L’inaccessible harmonie - La dialectique de l’Ordre et du Désordre dans le Cinéma de Michael Curtiz
Michael Curtiz (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)
De même que la Nature a horreur du Vide, l’Homme exècre le Chaos. C’est dans l’ordre des choses : la stabilité est indispensable pour fonder une famille, pour entreprendre et plus généralement, pour affronter les affres de la condition humaine. Si nous avons besoin d’organisation pour nous ranger, force est toutefois de reconnaître que nous sommes incapables de la préserver. Le grand livre de l’Histoire et ses chapitres sanglants le confirment entre pitié, tristesse et cruauté. Michael Curtiz était assurément l’un des artistes les plus qualifiés pour se pencher sur cette contradiction immémoriale. Avant de devenir l’un des dieux de l’Olympe Hollywoodien, il fut ainsi Mihaly Kertesz, fils de petits bourgeois né dans la Budapest de la fin du XIXè siècle[1]. Il fit ses classes dans un vaste Empire, que la première guerre mondiale réduisit à la modeste Hongrie. Il vit l’avènement de la République des Conseils, création du révolutionnaire Communiste Béla Kun. Il assista au coup d’Etat de Miklos Horthy, Amiral dont l’autoritarisme droitier le contraignit à l’exil. En un mot comme en cent, sa jeunesse Européenne fit de lui le témoin privilégié d’une vérité universelle, que Charles Baudelaire aurait pu exprimer en ces termes poétiques : l’itinéraire des individus et des peuples n’est qu’un ténébreux orage, traversé ça et là par de brillants soleils.
Capitaine Blood (Captain Blood)
Le fait que l’harmonie semble inaccessible sur Terre est une énigme aussi fascinante qu’effrayante. Pour Kertesz, maître de la mise en scène qui prit le nom de Curtiz en quittant l’ancien monde pour le nouveau, elle fut une authentique obsession. Elle ne cessa de hanter son esprit durant les trois décennies que dura sa fructueuse collaboration avec les studios Warner[2]. Elle changea son œuvre en une prodigieuse enquête aux confins de l’Art, de la Politique et de la Philosophie. Cette croisade Positiviste, héritière de la pensée d’Auguste Comte qui s’assigne pour mission de découvrir l’une des lois fondamentales de l’Humanité, s’appuie sur une stratégie de recherche dont la constance n’a d’égale que l’efficacité. La remarquable méthodologie consiste à reproduire des communautés en miniature. Elle fait du plateau de tournage un laboratoire, de la caméra un microscope et du réalisateur, un scientifique en mesure d’étudier son sujet dans les moindres détails. Son application donne lieu à un constat liminaire qui valide l’intuition primitive du commun des mortels : l’Ordre se présente comme un cercle vertueux. Il s’identifie à un foyer de concorde et de quiétude. Le petit village que fondent les insurgés de Sherwood, dans Les aventures de Robin des bois (The Adventures of Robin Hood), explique brillamment cette radieuse apparence[3]. Le microcosme légendaire est le contraire de l’anarchie et de son noir corollaire, la confusion. Il repose sur une distribution rigoureuse des fonctions sociales. Robin de Locksley (Errol Flynn) tient ainsi le rôle du chef. Lady Marianne (Olivia de Havilland) tient celui de la Première Dame. Petit Jean (Alan Hale) et Willy l’Ecarlate (Patrick Knowles) font office de chambellans. Le Frère Tuck (Eugene Pallette) est quant à lui le Ministre du Culte. Il veille sur l’âme des sujets du Prince. Cette hiérarchie est capitale aux yeux de Michael Curtiz. Parce qu’elle permet à chacun de trouver sa place parmi ses concitoyens, elle coupe court aux querelles de Pouvoir et aux rivalités qui procèdent inexorablement de la vie en collectivité. Le déterminisme qu’elle impose, en droit comme en fait, canalise l’esprit de compétition et favorise mécaniquement la convivialité. Cette logique pacificatrice se retrouve dans L’Aigle des mers (The Sea Hawk). Grâce à l’autorité incontestable et incontestée de Geoffrey Thorpe (Errol Flynn), glorieux Capitaine au service de l’Angleterre, le prestigieux vaisseau de corsaire vogue sur l’océan sans vagues du respect et de la cordialité. La sédition n’a pas cours à son bord. La fidélité est son gouvernail. Jamais les vents mauvais de la piraterie ordinaire et de l’accaparement ne soufflent dans ses voiles. Le plus bel exemple d’harmonie par la discipline nous est toutefois offert par François d’Assise (Francis of Assisi). L’ancien soldat Italien, ambitieux patenté qui recherchait la gloire sous le nom de Francesco Bernardone, a en effet une trajectoire édifiante. Après avoir emprunté le chemin de Damas et troqué son épée contre une robe de bure, il crée un Ordre monastique dans le but d’en finir avec la violence bestiale qui ravage le monde. L’arme avec laquelle il entend défendre son utopie est forgée en opposition totale avec la licence et l’agitation que promeuvent ses turbulents contemporains. Il s’agit d’une règle stricte, qui soumet chaque disciple aux principes supérieurs du don de soi et de la pauvreté. Cette loi draconienne pourrait engendrer un enfer d’aliénation. Elle ouvre cependant les portes d’un petit paradis où l’amour de toutes les créatures vivantes et la générosité l’emportent sur la faim d’honneurs et la soif de destruction.
La charge de la brigade légère (The Charge of the Light Brigade)
Ces Franciscains qui cultivent patiemment leur jardin édénique sont porteurs d’un message crucial. Ils laissent entendre, avec la finesse infinie de ceux qui ont fait vœu de spiritualité, que l’Ordre procure à l’Homme une richesse dont la Nature est vierge. Cette valeur ajoutée à une terre constamment en proie à la Barbarie, c’est la Civilisation. Michael Curtiz nous amène à conclure en ce sens dans La piste de Santa Fé (The Santa Fe Trail). Que serait devenu le Kansas de l’après guerre de Sécession si le 2è Régiment de Cavalerie ne l’avait policé ? nous demande le cinéaste tout au long de ce western singulier. La question n’appelle qu’une seule et unique réponse : le territoire, convoité par des Indiens sanguinaires et des gibiers de potence, serait resté une contrée désolée, hostile et sans espoir. Ainsi, il apparaît que l’Etre humain ne peut s’épanouir sans une volonté farouche d’enraciner la Norme dans la boue de la sauvagerie originelle. Les pionniers Américains n’ont eu de cesse d’en témoigner, au cours de la bataille héroïque qu’ils ont livrée pour repousser la Frontière de leur espace vital. C’est leur désir d’aménager, de développer et plus généralement, de maîtriser leur environnement qui a fait d’un continent inculte le plus prospère des pays du globe. Le Colonel Dodge (Henry O’Neill) le rappelle avec force dans Les conquérants. Le discours enthousiaste qu’il prononce, alors qu’est posée la première pierre de l’agglomération qu’il projette d’ériger en plein Far West, résume à merveille les bienfaits de la Raison agissante, de la Structure et de l’Institution : « Une grande cité surgira à l’endroit même où nous nous trouvons. Une cité qui incarnera tout ce que l’Ouest représente : l’honnêteté, le courage, la moralité, la culture ! Pour toutes ces vertus de la Civilisation, j’entrevois une métropole de foyers, d’églises, d’écoles ! Une belle et bonne ville qui deviendra la fleur de la prairie ! »[4]
Pour compléter son enquête, épopée intellectuelle qui emprunte judicieusement les raccourcis de l’Art pour arriver plus vite à son terme, Michael Curtiz continue d’interroger l’Histoire de sa patrie d’adoption. L’Ordre est la condition du salut collectif, lui ont révélé les premiers Américains. Il est également source de grandeur, ajoutent à l’unisson les enfants de ces vénérables précurseurs. La glorieuse parade (Yankee Doodle Dandy) est l’illustration enthousiaste de cette dernière assertion. Le film est l’une des nombreuses œuvres de propagande que Hollywood a produites pendant la seconde guerre mondiale[5]. A ce titre, il pourrait n’avoir qu’un intérêt aussi marginal que circonstanciel. Il n’en est cependant rien. Au lieu de fustiger l’Allemagne Hitlérienne, le long-métrage prend en effet le parti de magnifier l’American Way of Life. Autrement dit, il s’attache à vanter les mérites des Etats-Unis en tant que système. Quels sont donc les avantages de cette organisation politique, sociale et morale qui s’oppose fièrement à la décadence totalitaire ? George M. Cohan (James Cagney), star du Music-Hall, les expose avec la verve caractéristique des gens de sa profession. Ce petit saltimbanque, devenu roi de Broadway à force de travail, nous dit ainsi que l’Ordre permet la reconnaissance des mérites individuels et contribue, par voie de conséquence, au règne de la Justice. De tours de chant mémorables en comédies musicales qui font se pâmer les New-Yorkais de toutes conditions, il clame que l’Ordre favorise la Beauté. En tentant de prendre part à la première guerre mondiale, au mépris de sa carrière et de sa sécurité, il proclame que l’Ordre va de pair avec la Solidarité[6]. Par la sollicitude qu’il manifeste à l’égard des membres de sa famille, compagnons de scène qu’il pourrait dédaigner du haut de son piédestal de vedette, il crie enfin à la face d’un monde en décomposition que l’Ordre est le meilleur allié de l’Unité[7].
Les aventures de Robin des bois (The Adventures of Robin Hood)
Le refrain est entêtant et néanmoins, il laisse son auteur et son auditoire insatisfaits. Sa tonalité laudative ne fait en effet que nous ramener à ce mystère insondable : pourquoi ce qui devrait être solide et durable comme un vieux chêne est-il finalement plus fragile qu’une brindille dans la tempête ? Contre le fatalisme de l’Ecclésiaste et de tous ceux qui se lamentent à l’idée que « plus on a de science, plus on a de tourments », Michael Curtiz met à profit l’impasse dans laquelle il est tombé pour élever son esprit au-delà des apparences. Face au mur de l’Incompréhensible, il a l’idée géniale de métamorphoser sa réflexion linéaire en dialectique. Il décide de mettre en évidence les contradictions de son sujet d’étude afin de mieux cerner la complexité du Réel. Ce cheminement Hégélien qui, de la thèse à l’antithèse, doit le mener à une synthèse intellectuellement satisfaisante, l’autorise à passer de l’éloge à la critique. C’est ainsi que l’auteur de Vingt mille ans sous les verrous (20000 Years in Sing Sing) en vient à considérer que l’Ordre, sous ses dehors idylliques, est porteur d’une maladie congénitale. La cause première de ce vice caché, qui rappelle à chacun que toute chose en ce monde binaire véhicule son contraire, prend sa source dans la montagne du Droit : le Pouvoir et de façon plus générale, le système politico-social, ne sont pas nécessairement légitimes ; ils peuvent être les fruits véreux d’une usurpation. Louis Renault (Claude Rains), le Préfet de Police de Casablanca, ne démentira pas ces propos. Il tient en effet son autorité du Gouvernement de Vichy, c’est-à-dire, d’un régime qui doit tout à la dictature et rien au consentement populaire. Jean (Claude Rains une fois encore), le Prince honni des Aventures de Robin des bois, est lui aussi marqué du sceau infamant de la forfaiture. Il a profité de l’absence du Roi Richard Cœur-de-Lion (Ian Hunter), parti prendre la tête de la IIIè Croisade, pour faire main basse sur la Couronne d’Angleterre. Son trône et ses décrets ne sont que de viles impostures. Ils ont cependant le mérite de dire sans ambages ce que l’Histoire n’a fait que sous-entendre, des félonies du XIIè siècle au Pétainisme du XXè : l’Ordre est avant tout l’affirmation de la loi du plus fort.
Les anges aux figures sales (Angels With Dirty Faces)
En tant que simple sanction d’un état de fait, reprend Curtiz avec la clairvoyance d’un philosophe, ce prétendu garant de la paix et de la sûreté dérive naturellement vers la Tyrannie. Louis Renault fait ainsi régner l’arbitraire dans cette seconde Pandémonium qu’est la Casablanca de l’an de disgrâce 1943. Il profite du soutien de l’occupant Allemand pour s’adonner au racket et abuser les femmes en quête de passeport. Le Prince Jean se comporte quant à lui en pur potentat. Avec la complicité du Baron de Gisbourne (Basil Rathbone), du Shérif de Nottingham (Melville Cooper) et de tous les dignitaires qu’il a soudoyés, il terrorise ses opposants et met son royaume en coupe réglée. Son emprise de rapace insatiable évoque la domination sans partage que Jeff Surrett (Bruce Cabot) exerce sur Dodge City, la ville nouvelle des Conquérants. A l’instar du triste Sire des îles Britanniques, le riche négociant Américain se comporte en monarque absolu. Il n’a reçu aucun mandat de ses contemporains, mais sa fortune considérable le met en position d’assouvir l’ensemble de ses désirs. De fait, nulle instance légale n’est en mesure de réfréner ses excès[8]. Il est le seul maître d’une collectivité humaine réduite au rang de troupeau de bétail.
La métaphore est violente et pourtant, Curtiz voit en elle un instrument de vérité[9]. L’Ordre, insinue-t-il à contre-courant de tous les conservatismes, tend à avilir l’Individu. En inscrivant l’obéissance dans les mœurs, il brouille tous les repères de l’Ethique, propage l’aliénation et persuade le plus grand nombre que « service » est synonyme de « servitude ». Le roman de Mildred Pierce (Mildred Pierce) démonte admirablement les rouages de cette funeste confusion. L’héroïne de ce film noir aux accents mélodramatiques est une mère au foyer qui, à la suite d’un divorce, est contrainte de subvenir seule aux besoins de ses enfants. Pour ses petites Kay (Jo Ann Marlowe) et Veda (Ann Blyth), la femme en détresse consent à tous les sacrifices. Elle se fait embaucher comme simple serveuse et multiplie les journées de travail harassantes. A force de courage et d’ingéniosité, elle monte sa propre chaîne de restaurants. Chaque dollar qu’elle gagne à la sueur de son front est consacré à la satisfaction matérielle de sa progéniture. Préserver l’ordre familial est à son sens un impératif catégorique. Lorsque Kay, sa fille cadette, meurt soudainement des suites d’une maladie, elle reporte toute son affection sur son ultime héritière. Veda, hélas, est indigne de son dévouement. Convaincue d’être une princesse, elle méprise Mildred au motif que son métier manque de noblesse[10]. Elle lui inflige mille caprices, lui impose des dépenses somptuaires et n’offre en retour de ses efforts poignants qu’une fugue haineuse et ingrate. Suprême ignominie, elle tue son beau-père après que ce dernier, aristocrate déclassé devenu coureur de dot, eût repoussé ses avances au nom de l’intérêt bien compris. La jeune succube doit être arrêtée, traduite en justice et condamnée. Sa malheureuse génitrice résout néanmoins de s’accuser à sa place. Elle entend aller jusqu’au bout de ce qu’elle croit être son devoir. Il faut toute la sagacité d’un Inspecteur opiniâtre pour déjouer ses plans suicidaires et rétablir la vérité[11]. Ce fin limier aux intentions de moraliste pourrait être Michael Curtiz lui-même. Il adresse une mise en garde sévère à l’affligée qui lui fait face et à tous ceux qui la regardent, de l’autre côté de l’écran, entre estime, effroi et compassion : révérer l’Ordre conduit inéluctablement à l’esclavage.
Les conquérants (Dodge City)
A l’énoncé de cette sentence, la pensée commune se fissure et laisse apparaître une réalité insoupçonnée. Organisation ne rime plus avec certitude et sécurité. Ce qui se targuait d’être stable cède brusquement au déséquilibre. En définitive, l’Ordre serait-il aléatoire ? Qui sait entendre, en dépit du vacarme assourdissant des commentaires stériles, notera que Curtiz l’a toujours suggéré. Le Film d’aventure était en effet le genre de prédilection du réalisateur. Or, il n’est pas de terrain plus propice pour diffuser, dans l’esprit du Public, l’idée selon laquelle le mouvement et la précarité sont des données fondamentales du Vivant. Les jeux d’ombres intimidants qui se font jour dans Masques de cire (The Mystery of the Wax Museum), qui obscurcissent les combats à l’épée de Robin des bois ou bien, qui hantent la scène du crime perpétré par la fille de Mildred Pierce, répondent tous à une logique analogue. Qui sait observer, par-delà les lumières aveuglantes du divertissement, remarquera qu’ils recèlent un message subliminal écrit à l’encre noire de l’Expressionnisme : nul agencement politique, économique ou social n’est exempt de ténèbres et d’inquiétudes.
Selon Michael Curtiz, cette fragilité structurelle est intimement liée à la question du Pouvoir. Dans la mesure où il permet à celui qui l’incarne d’instaurer sa propre loi, l’Ordre est ainsi l’objet de toutes les convoitises. Il est appelé à être perpétuellement revendiqué par des puissances aussi féroces qu’irréconciliables. La charge de la brigade légère (The Charge of the Light Brigade), libre adaptation d’un épisode historique immortalisé par le poète Alfred Tennyson, peint un tableau très convaincant de cette sinistre réalité. Le héros de la fresque sanglante est Surat Khan (C. Henry Gordon), chef de la province Indienne du Suristan. Le Souverain, redoutable et redouté pour son audace et son intelligence, est simultanément courtisé par la Grande-Bretagne et la Russie. Le premier des deux empires tente de le circonvenir, afin de consolider la Pax Britannica en Asie. Le second lui propose une assistance militaire, pour étendre son influence en direction des mers du Sud[12]. L’ambitieux Emir ne rêve toutefois que d’indépendance. Il souhaite gouverner son pays comme il l’entend. Ce désir ardent le pousse à pactiser avec le Tsar, tout en feignant de rester fidèle aux troupes coloniales de la Reine Victoria. Une telle politique se distingue naturellement par son infinie cruauté. Elle engendre des massacres innommables et des batailles homériques, holocaustes de fer et de feu durant lesquels sont immolées des milliers d’âmes[13]. C’est néanmoins sa versatilité qui frappe le plus durement les esprits. En effet, elle dévoile sans pudeur la tragique fatalité qui pèse sur tout Ordre : être une pomme de discorde, qui roule au gré d’un jeu d’alliances constamment réversibles.
La vie privée d’Elizabeth d’Angleterre (The Private Lives of Elizabeth and Essex)
Cette instabilité aussi chronique que mésestimée est, pour Michael Curtiz, amplifiée par la prééminence du Destin. Les anges aux figures sales (Angels With Dirty Faces) décrit à merveille ce phénomène qui transcende les hommes, leur volonté et subséquemment, leurs institutions. Imprégné du naturalisme de Rêves de jeunesse (Four Daughters) ou encore, de Filles courageuses (Daughters Courageous), ce film de gangsters retrace les itinéraires divergents de deux amis d’enfance, Rocky Sullivan (James Cagney) et Jerry Connoly (Pat O’Brien). Les compères grandissent dans la pauvreté sordide d’un quartier New-Yorkais du début du XXè siècle. Ils ont coutume de commettre de menus larcins. Le monde, avare et implacable, ne leur laisse pas d’autre choix pour subsister. C’est dans ce contexte dramatique que se produit un événement des plus révélateurs. Alors qu’ils tentent de dérober des objets dans un train de marchandises, les jeunes délinquants sont repérés par un agent de police. Jerry a la chance de courir vite. Il parvient à s’enfuir. Plus lent, Rocky se fait appréhender. Le premier des deux complices trouve le chemin du repentir et embrasse la carrière ecclésiastique. Le second, emprisonné durant de longues années, devient une figure du grand banditisme. Le Sort a frappé. Fidèle à ses habitudes, il a livré des individus à ses hasards inintelligibles. Il oppose ainsi un démenti formel aux candides qui pensent que l’Ordre est père d’assurance. Voyez votre sacro-sainte Société et ses structures, leur dit-il ironiquement. Elles engendrent indifféremment le Prêtre et le Truand, l’Harmonie et le Chaos.
Cet alea jacta est aux sonorités sardoniques plonge les esprits académiques dans un abîme de perplexité. Il les trouble d’autant plus que Michael Curtiz en use pour franchir le Rubicon de l’iconoclasme politique. L’Ordre, proclame l’ancien Empereur de Hollywood, n’est pas seulement un pénitencier bâti sur des sables mouvants. Il est également le sanctuaire de toutes les corruptions. L’Europe de la fin du XVIè siècle, telle qu’elle apparaît dans L’Aigle des mers, n’est pas de nature à infirmer ces propos accusateurs. Elle est en effet le théâtre Shakespearien d’un affrontement sans merci entre l’Espagne de Philippe II (Montagu Love) et l’Angleterre d’Elizabeth Ière (Flora Robson), deux grandes puissances qui s’appuient sur le bras du Vice pour perpétrer les crimes les plus abjects. Sous ses dehors conciliants, le successeur de Charles Quint ne songe qu’à la conquête. Il ne parle de paix que dans le but de mieux préparer la guerre. Lord Wolfingham (Henry Daniell) est le propagateur de son double langage. Ce haut dignitaire Britannique, qui a vendu son âme à l’ennemi dans l’espoir d’exercer un jour le Pouvoir suprême, a pour mission d’endormir la méfiance de sa Reine. Il est chargé de gagner du temps, pour que son fourbe commanditaire puisse achever la construction de « l’Invincible Armada » qui doit asseoir sa domination sur le monde occidental. La fille d’Henry VIII, victime désignée du complot, a cependant l’intelligence d’entendre son perfide conseiller sans l’écouter. Elle appartient elle aussi à la race des monstres à sang froid qui gouvernent les peuples. Elle répond donc aux attaques sournoises de ses adversaires en lançant sa flotte de corsaires contre leurs navires. Officiellement, la Souveraine n’a aucune prise sur les pirates d’outre-Manche qui se plaisent à saborder les galions Ibériques. Mentir effrontément ne l’embarrasse en aucune façon. Son devoir est de maintenir la Royauté, comme l’exige la devise de ses aïeux. L’Ordre, murmure Curtiz, trouve en filigrane de cette formule une des causes premières de sa décadence programmée : il pourrit parce qu’il est hanté par le désir de durer.
L’Aigle des mers (The Sea Hawk)
Cet instinct de survie, tropisme Hobbien à la puanteur Borgiaque, ouvre logiquement la voie à toutes les perversions du Machiavélisme. Michael Curtiz reconstitue ce cheminement nauséeux dans La vie privée d’Elizabeth d’Angleterre (The Private Lives of Elizabeth and Essex). Le film n’est apparemment qu’un simple bégaiement cinématographique. Non content de ramener son auteur à de vieilles méthodes cinématographiques, fondées sur la reprise et la déformation d’événements historiques, il remet en scène l’illustre héroïne de L’Aigle des mers. L’œuvre ambiguë trouve néanmoins sa justification dans deux faits complémentaires dont nul ne saurait contester la pertinence : l’intimidante monarque au masque blanc incarne, mieux que quiconque, la Raison implacable d’un Etat dont la première ambition est de perdurer ; s’inviter dans ses appartements, c’est par conséquent se donner la chance d’aller plus loin dans la connaissance de « l’horreur institutionnelle », c’est placer un verre grossissant sur les désordres intérieurs de l’Ordre. Robert Devereux (Errol Flynn) fait cette glaciale expérience en forme de gradation vers le pire. Le bouillant aristocrate vit une passion extatique avec sa Reine (Bette Davis), de plusieurs décennies son aînée. Il l’aime au mépris des honneurs, de la gloire et des médisances que fait toujours naître la différence d’âge au sein d’un couple. Elizabeth a pour le Comte d’Essex des sentiments réciproques. Elle est profondément éprise de ce jeune aventurier, qui se moque de son rang et lui fait la grâce exceptionnelle de la traiter comme un être humain ordinaire. En privé, elle lui ferait don de tout ce qu’elle possède. En public, hélas, son attitude est radicalement différente. La Juliette éperdue se métamorphose en Lady Macbeth. Elle traite son Roméo comme un rival en puissance. Ainsi, le vaillant Devereux est disgracié par la Cour après être revenu victorieux d’une bataille contre les Espagnols. Il lui est reproché d’être devenu un héros national et de faire ombrage à sa suzeraine. Le réprouvé pardonne l’outrage à l’élue de son cœur. Cette dernière consent à le rappeler, au terme d’une longue et douloureuse séparation. Elle décide cependant de lui faire prendre la tête d’une expédition punitive contre les rebelles Irlandais du Général Tyrone (Alan Hale). Elle sait que cette campagne est suicidaire, mais elle n’a pas le courage de s’opposer aux conseillers retors qui, autour d’elle, s’inquiètent de la montée en puissance de son indomptable fiancé. Essex est mis en échec par les insurgés Gaéliques. Conscient d’avoir été victime d’un complot politique, il marche sur Londres avec son armée afin de laver l’affront et de s’emparer du Trône. Comme elle ne dispose plus des forces nécessaires pour lui faire barrage, Elizabeth se retranche derrière les remparts des sentiments. Elle promet de lui confier les rênes du gouvernement s’il se résout, par amour pour elle, à disperser ses troupes. Devereux accepte. Sa majestueuse dulcinée renie néanmoins sa parole. En tant que femme, elle aimerait attendre sereinement la Mort au bras de l’homme de sa vie. En tant que femme de Pouvoir, elle a l’obligation de trahir, d’arrêter puis, de faire décapiter pour l’exemple l’ambitieux qui a eu l’audace de menacer la Couronne d’Angleterre[14]. L’Ordre est ainsi fait qu’il n’a aucun état d’âme, susurre Curtiz en conclusion de ce drame emblématique.
La piste de Santa Fé (The Santa Fe Trail)
Il en a d’autant moins, surenchérit aussitôt le cinéaste, qu’il est rattaché à un droit dont les Docteurs de l’Eglise, Jean-Jacques Rousseau, Joseph Proudhon et beaucoup d’autres penseurs ont démontré les effets pervers : la Propriété[15]. Un système ne peut être sans le verbe « avoir » qui le structure. De même, le verbe « avoir » ne peut être sans un système qui lui permette de se conjuguer. Ce lien aux nœuds indéfectibles fait étalage de sa nocivité dans François d’Assise. C’est lui qui concourt à changer l’Italie médiévale en un pays violent et inégalitaire, où les chevaliers guerroient sans cesse pour s’accaparer de nouveaux territoires, où les Seigneurs méprisent les gueux et s’emploient, envers et contre toute éthique, à préserver leurs scandaleux privilèges. C’est également lui qui répand l’avidité parmi les hommes. Le père spirituel des Franciscains ne le sait que trop bien. Alors qu’il tente héroïquement de convertir le Sultan qui assiège le Saint-Sépulcre, ses disciples mettent son absence à profit pour renoncer au vœu de pauvreté qui lui est cher. Ils modifient la Règle de sa congrégation, avec la complicité d’une Papauté qui redoute que sa générosité proverbiale ne finisse par entraîner la dilapidation du patrimoine ecclésial. L’Ordre a sévi. Pour quelques deniers, il a incité des serviteurs de Dieu à devenir de nouveaux Judas[16].
Cette infidélité marque une étape importante dans la recherche de Michael Curtiz. Elle établit en effet que le Léviathan auquel le réalisateur a dédié sa carrière est corrupteur, en plus d’être corrompu. La terrible évidence commence à se faire entendre dans l’écho accablant qui traverse Les anges aux figures sales. Les héros du film, Rocky Sullivan et Jerry Connoly, voient ainsi le jour dans les bas-fonds d’une métropole du Nord-Est des Etats-Unis. Lorsqu’ils retrouvent les lieux de leur enfance, vingt ans après les avoir quittés, ils s’aperçoivent que rien n’a changé. La crasse, la délinquance et le dénuement du passé sont toujours présents. Tout est dans ce constat imprégné d’amertume : par son immobilisme naturel, l’Ordre favorise la décomposition du corps social[17].
La glorieuse parade (Yankee Doodle Dandy)
En tant qu’ennemi juré du Progrès, enchaîne Curtiz à la lumière de la logique élémentaire, l’inamovible créature est également appelée à devenir un vecteur stratégique de la régression. Dodge City est le visage même de cette décadence. La ville des Conquérants promettait d’être une nouvelle Jérusalem. Elle n’est au mieux qu’une seconde Babylone. Le Chaos y règne en maître. Elle est, nuit et jour, le théâtre de bagarres épiques où ivrognes, malfaiteurs et autres débauchés s’affrontent pour les motifs les plus dérisoires[18]. Casablanca et l’Espagne de L’Aigle des mers n’ont pas un visage plus enviable. L’une est le repaire des trafiquants du monde entier tandis que l’autre est le royaume de l’Inquisition et de la torture. Un degré supplémentaire sur l’échelle ouverte de la bassesse est toutefois atteint dans Les Comancheros (The Comancheros). Ce western est infiniment mieux qu’un film de routine que Curtiz aurait tourné au soir de sa carrière déclinante. Il s’identifie, par la grâce d’une intrigue astucieusement dédoublée, à l’oraison funèbre d’une Société moribonde : les Etats-Unis d’Amérique. Son personnage principal est Paul Regret (Stuart Whitman), un joueur de cartes professionnel. Il est recherché pour avoir tué l’un de ses adversaires. L’homicide était légitime, dans la mesure où il avait été perpétré dans le cadre d’un duel au pistolet parfaitement loyal. Cependant, le jeune homme est traqué comme une bête sauvage. Il a commis la faute impardonnable d’avoir occis le fils d’un juge. Les centaines de kilomètres qu’il parcourt dans les plaines de l’Ouest ne suffisent pas à décourager le policier qui le pourchasse. Il lui faut sauver la vie de ce cerbère inépuisable pour être enfin disculpé. L’Ordre peut faire le lit de l’injustice, apprend-il à ses dépens. Jack Cutter (John Wayne), le Ranger qui s’était juré de le faire écrouer, saisit toute la pertinence de cette assertion lorsqu’il est à son tour arrêté par un groupe de malfrats qui vendent illégalement des armes aux Indiens[19]. Supplicié puis, condamné à mort en dépit de son innocence, il prend conscience de l’effarante iniquité dont est capable une communauté[20]. Il comprend, au fer rouge de l’expérience, que l’Ordre n’offre aucune garantie morale.
Nul n’est plus qualifié que Jeb Stuart (Errol Flynn) et George Custer (Ronald Reagan), les héros de La piste de Santa Fe, pour en apporter la confirmation définitive. Les deux militaires basés à Fort Leavenworth ont en effet la lourde tâche de faire respecter les lois indignes d’un Etat esclavagiste. Liés par les exigences de leur hiérarchie, ils sont contraints de réprimer tous ceux qui luttent en faveur de l’émancipation des Noirs. John Brown (Raymond Massey) est leur cible prioritaire. Ce chef de guerre aux allures de guide religieux livre un combat irréprochable d’un point de vue idéologique. Il est pourtant considéré, par les autorités du Kansas, comme un vulgaire terroriste. Le renversement des rôles entre « bons » et « méchants » est particulièrement instructif. Il établit, avec la délectable audace qui fait le dégoût des bien-pensants, que l’Ordre n’est pas une fin en soi. Brown, le Saint à la violence hétérodoxe, réitère cette leçon d’incrédulité avec ses mots de mystique. Je vous pardonne, dit-il comme un nouveau Christ aux soldats qui assistent à son exécution[21]. Vous ne savez pas ce que vous faites.
Casablanca
Illégitimité, oppression, incertitude, corruption, immoralité, régression, relativité, l’inaccessibilité de l’Harmonie est moins mystérieuse à l’aune de ce répertoire assassin. L’Ordre, qu’on se le dise au-delà des idées préconçues, est porteur de sa propre antithèse. Cette conclusion paradoxale permet à Curtiz de tracer le dernier segment de sa dialectique éblouissante. Puisque l’Ordre génère infailliblement le Désordre, résume le cinéaste en une synthèse magistrale, il doit être vigoureusement contesté. L’Humanité ne peut tolérer durablement le Chaos. Elle a besoin d’un dieu pour se sortir de ce purgatoire. Cet être providentiel, ancien excommunié reconverti en sauveur, n’est autre que le Rebelle. Le proscrit magnifique, idéalement incarné par le bondissant Errol Flynn, est l’anticonformiste courageux qui a fait vœu de dire non, à l’heure où les gens « normaux » se murent dans la honte de l’approbation inconditionnelle. Il est l’apôtre infatigable, le chevalier de l’Impossible qui passe outre le fatalisme des faibles et réconcilie son prochain timoré avec la désobéissance. Il ne prêche pas en faveur d’une sédition aveugle, sur la foi d’un ego hypertrophié qui verrait tout Pouvoir d’un mauvais œil. Il porte fièrement l’étendard de la Révolte. Michael Curtiz envisage ce concept galvaudé à la façon d’Albert Camus. Comme l’auteur du Mythe de Sisyphe, le réalisateur considère que le révolté est avant tout celui qui, par un sursaut de sa conscience morale, résout de s’élever contre l’injustice qu’il perçoit ou qu’il subit. Cette définition correspond trait pour trait au profil de Jerry Connoly dans Les anges aux figures sales. Le petit malfaiteur devenu prêtre décide ainsi de lancer une croisade médiatique contre le crime organisé. Il ne supporte plus que la Pègre fasse main basse sur sa ville. Il veut que trafiquants, tueurs à gage et autres prévaricateurs cessent de pervertir la jeunesse. Pour mener à bien cette quête héroïque, il affronte tous les dangers. Il consent même à défier Rocky Sullivan, son vieil ami autoproclamé Empereur de la cité. Il sait que le salut des adolescents démunis qu’il a pris sous son aile implique, au préalable, la déchéance de ce caïd vénéré comme une idole. La bataille est déchirante mais il la livre sans faiblesse. Rien ne saurait le contraindre à déposer les armes. Il se sent investi d’une mission qui transcende son individualité[22].
Le roman de Mildred Pierce (Mildred Pierce)
Cet altruisme rapproche un peu plus encore Michael Curtiz d’Albert Camus. A l’instar du philosophe Français, le cinéaste Américain est en effet d’avis que la Révolte est essentiellement motivée par la générosité. Il voit dans l’insoumission un acte positif et non, l’expression réductrice d’une simple rancune. Wade Hatton (Errol Flynn), le marchand de bétail des Conquérants, est de ces personnages magnanimes qui prennent le parti du Mouvement au nom du Cœur. S’il troque son lasso de paisible cow-boy contre une étoile de shérif, c’est pour défendre les hommes, les femmes et par-dessus tout, les enfants qui tombent quotidiennement sous les balles des spadassins de l’intouchable Jeff Surrett. Sa compassion se retrouve chez l’ensemble de ses cousins cinématographiques. Geoffrey Thorpe, le corsaire de L’Aigle des mers, combat ainsi l’Espagne parce qu’il est ému du sort ignoble que Philippe II réserve à ses prisonniers Anglais[23]. Le Ranger Jack Cutter brave les lois de son pays parce qu’il estime que Paul Regret, le fugitif qu’il poursuit pendant la première partie des Comancheros, est innocent des crimes qui lui sont imputés. François d’Assise, lui, rejette la ploutocratie parce qu’il est bouleversé par la triste condition des pauvres. Les exemples similaires sont légion.
Cette sensibilité au malheur des autres, prélude à l’activité contestataire, facilite mécaniquement la socialisation de ceux qui l’éprouvent. Là encore, Michael Curtiz rejoint Albert Camus. Il partage avec lui l’idée selon laquelle la protestation contre l’Ordre établi permet à l’Individu d’accéder à l’existence communautaire. La théorie devient pratique avec Richard Blaine (Humphrey Bogart), le patron du bar de Casablanca. Ce New-Yorkais expatrié en Afrique du Nord est un cynique, doublé d’un égoïste convaincu. Il n’a que faire des flots de malheureux qui déferlent sur sa ville d’adoption, dans l’espoir pathétique de se procurer un sauf-conduit pour les Etats-Unis. Il se moque tout autant de la terreur que font régner les troupes Hitlériennes et leurs affidés Français. Il les considère même avec bienveillance, l’afflux de réfugiés occasionné par les invasions Allemandes contribuant à la prospérité de son commerce. Le taciturne « Rick » n’est pas homme à chercher querelles aux représentants de l’Ordre. Tout ce qui est humain lui est étranger. L’irruption d’Ilsa Lund (Ingrid Bergman) dans son établissement ne fait que le conforter dans sa cruelle passivité. Il ne pardonne pas à la belle de l’avoir abandonné, dans le Paris assiégé de 1940, au profit de son époux Viktor Laszlo (Paul Henreid). Ce dernier est cependant à la pointe de la lutte anti Nazie en Europe. Sa bravoure et son désintéressement, mis au service de la Liberté, font l’admiration de tous. Ses formidables qualités ouvrent une brèche dans les remparts d’aigreur dont Blaine s’est entouré. Ainsi, le profiteur de guerre Américain passe peu à peu de la petitesse à la grandeur sous l’influence du résistant Tchèque. Il renonce à sa bien-aimée puis, offre à son rival le visa qu’il conservait pour son usage personnel. Il abat un officier du Reich afin de couvrir la fuite du couple persécuté. Il abandonne enfin son café, dans le but de rejoindre les rangs des Alliés. Un miracle laïc a eu lieu. Par la grâce du dieu Soulèvement, une créature tentée par la Barbarie s’est changée en un être civilisé[24].
François d’Assise (Francis of Assisi)
Cette promotion légitime, à elle seule, le droit de l’Homme à remettre en cause les institutions. Elle ne répond toutefois pas à une question fondamentale : quelles sont les finalités ultimes de ceux qui préfèrent la subversion à la légalité ? En vérité, nous apprend Michael Curtiz dans un dernier souffle de sagesse, les partisans du Mouvement ne font nullement l’apologie de la table rase. Ils n’aspirent pas à la nouveauté mais au retour à un Ordre ancien qu’ils jugent plus vertueux. Le Spectateur sent poindre ce désir dans Les aventures de Robin des bois. Pourquoi les insurgés de Sherwood se battent-ils ? Ils veulent renverser le Prince Jean et restaurer la monarchie du Roi Richard. Ils souhaitent revenir à la période heureuse où les riches ne pressuraient pas les pauvres, où les Normands n’opprimaient pas les Saxons. En un mot comme en cent, ils rêvent d’une Révolution de type astral[25].
Astral ou devrait-on dire, Lockien, car cette rotation salutaire n’est au fond que le décalque du processus que John Locke récapitule dans son second Traité du gouvernement civil. A l’origine de la Société contemporaine, enseigne le père de la Démocratie occidentale, il est un pacte politique entre citoyens et dirigeants : les premiers chargent les seconds de protéger leurs droits naturels. Aussi longtemps que ce « Trust » est respecté, l’obéissance s’impose à tous[26]. L’indiscipline est exclue. Si le Souverain renie ses engagements, chacun est cependant fondé à se rebeller. Le Peuple trahi dans sa confiance a le pouvoir de reprendre le Pouvoir grâce auquel il a crée l’Ordre institutionnel. La vie tumultueuse du Capitaine Blood (Errol Flynn) est l’illustration, en images, de ce schéma philosophique et juridique. Le flibustier aux mille et un faits d’armes est, dans sa prime jeunesse, un individu résolument pacifique. Il refuse de prendre position dans le conflit qui oppose Jacques II le Catholique (Vernon Steele) à une partie de ses sujets. Sa seule ambition est d’exercer librement sa profession de médecin. Cette volonté finit toutefois par causer sa perte. Pour avoir soigné l’un des adversaires de la Couronne, le docteur indifférent aux appartenances partisanes est en effet arrêté puis, vendu comme esclave aux Antilles. Le temps de la neutralité est pour lui révolu. Puisque son Roi n’est qu’un vil despote, il se jure de le combattre sans relâche. C’est ainsi que l’inoffensif Peter Blood s’évade de sa prison des Caraïbes et devient, avec le soutien de ses compagnons d’infortune, un boucanier implacable. Sa résistance acharnée est longue de plusieurs années. Elle cesse le jour où Jacques II est renversé par Guillaume d’Orange. Le flibustier peut déposer les armes après ce bouleversement. Il n’a plus d’ennemi. Il n’est pas un ruffian avide d’argent mais un révolutionnaire, dont la motivation première était le retour de l’Angleterre à la tradition libérale inaugurée par la Magna Carta de 1215[27]. Sa nomination au poste de Gouverneur de Port-Royal en atteste sans la moindre ambiguité. Elle symbolise l’accomplissement de la Glorious Revolution qui constitue la trame du film. Elle parachève, de façon plus générale, le mouvement circulaire que John Locke décrivit et théorisa dans ses ouvrages[28].
Les Comancheros (The Comancheros)
Avec la fin de ce cycle, Michael Curtiz clôt sa dialectique étourdissante. Le metteur en scène est revenu sur ses pas. Il est allé aussi loin que sa recherche pouvait le mener. Cette victoire de la Connaissance sur l’ignorance est remarquable et pourtant, elle a le goût amer de la défaite. Elle établit en effet que la précarité est la force centrifuge de l’Histoire et qu’un Ordre nouveau n’est qu’un Ordre ancien en puissance. Robin des bois le laisse entendre à la fin de ses aventures. Au Roi Richard qui l’enjoint d’épouser immédiatement sa pupille Marianne, l’éternel rebelle lance une phrase dont l’humour annonce poliment le désespoir à venir : « Sire, j’espère obéir à toutes vos directives avec autant de plaisir ! » Ainsi, le Chaos continuera de succéder à l’Harmonie comme la nuit succède au jour. La tranquillité chère aux hommes demeurera un bref printemps avant le long hiver de l’instabilité. C’est dans l’ordre des choses[29].
[1] Il naquit précisément en 1888.
[2] Ce sont les frères Warner qui, en 1926, invitèrent le réalisateur à s’installer à Hollywood. Ils produisirent ses films jusqu’au début des années 1950.
[3] Précisons que Michael Curtiz a réalisé ce classique du Cinéma avec William Keighley.
[4] Notons que la ville portera le nom de son fondateur. Cette appellation est à l’origine du titre original du film : Dodge City.
[5] Il a été tourné en 1942.
[6] Cohan est finalement exempté de service en raison de son âge trop avancé. Sa volonté de s’engager n’en demeure pas moins un symbole fort.
[7] George n’oublie pas qu’il doit tout aux « Fours Cohans », la troupe que son père (Walter Huston) avait jadis montée avec sa mère et sa sœur (Rosemary DeCamp et Jeanne Cagney) pour lui donner un champ d’expression artistique. Lorsque le succès fait de lui un homme riche, il donne donc aux siens une partie de sa fortune.
[8] En autres exemples de son omnipotence dévastatrice, Surrett corrompt ou tue tous ceux qui osent contrecarrer ses plans. Il chasse également tout shérif qui prétend menacer ses hommes de main.
[9] A telle enseigne qu’il n’hésite pas à faire de Surrett un empereur de la vente du bétail.
[10] Arrogante et cruelle, Veda reproche à sa mère ses « odeurs de graillon ».
[11] Le policier se nomme Peterson. Il est incarné par Moroni Olsen.
[12] Il s’agit là d’un objectif traditionnel de la diplomatie Russe.
[13] Surat Khan extermine les habitants de la ville de Chukoti, après leur avoir fait croire qu’ils bénéficieraient d’un sauf-conduit. C’est pour se venger de cette trahison qui a coûté la vie à bon nombre de ses camarades que Geoffrey Vickers (Errol Flynn) déclenche la fameuse « charge de la brigade légère ». Le Lancier Anglais veut traquer le perfide politicien jusqu’au cœur de Sébastopol, forteresse Russe où il a trouvé refuge. La bataille donne lieu à une séquence époustouflante de neuf minutes, une durée exceptionnelle pour un film tourné en 1936.
[14] La décapitation est un symbole saisissant. Elle souligne, au sang de l’échafaud, que l’Ordre est affaire de froide Raison et non, de bons sentiments.
[15] Rousseau et Proudhon assimilent respectivement la Propriété à la guerre et au vol. Quant à l’Eglise Catholique, elle entretient, depuis ses origines, des rapports conflictuels avec l’argent. Elle a hérité des préventions du Christ en la matière : « « Il est plus difficile à un riche d’entrer au royaume des Cieux qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille » (Evangile selon Saint Matthieu, 5 – 4).
[16] Curtiz filme d’ailleurs la fin de François d’Assise comme un calvaire Christique. Sous une lumière crépusculaire, le Saint abandonné par les siens se meurt dans les flancs de la colline en forme de Golgotha où il s’est retiré.
[17] Michael Curtiz montre ici sa remarquable aptitude à faire coïncider la forme de ses œuvres et le fond de sa pensée. La scène d’exposition du film, plan circulaire d’un quartier délabré, se répète en effet à l’identique au moment où Rocky et Jerry regagnent leur foyer. Cette réitération fait naître, dans l’esprit du Spectateur, une sensation d’éternel retour qui cerne à merveille l’essence corruptrice de l’Ordre.
[18] La plus grande rixe éclate dans le saloon de la cité. Le tournage de cette scène dantesque a requis la présence de tous les cascadeurs de Hollywood.
[19] C’est-à-dire, des Comancheros.
[20] Les Comancheros qui détiennent Cutter se définissent, Curtiz le souligne, comme une Société à part entière.
[21] Soldats qui éprouvent les pires difficultés à cacher leur embarras.
[22] Cette lutte acharnée se solde par la victoire écrasante de la rébellion. Non seulement les criminels sont mis en déroute mais de surcroît, Rocky Sullivan accepte de mourir en lâche sur la chaise électrique. Ainsi, le roi des gangsters ne servira plus de modèle aux jeunes gens que le bon Père Connoly s’est juré de remettre sur le droit chemin.
[23] Le Roi sans pitié condamne ces hommes aux galères.
[24] Suprême prodige, l’infâme Préfet Louis Renault prend exemple sur Richard Blaine. Il renie le Gouvernement de Vichy et décide d’intégrer les forces Alliées qui stationnent à Brazzaville. Son itinéraire en forme de repentir est certes indissociable de la nature de Casablanca, film de propagande destiné à susciter des vocations de résistants. Néanmoins, il reflète en premier lieu les convictions profondes de Michael Curtiz : l’Humanité commence avec la négation de l’Ordre établi.
[25] Rappelons qu’en Physique, la Révolution désigne un mouvement circulaire par lequel un mobile revient à son point de départ.
[26] Locke préfère le mot « Trust », issu de la Common Law Britannique, à l’appellation « Contrat social ».
[27] On remarquera qu’une fois de plus, Michael Curtiz rejoint Albert Camus. Pour ce dernier, la Révolution procède en effet du ressentiment (contre un Ordre injuste) tandis que la Révolte émane de la générosité.
[28] Le philosophe Anglais publia ses deux Traités du gouvernement civil en 1690, un an après la Révolution Orangiste. Ces textes scellèrent le tombeau idéologique de la monarchie absolue des Stuart.
[29] Les Conquérants comporte une superbe allégorie de cette triste alternance. Wade Hatton prend ainsi le train pour faire juger un criminel en dehors de la sulfureuse Dodge City. Le convoi ferroviaire est attaqué puis, incendié par des tueurs à la solde de Jeff Surrett. Le shérif intègre parvient cependant à repousser ses agresseurs. Il fait triompher le Bien sur le Mal. Si l’on traduit cette charade cinématographique en mots, on obtient la formule suivante : l’Ordre (le train en marche vers la Justice) porte en son sein le Chaos (l’attaque et l’incendie des wagons) mais il tend à revenir vers l’Ordre (la victoire finale de Hatton).