wayne), un tireur embusqué.

59 Ford a souvent confié ces rôles hauts en couleur à ses vieux complices Ward Bond et Victor McLaglen.

60 A telle enseigne que dans L’homme qui tua Liberty Valance, Ransom Stoddard est amené à apprendre la lecture et l’écriture à ses concitoyens analphabètes.

61 Tel est le sens de l’émouvante plaidoirie que Katie Madden (Margot Grahame), concubine et avocate improvisée de Gypo, prononce devant le tribunal de l’I.R.A. « Il ne savait pas ce qu’il faisait ! », ne cesse-t-elle de répéter à propos de son fiancé, trop fruste pour être foncièrement mauvais.

62 Dans le prolongement de cette idée, Ma Joad, la mère courageuse des Raisins de la colère, estime que lafamille est la seule richesse des pauvres.

63 Parmi les bénéfices considérables qu’abandonne la fine gâchette figure le mariage avec Alice (Vera Miles), la femme qu’il convoitait depuis des années.

64 Notons que l’Amour, le Pardon et la Pitié constituent également, selon Ford, les conditions sine qua non de la réconciliation nationale. Hannah Hunter et le Colonel Marlowe en témoignent merveilleusement dans les Cavaliers : après s’être haïs du plus profond de leur âme, la belle Sudiste et l’impétueux Nordiste surmontent leurs antagonismes politiques et se promettent de s’unir dans le mariage.

65 Evangile selon Saint Matthieu, 19 – 24.

66 Une idée analogue est développée dans le Mouchard. Gypo entame ainsi sa rédemption quand il se met àdilapider ses deniers mal acquis.

67 En l’occurrence, le « vieux monde », c’est-à-dire, l’Europe et l’Asie.

68 Les Ammonites ou les Amalécites pour les Hébreux, les Indiens pour les Américains.

69 Par souci d’oecuménisme et de justice, Ford étend cette flatteuse comparaison aux Indiens. Dans CheyenneAutumn, il fait ainsi des premiers Américains les acteurs d’un nouvel Exode vers la Terre promise. On remarquera d’ailleurs que le long voyage de la tribu martyrisée est commenté par une voix off, qui évoque ouvertement celle des Dix Commandements de Cecil B. De Mille.

70 Ces travaux perdus – le plus souvent, des courts-métrages – viennent s’ajouter à bon nombre de films muets qu’il est extrêmement difficile de visionner.




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