D’une impasse à l’autre - Jim Jarmusch et le sens de la Vie

Jean-Philippe Costes

















 
Jim Jarmusch (cliquez ici pour consulter le dossier biographique)

 

            Si la Vie était un édifice, elle serait sans nul doute un dédale. La vivre, c’est parcourir un réseau infini de corridors avec la crainte, chevillée au corps, de succomber avant d’avoir trouvé une issue. C’est cheminer dans une forêt de possibles en ayant, pour seule boussole, la foi d’un Ulysse avide de mettre un terme à son harassante odyssée. C’est bifurquer, encore et encore, sans savoir si le mauvais sort ne vous fait pas tourner en rond. Bien des hommes ont caressé l’espoir d’être Thésée. Du berceau à la tombe, ils ont attendu qu’une Ariane salvatrice leur tende un fil conducteur. Leur patience, hélas, n’a été que pure vanité. Aucun d’entre eux ne pourrait affirmer, si la Mort lui accordait une minute de parole, qu’il a percé le secret de la condition humaine. Tout ce qu’il pourrait confier à son auditoire, c’est que ses rêves d’évasion Icarienne ont sombré dans la mer cauchemardesque des réalités.

 

            Serions-nous donc les perpétuels prisonniers d’un labyrinthe que quelque dieu cruel aurait privé de sortie ? Sous ses dehors détachés d’esthète underground, Jim Jarmusch n’a eu de cesse de poser cette question fondamentale. Il en a fait le cœur de sa filmographie, fleuve singulier vers lequel confluent les courants de l’avant-garde New-Yorkaise, des réalisateurs Européens, des musiques contestataires et des classiques Hollywoodiens. S’il avait appartenu à la légion des puissants studios de Los Angeles, la face de son œuvre aurait été sensiblement différente. Il est en effet des sujets trop lourds pour que de gros investisseurs, enrichis par le commerce de la légèreté, prennent le risque de les traiter[1]. L’auteur de Ten Minutes Older a cependant la bonne fortune de ne pas être Michael Bay ou l’un de ses multiples avatars. Loin des courtisans du sacro-saint « Grand Public », il prend modèle sur des créateurs confidentiels à l’image d’Amos Poe, d’Eric Mitchell, de Sara Driver ou de Mark Rappaport. Cette indépendance est pour lui gage de liberté. Elle l’autorise à proposer un Cinéma qui, plus qu’aucun autre, a mérité le qualificatif de « particulier ». Elle lui permet, luxe suprême, d’interroger l’Universel sans être accusé de heurter les bons sentiments de la Majorité : notre pauvre vie a-t-elle un sens ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ghost Dog : la voie du Samouraï (Ghost Dog : The Way of the Samurai)

 

            Aux yeux désabusés de Jim Jarmusch, la réponse est négative. L’Existence ploie sous le fardeau accablant de l’insignifiance. Ghost Dog (Forrest Whitaker) est la personnification de cette funeste vacuité. A la croisée du chien errant et du fantôme, le tueur solitaire semble marcher dans une nuit éternelle. Il cherche la lumière en résidant sur les toits mais tout, en ce bas monde, le ramène aux ténèbres. S’identifier aux pigeons voyageurs qu’il élève avec passion ne lui est d’aucun secours. La pesanteur de la Terre appuie sur ses épaules comme un géant invincible et l’entraîne inexorablement dans l’abîme. Le sépulcral individu a d’ailleurs fini par admettre cette fatalité du pire. Il gagne sa pitance en répandant le sang d’autrui. Le Bushido, Lévitique des guerriers du Japon féodal dont il suit scrupuleusement les prescriptions, décrit sans détour la misère insondable de sa destinée : « La voie du Samouraï se trouve dans la Mort »[2]. Ghost Dog est un homme qui, avec sa peau et ses vêtements noirs, porte le deuil de l’Humanité. En cela, il est le frère spirituel de William Blake (Johnny Depp), le héros du bien nommé Dead Man. Il évolue dans un univers dont la seule loi est le chaos. Il subsiste avec la conscience écrasante de l’éphémère. Il continue d’aller de l’avant tout en sachant que sa route s’achèvera dans un gouffre. Miroir de notre essence tragique, il n’est qu’un zombie qui de la poussière, s’en retourne à la poussière.

 

            Pour Jim Jarmusch, la finitude commune n’est pas la seule brique de cette impasse effrayante. Elle voisine avec l’injustice et l’absurdité de chaque chose. La Vie, selon le metteur en scène de Limits of Control, n’est ainsi qu’une succession d’événements incohérents et déplorables. L’infortuné Zack (Tom Waits) en témoigne avec force. Le disc-jockey ombrageux de Down by Law est en effet licencié au consternant motif qu’il a fait preuve d’une intégrité artistique inébranlable. Réduit à la grande pauvreté, il n’a d’autre choix que d’accepter les mille dollars que lui offre un truand pour déplacer une voiture d’un endroit à un autre. Il ignore néanmoins qu’un cadavre gît dans le coffre du véhicule. Quand la Police l’arrête au gré d’un hasard malencontreux, il doit donc répondre d’un crime qu’il n’a pas commis. Il se voit contraint, par une affreuse ironie du sort, de purger une longue peine d’emprisonnement. William Blake est victime d’une avanie similaire dans Dead Man. Durement frappé par le décès de ses parents, le jeune homme impécunieux décide de quitter son Ohio natal pour tenter sa chance dans le Far West. Il accepte le poste de comptable que lui promet John Dickinson (Robert Mitchum), un sidérurgiste qui règne en maître sur l’une des nombreuses cités minières que comptent les Etats-Unis de la fin du XIXè siècle[3]. Le demandeur d’emploi, naïf et honnête, est cependant déçu. Celui qui devait être son patron n’a pas daigné attendre son arrivée. Il a, sans le moindre remords, embauché quelqu’un d’autre. Blake désespère. Il erre comme une âme en détresse dans les rues de l’implacable ville de Machine. Pour oublier un moment les afflictions du passé et les peurs de l’avenir, il se laisse aller dans les bras d’une fille de joie. La belle est toutefois convoitée par Charlie Dickinson (Gabriel Byrne), le fils du Seigneur local. Jaloux, le riche héritier abat sa dulcinée dans les bras de son pauvre rival. Ce dernier tue l’agresseur avant d’être occis à son tour. En toute logique, la Société devrait considérer qu’il a agi en état de légitime défense. L’impétueux John Dickinson ne l’entend malheureusement pas de cette oreille. Il accuse Blake de meurtre avec préméditation et lance à ses trousses une meute d’assassins enragés.

 

 













Dead Man

 

            Ces mésaventures, condensés pathétiques de l’inanité structurelle de la Vie, font de leurs victimes des étrangers au monde. Jim Jarmusch emprunte cette relation de cause à effet à un cinéaste dont il a filmé l’agonie aux côtés de Wim Wenders : Nicholas Ray[4]. A l’instar du père immortel des Amants de la nuit (They Live by Night) et de La fureur de vivre (Rebel Without a Cause), le réalisateur met systématiquement en scène des égarés de l’Existence. Ces personnages n’avancent pas, ils vagabondent entre ciel et terre. Ils ne cherchent pas à atteindre un but précis car en vérité, ils ignorent où ils vont. Aloysius Parker (Chris Parker), l’antihéros de Permanent Vacation, se définit ainsi comme « un touriste en vacances perpétuelles »[5]. Fils d’une mère mentalement aliénée, il refuse d’être avili par les nécessités du Travail et rejette le carcan des conventions. Il est un désoeuvré radical, dont le parcours n’est qu’une série de rencontres avec des individus tout aussi perdus que lui. Eva (Eszter Balint) et Willie (John Lurie), les émigrés Hongrois de Stranger Than Paradise, sont également de purs naufragés. Devenus étrangers à leur propre patrie, ils sont condamnés, par la morosité inattendue de l’American Way Life, à rester des étrangers dans leur pays d’adoption. Ces évadés du Bloc Communiste ne savent que faire d’une liberté qui, à défaut d’être orientée vers une finalité clairement identifiable, les précipite irrémédiablement dans les abysses de la monotonie et du désappointement. Don Johnston (Bill Murray), l’homme d’affaires à la retraite de Broken Flowers, est néanmoins le plus emblématique de ces êtres que le vulgum pecus appelle trivialement des « paumés ». Ni l’argent, ni les femmes qu’il accumulait avec un appétit vorace ne sont parvenus à lui apporter une once de bonheur. Le regard vide et le cœur asséché, il consacre ses mornes journées à somnoler dans son salon. Enfermé en lui-même, il est l’enfant hybride d’un clown triste et d’un pierrot lunaire. Ce grand neurasthénique est à l’image de ses nombreux cousins cinématographiques : il se sent exclu d’un monde qui ne veut rien dire.

 














Down By Law

 

            Jim Jarmusch utilise cette formule au sens propre. Ses films ne sont en effet que de longs silences, traversés ça et là par de brillants dialogues. La parfaite adéquation de la forme et du fond est l’une des marques de noblesse du cinéaste indépendant. Ce dernier se distingue ainsi par sa propension, aussi remarquable que constante, à mettre l’ensemble des techniques du Septième Art au service de sa pensée. Les mouvements de caméra qu’il privilégie en attestent avec éclat. Tantôt, il présente des plans fixes qui semblent s’étirer à l’infini. Tantôt, il organise de longs travellings horizontaux. Cette savante alternance lui permet de graver, dans l’inconscient du Spectateur, le caractère carcéral de la condition humaine et la platitude indicible de l’Existence. Les décors ostensiblement dépouillés qui apparaissent dans l’écrasante majorité de ses films ont une vocation analogue. Ceux de Coffee and Cigarette se réduisent par exemple à une table et deux chaises. Memphis, sanctuaire mythique du Blues et du Rock and Roll, est montré sous son visage le plus disgracieux tout au long de Mystery Train. Le New York de Permanent Vacation n’est que crasse, laideur et délabrement. Les Grands Lacs et la Floride de Stranger Than Paradise sont quant à eux aux antipodes des clichés touristiques. Présentés comme des déserts de glace et de sable, ils suggèrent à tous que rien sur Terre n’échappe au dénuement. Le noir et blanc dont Jim Jarmusch fait un usage régulier souligne habilement ce discours aux allures de requiem philosophique. Son but n’est pas de créer des contrastes chromatiques ou de jouer avec les ombres et les lumières, comme le firent avec talent Orson Welles et d’autres coloristes de génie. Il vise en vérité à peindre le monde en gris, teinte symbolique de la désillusion universelle. Cette esthétique de la misère métaphysique est portée par des musiques lancinantes, funèbres litanies qui invitent chacun à prendre la mesure de la consternation générale[6]. Elle est amplifiée par des emprunts judicieux à la Comédie, art dont Eugène Ionesco disait avec raison qu’il était l’intuition de l’absurde et subséquemment, du tragique de la Vie. Que ressentons-nous face aux cow-boys décérébrés de Dead Man et plus encore, devant Cole Wilson (Lance Henriksen), tueur à gage détraqué qui dévore son acolyte à belles dents à la suite d’un accès de colère ? Que voyons-nous dans la pupille toujours fixe de Don Johnston, victime imperturbable des mille et une avanies dont Broken Flowers est le théâtre ? Que percevons-nous dans les facéties de Roberto Benigni, l’auguste en clair-obscur de Down by Law, de Night on Earth et de Coffee and Cigarette ? Nous discernons notre propre béance. Chez Jarmusch, l’écriture scénaristique devient elle-même le vecteur de ce vide vertigineux. Mystery Train en est la remarquable démonstration. Le film se divise en trois épisodes : Far from Yokohama, A Ghost et Lost in Space. Il retrace les aventures de deux touristes Japonais en pèlerinage dans la ville du grand Elvis Presley, d’une Italienne venue rapatrier la dépouille de son défunt mari et d’un mauvais garçon qui, dévasté par une rupture sentimentale, boit plus que de raison et abat un marchand d’alcool. De prime abord, ces récits n’ont ni intérêt, ni signification particulière. Ils ne portent toutefois pas le sceau infamant de la médiocrité. Ces trajectoires individuelles ont en effet ceci de particulier qu’elles se croisent en un seul et même point – en l’occurrence, un hôtel décrépit de Memphis, pendant une nuit agitée. Cette convergence d’itinéraires apparemment insensés est riche de sens, nous susurre Jim Jarmusch au gré d’une phrase volontairement redondante. Elle sous-entend que le Non-sens est global et qu’il transcende aussi bien les personnes que les frontières[7]. Le découpage de Night on Earth et de Coffee and Cigarettes prolonge habilement cette idée. Les deux longs-métrages sont respectivement composés de cinq et onze courts-métrages. Cette structure est hautement révélatrice. Elle nous dit, au gré d’une allégorie d’autant plus admirable qu’elle est d’une extraordinaire simplicité, que l’odyssée de l’Homme n’est pas une Histoire cohérente et rationnelle mais une infinité d’histoires, inintelligibles et dépourvues de fil conducteur.

 





 









 

Permanent Vacation

 

            En entendant ces phrases implacables, Hegel chancelle et s’incline humblement devant la pensée de Shakespeare : « La Vie est une histoire racontée par un idiot, pleine de fureur et de bruit et qui ne signifie rien »[8].  L’Etre humain ne saurait pourtant se résigner à terminer ses tristes jours dans ce cul-de-sac existentiel. Sa Nature, dont Hobbes disait opportunément qu’elle était gouvernée par l’instinct de conservation, lui impose de se mettre en quête d’une échappatoire. Il lui faut trouver un sens pour continuer à respirer. Il a besoin d’une orientation pour ne pas suffoquer. Fin connaisseur de l’âme tourmentée de ses congénères, Jim Jarmusch a pleinement conscience de cette nécessité. Il fait par conséquent de ses héros des voyageurs, métaphores vivantes de notre désir irrépressible d’entrevoir une issue dans le dédale de la Vie. Ces personnages éminemment symboliques sont pareils à un Diogène qui aurait renoncé à la solitude des Cyniques[9]. Ils cherchent véritablement un homme. Ils considèrent que leur salut réside dans l’Altérité. Roberto (Roberto Benigni), l’immigré Italien de Down by Law, est le plus mémorable défenseur de cette philosophie. L’individu, jovial et volubile, a été emprisonné pour avoir commis un homicide involontaire. Il partage sa cellule avec Zack, l’animateur de radio sans concession et Jack (John Lurie), un souteneur taciturne. Ses codétenus sont constamment à couteaux tirés. Pour dissiper l’atmosphère délétère que leur mésentente fait régner, il leur enseigne les vertus de l’Amitié. A leur constante hostilité, il oppose sa décontraction et sa bienveillance. Constatant que sa méthode est fructueuse, il persévère dans la gentillesse. Il montre à ses compagnons un moyen de s’évader puis, les aide à survivre dans le bayou qui cerne le pénitencier[10]. Ultime sacrifice consenti aux deux brutes qui le suivent, le bon samaritain ose s’introduire dans une maison isolée au risque d’être dénoncé à la Police[11]. Son courage s’avère bénéfique. La demeure est en effet un havre de paix tenu par Nicoletta (Nicoletta Braschi), une compatriote qui partage avec lui son goût de la compassion et du don de soi. Le brave Roberto a trouvé la femme de ses rêves[12]. Il est aux anges parce qu’il a exorcisé le démon de l’égoïsme. Il est sorti de l’impasse dans laquelle se consume l’écrasante majorité de ses contemporains.

 










 

Stranger Than Paradise

 

            Don Johnston s’efforce de suivre ses pas dans Broken Flowers. Brutalement quitté par sa dernière conquête, il reçoit un jour une lettre anonyme dans laquelle une ancienne compagne lui révèle qu’il a un fils âgé de dix-huit ans. Incrédule puis, réticent à l’idée d’affronter l’inconnu, le Don Juan vieillissant vient à bout de ses préventions. Il sillonne les Etats-Unis pour retrouver sa progéniture et identifier sa mère. Imperceptiblement, son vague à l’âme proverbial s’estompe. L’Amour et son corollaire, la curiosité pour autrui, font peu à peu leur office. Ils indiquent, à un être promis à la réclusion, le chemin qui mène hors de cette prison sans barreaux qu’est le Moi.

 

            Ghost Dog exploite lui aussi les ressources considérables de ce grand oublié de l’ère post-moderne qu’est le mot « Toi ». Depuis le jour où Louis (John Tormey), un mafioso de longue date, l’a extirpé des griffes d’un assassin qui s’apprêtait à l’abattre comme un chien, il est convaincu que son avenir est tout entier dans l’obéissance et la soumission du Samouraï. Il aliène son individualité au profit de celui qu’il considère comme son suzerain. La vassalité n’a pas pour lui le visage odieux de l’esclavage. C’est une délivrance ou plus exactement, un phare dans les ténèbres du néant existentiel. En lui intimant l’ordre de se dévouer corps et âme à son maître, elle guide ses pas. L’approche est singulière. Elle l’est d’autant plus qu’en l’espèce, elle exige d’un homme qu’il donne à la fois la mort et sa propre vie dans l’intérêt du Crime organisé. Cependant, elle est gouvernée par une logique immuable : il faut s’en remettre aux lumières de l’Autre pour éclairer le sombre labyrinthe dans lequel nous errons.

 














Mystery Train

 

            La quête de sens, précise aussitôt Jarmusch, est néanmoins susceptible d’emprunter une direction opposée. Au lieu de nous entraîner vers nos semblables, elle peut nous en éloigner. Partir est l’un de ces sentiers alternatifs. Eva et Willie, les jeunes déracinés de Stranger Than Paradise, ont fait le choix audacieux de conjuguer ce verbe à toutes les formes. Ils espèrent que le mouvement les arrachera au bourbier de l’absurdité collective. Ainsi, ils décident de quitter leur famille et d’abandonner leur Hongrie natale. L’Amérique est leur patrie d’élection. Ils ont foi en cette terre qui cultive l’envie de repousser constamment la Frontière du Possible, qui fait vœu de bouger sans cesse pour ne pas rester figé dans le désarroi fondateur de la condition humaine. S’en aller encore et encore, tel serait donc le remède à tous nos maux. A force d’avancer, espèrent les propagateurs de ce credo avec une pertinence nimbée de candeur, nous finirons bien par trouver la sortie du tunnel…

 

            William Blake pousse ce raisonnement jusqu’à son terme dans Dead Man. Le comptable injustement poursuivi se réfugie dans la forêt pour échapper aux spadassins de John Dickinson. Il pense, dans un premier temps, que la fuite est une solution provisoire. Au contact de Nobody (Gary Farmer), un Indien rejeté de tous qui le prend pour la réincarnation d’un illustre poète Britannique, il comprend cependant que l’option peut être définitive. Le « sauvage lettré » à la bonhomie contagieuse lui enseigne en effet qu’il est concevable de vivre sereinement tout en n’étant personne à la face de la Société. Il le persuade que marginalité rime avec panacée. Séduit par le charme envoûtant de cette radicalité apparemment heureuse, Blake se débarrasse des oripeaux de la Civilisation. Il se moque des menaces que font peser sur lui les chasseurs de prime qui ont juré sa perte. Il fait son deuil de l’inquiétude qui mine ses anciens concitoyens. En acceptant d’être mort aux yeux du monde, il se fraie un chemin dans la jungle de la vanité universelle.

 







 







 

Night On Earth

 

            Cette transhumance exaltante vers les radieux pâturages de l’espérance, hélas, n’est qu’un bref printemps avant le long hiver de la réalité. Jim Jarmusch n’est pas homme à le nier. Il est de ceux qui affrontent la Vérité, aussi terrifiante soit-elle[13]. Du Non-sens originel, proclame-t-il à la façon d’un Jérémie prophétisant la chute de Jérusalem, la Vie mène inexorablement au Non-sens absolu. Elle n’a, en définitive, aucune raison d’être. Tous les chemins qui la traversent se terminent dans le trou noir de la vacuité. Cette conclusion accablante se dessine dans le dénouement de Permanent Vacation. Aloysius Parker, las d’être égaré dans une mégapole qui ne sera jamais la sienne, quitte Manhattan en bateau pour rallier un ailleurs hypothétique. Si nous sommes solidairement condamnés à la déambulation perpétuelle, nous enseigne Jarmusch avec la sagesse du contemplatif qu’il a toujours été, c’est parce qu’en définitive, l’Altérité ne nous offre aucun débouché. Zack et Jack nous donnent l’une des causes de cette malédiction dans Down by Law. Les turbulents personnages ont survécu à la prison et aux marécages mortels qui l’entourait grâce à l’amitié que le brave Roberto s’est attaché à faire régner entre eux. Ont-ils retenu cette leçon, à l’heure où ils quittent le foyer chaleureux de la bienveillante Nicoletta ? Au lieu de rester unis et d’affronter les dangers de la cavale dans l’esprit de fraternité qui les avait sauvés du bayou, ils recommencent à se haïr et décident de se séparer. En les voyant emprunter des chemins divergents, dans un carrefour qui symbolise à lui seul toutes les divisions qui déchirent la Terre, le Spectateur prend conscience que les insensés s’engagent dans une voie sans issue. L’Homme n’apprend rien, nous dit Jarmusch en conclusion de cette fable. Il est incapable d’assimiler les fondements de cette science pourtant simple qu’est l’Amour. Sa persistance dans l’ignorance l’enferme dans un pénitencier dont il ne peut s’évader[14].

 

            L’Altérité ne nous soustrait pas au marasme, ajoute le créateur de ces individus tristement symboliques, parce que l’Etre humain est par ailleurs inapte à comprendre l’Etre humain. Ce malheur immémorial, lointain écho de la tragédie de Babel, nous est raconté par les cinq chauffeurs de taxi de Night on Earth[15]. Le premier d’entre eux, jeune écervelée aux mœurs masculines qui se fait appeler Corky (Winona Ryder), ne parvient pas à trouver un terrain d’entente avec la directrice de castings qui lui propose un grand rôle dans un film Hollywoodien[16]. Le deuxième, Helmut (Armin Mueller-Stahl), est un ancien clown d’Allemagne de l’Est qui se retrouve noyé dans les querelles inintelligibles de ses clients New-Yorkais. Le troisième (Isaach de Bankolé) se perd dans un dialogue de sourds avec une aveugle au verbe haut (Béatrice Dalle). Le quatrième, Mika (Matti Pellonpaa), fait part de ses problèmes familiaux à deux passagers pris de boisson. Ces derniers, saoulés de mots affligeants, abandonnent leur compagnon assoupi sur un trottoir. Ils jugent que les difficultés dont le pauvre bougre s’est plaint toute la soirée sont insignifiantes, en comparaison de celles dont ils viennent d’avoir connaissance[17]. Le cinquième chauffeur est néanmoins le plus intéressant de tous. Cet Italien à la faconde oppressante (Roberto Benigni) embarque un vieux prêtre (Paolo Bonacelli) dans son véhicule. Il lui confesse l’intégralité de ses turpitudes sexuelles. L’ecclésiastique, submergé par ses mots d’une crudité sordide, finit par succomber à une crise cardiaque. La morale de ce petit conte immoral est dépourvue d’équivoque : la parole nous tue. Plus précisément, nous mourons de ne pouvoir utiliser le langage commun qui nous permettrait d’échanger avec nos congénères et subséquemment, de trouver quelque sens à notre misérable existence.

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Coffee and Cigarettes

 

            Cette incommunicabilité, prévient Jim Jarmusch, est toutefois un phénomène accessoire. L’essentiel de notre disgrâce réside dans un élément plus dramatique encore : autrui est un rêve épuisé. Don Johnston en fait l’amère expérience dans Broken Flowers. Qui rencontre-t-il au gré de sa recherche du temps perdu ? Une imbécile (Sharon Stone), mère d’une Lolita ridicule, une bourgeoise dépressive (Frances Conroy), une psychologue devenue lesbienne qui fait profession de parler aux animaux domestiques (Jessica Lange), une désaxée au conjoint ultraviolent (Tilda Swinton) et une défunte. Aucune de ces femmes ne suscite l’attirance, la considération ou tout simplement, la curiosité. A leur contact, celui qui fut l’homme de leur vie n’éprouve plus qu’une pitié mortifère. Il comprend que l’Amour est un présent périssable et qu’à ce titre, il n’offre pas de solutions d’avenir. Tout ici-bas est sujet à la corruption, semble maugréer le séducteur désappointé, même les sentiments les plus nobles.

 

            Ghost Dog ne contestera pas le bien-fondé de cette sentence assassine. Le chevalier au cœur pur apprend ainsi à ses dépens que son code d’honneur, majestueux héritage de l’Ancien Japon, n’a plus cours dans les pays désacralisés du XXè siècle. Son intégrité, son courage et son dévouement sont des remparts de papier que n’importe quel individu peut déchirer à sa guise. Qu’advient-il de ce glorieux vestige d’un autre âge après qu’il eut exécuté l’amant de la fille de Varga (Henry Silva), le « Parrain » de son maître ? Son propre commanditaire, tyran retors et raciste, le fait traquer comme un animal au motif qu’il s’en est pris à un membre de son clan. En d’autres termes, Ghost Dog est condamné à mort pour avoir obéi aux ordres qu’il avait reçu. « Plus rien n’a de sens », lui murmure Louis en l’abattant. L’Humanité est décadente. Elle a sacrifié ses valeurs sur l’autel de la bêtise, de la haine et du profit[18]. Elle ne laisse d’autre choix que l’effacement à ceux qui réprouvent ses penchants[19].

 

            Ces vices rédhibitoires, oraison funèbre de l’espérance en l’Homme, jaillissent comme des feux d’artifice dans ce long crépuscule qu’est Coffee and Cigarettes. Chacun des courts-métrages qui composent le film est un coup de boutoir, porté dans la forteresse chimérique de notre supposée grandeur. Strange to Meet You revient sur l’incompréhension qui nous empêche de communiquer. Twins pointe notre conformisme. Somewhere in California fustige notre hypocrisie. That Things‘ll Kill Ya brocarde notre faiblesse. No Problem souligne la vacuité de notre vie sociale. Cousin et Cousins ? mettent en évidence l’injustice qui pervertit les rapports humains. Renée dénonce notre solitude chronique. Jack Shows Mag His Tesla Coil plaque un verre grossissant sur notre vanité. Delirium met en relief notre ineffable absurdité. Quant à Champagne, complainte d’un vieillard désabusé, il nous rappelle que le destin de tout un chacun est de finir ses jours dans la peau cadavérique d’un étranger au monde.

 










 

Broken Flowers

 

            A ces mots, la mise en garde de Jean-Paul Sartre nous revient en mémoire : « L’Enfer, c’est les autres ». Jim Jarmusch complète la parole du vénérable Existentialiste en paraphrasant les propos que tint jadis un célèbre Encyclopédiste : l’Altérité est une escroquerie, l’absence d’Altérité aussi[20]. Pour le cinéaste, poète de la déréliction universelle, toute l’impasse humaine est résumée par cette contradiction. Je ne peux aller vers toi pour découvrir le sens de ma vie. Malheureusement, je ne trouverai pas davantage mon salut si nous prenons nos distances. Eva saisit cette vérité tragique dans Stranger Than Paradise. Son grand voyage vers des cieux plus cléments n’est ainsi qu’un enchaînement de naufrages. De New York à la Floride en passant par Cleveland, elle ne voit que chambres de bonnes, pavillons dérisoires et motels minables. Loin d’accéder à l’opulence qu’elle espérait, elle s’enfonce dans la pauvreté, la grisaille et l’ennui. Chaque étape de son parcours édifiant est une porte qui s’ouvre sur un décor désespérément invariable[21]. En s’échouant sur la plage lugubre de ses illusions, la petite immigrée constate, médusée, que le Mouvement est un radeau destiné à sombrer dans les abysses de l’immobilité. Elle comprend qu’il n’y a pas d’Amérique, pas de seconde chance, pas de Titans derrière les petites gens que côtoie le commun des mortels. Le rêve qui hante ses nuits dans la banlieue désolée de Miami est le reflet de cette absence d’au-delà. Il lui souffle, lancinant et cruel chuchotement, que sa seule perspective est d’attendre qu’un heureux hasard lui octroie l’argent nécessaire pour regagner Budapest[22].

 

            Etre mal avec les autres ou ne pas être du tout, la question à mi-chemin de Shakespeare et de Kafka obtient une réponse définitive dans Dead Man. Son héros martyrisé tente hardiment de s’effacer de la mémoire des hommes. Il continue cependant d’être poursuivi par les affidés de Dickinson. Il ne connaît ni le repos, ni la miséricorde. Son quotidien est un long calvaire où la peur se mêle sans cesse à la souffrance. Ainsi va la Société, dirait Albert Camus en pareilles circonstances. Elle ne tolère pas que certains refusent de jouer le jeu des conventions. Il lui faut à tout prix les éliminer[23]. L’infortuné William Blake n’a, dès lors, plus d’autre perspective que le trépas. Grièvement blessé, il se laisse dériver sur une barque en route pour un autre monde. Il voit s’entretuer le pathétique Nobody et le consternant Cole Wilson sur le rivage qui s’éloigne lentement. Sauvages ou civilisés, marginaux ou non, les hommes seront toujours unis par les liens profanes de l’absurdité[24].

 

            Jim Jarmusch attribue ironiquement le dernier mot de ce cantique du Néant à Don Johnston. Le laconique incurable de Broken Flowers a l’intime conviction d’avoir enfin découvert le fils qu’une femme inconnue prétend lui avoir donné. Il court après le jeune homme, effrayé par ses privautés incongrues. De guerre lasse, il s’arrête à un carrefour. Il ne sait quelle direction emprunter[25]. Un plan circulaire, figure symptomatique de l’enfermement, le montre immobile, l’œil lointain, dans la posture du dépressif qu’il était avant de nourrir l’espoir de remédier à son malaise existentiel. La Vie est une lettre anonyme dont nous cherchons vainement l’auteur, semble nous confier le père désenchanté. C’est un dédale sans issue, une impasse qui mène à un cul-de-sac.

 



[1] Quentin Tarantino fait figure d’exception en la matière. Le bouillant auteur de Pulp Fiction a ainsi consacré son œuvre à l’absurdité de l’Existence tout en s’attirant, avec un égal succès, les faveurs des grands argentiers et l’admiration de millions de spectateurs. Pour en savoir davantage sur ce réalisateur de génie, on se référera utilement à l’article qui lui est consacré dans le Dictionnaire critique du Cinéma Anglo-Saxon (http://agora.qc.ca/collaborateurs/jean-philippe_costes ).

[2] Pour créer ce personnage emblématique, Jim Jarmusch s’est inspiré du Samouraï, long-métrage que Jean-Pierre Melville conçut dans les années 1960.  Alain Delon, glorieux prédécesseur de Forrest Whitaker, incarna brillamment le héros de ce chef d’œuvre du Film noir.

[3] Robert Mitchum tint, à cette occasion, son tout dernier rôle au Cinéma. La star Hollywoodienne disparut en 1997, deux ans après le tournage du film de Jim Jarmusch.

[4] Jim Jarmusch fut l’assistant de Wim Wenders pendant le tournage de Nick’s Movie, documentaire consacré aux derniers jours de la vie de Nicholas Ray. Pour mieux connaître l’œuvre de ce maître du Cinéma Hollywoodien, voir le Dictionnaire critique du Cinéma Anglo-Saxon, op. cit.

[5] Permanent Vacation est le premier long-métrage de Jim Jarmusch. Le réalisateur a financé ce film d’initiation avec l’argent qui devait servir au paiement de ses droits d’inscription à l’Université de New York.

[6] En l’espèce, l’illustration la plus convaincante nous est donnée par I Put a Spell on You, chanson lugubre de Screamin’ Jay Hawkins dont Jim Jarmusch a fait la bande originale de Stranger Than Paradise.

[7] Les personnages, très divers, sont issus des quatre coins de la planète. Le fait que leurs mécomptes aient lieu à Memphis, temple mondial du divin Elvis, accrédite un peu plus encore l’idée selon laquelle le Non-sens est universel.

[8] Macbeth, acte V, scène 5.

[9] Le Cynisme fondateur, celui d’Antisthène et de ses disciples, s’identifie à une doctrine ascétique. Il repose sur le dédain des apparences et l’exaltation solitaire de la volonté. Le Sage, pour ses adeptes, doit se suffire à lui-même.

[10] Il les sauve en leur trouvant de la nourriture et en les convaincant de ne pas commettre une erreur fatale : se disperser dans un environnement sauvage.

[11] Ses complices, lâches et calculateurs, se cachent prudemment dans la forêt et le laissent affronter seul le danger.

[12] A la ville et non pas seulement à la scène, Roberto Benigni et Nicoletta Braschi sont mari et femme depuis de nombreuses années.

 

[13] Sa lucidité est une conséquence supplémentaire de son indépendance vis-à-vis du « Commercialement Correct » imposé par le système Hollywoodien.

[14] L’arrière-plan carcéral du film est l’expression même de ce destin tragique. On se souviendra d’ailleurs que Zack, Jack et Roberto, les trois fugitifs recherchés par la Police de Louisiane, trouvent brièvement refuge dans une masure qui ressemble en tous points à leur ancienne cellule. La symétrie des décors a valeur d’allégorie : l’Homme ne fait que passer d’une prison à une autre.

[15] Le titre de l’oeuvre, Une nuit sur la Terre, montre une fois de plus l’ambition universaliste de Jim Jarmusch. Notons à l’appui de ce constat que l’action du film se déroule à New York, à Los Angeles, à Paris, à Rome et à Helsinki.

[16] Ce personnage, sidéré par le mur d’incompréhension auquel il se heurte, est interprété par Gena Rowlands.

[17] Cette tragi-comédie Finlandaise fait référence à l’humour désespéré des frères Aki et Mika Kaurismaki, deux réalisateurs que Jim Jarmusch apprécie tout particulièrement.

[18] Varga, sa fille Louise (Tricia Vessey) et leur entourage sont très représentatifs de cette déliquescence. Non content d’être immoraux, ils sont stupides et aphasiques. Leur loisir favori, accablant témoignage de leur misère intérieure, consiste à regarder de vieux dessins animés à la télévision.

[19] D’où la décision finale de Ghost Dog, qui se laisse fusiller par le pitoyable Louis.

[20] Denis Diderot, le philosophe qui a inspiré cette formule, disait précisément : « La Morale est une escroquerie, l’absence de Morale aussi ».

[21] Jim Jarmusch utilise une fois encore les propriétés de la symétrie pour matérialiser cette impasse existentielle. Le motel de Floride et la maison de Cleveland ne sont ainsi que les duplications de l’appartement New-Yorkais où survivaient Eva et son cousin Willie.

[22] Plus précisément, Eva rêve qu’un consommateur de drogue la confond avec son dealer et lui confie une liasse de dollars.

[23] Albert Camus définit l’Etranger comme « celui qui refuse de jouer le jeu de la Société ».

[24] Par ses conclusions pessimistes et par ses codes renversés, le film de Jim Jarmusch apparaît comme l’antithèse des westerns académiques de John Ford.

[25] Rappelons que le carrefour, symbole d’égarement, se retrouve à la fin de Down by Law.




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