Jouer le jeu

Jacques Dufresne

Propos sur le jeu, les règles du jeu, les règles de vie. Dans quel jeu entrent les chefs de guerre, les poètes et les bourreaux de travail?

Les règles du jeu
Le jeu est un monde sans substance, un monde où la matière disparaît dans la forme. Enlevez les règles du jeu, il ne reste plus rien. Le jeu n'existe que dans l'esprit du joueur.

Le fait que l'on confonde maintenant règles du jeu et lois de la vie en société a donc une signification très précise; il est la confirmation par le langage courant de l'impossibilité dans laquelle nous sommes, ou nous croyons être, de rattacher les lois à une réalité transcendante qui leur conférerait le poids de la nécessité et l'autorité des choses objectives.

À cause de la même impossibilité, il n'est plus question d'exhorter les hommes au devoir mais de les inviter à entrer dans le jeu. Les difficultés commencent ici. Si je ne veux pas jouer le jeu qu'on me propose, qui aura le droit de m'en faire reproche? La majorité? Mais qui me prouvera que le jeu de la majorité est préférable au mien, qui me démontrera que les dames valent mieux que les échecs?

On devra me permettre de troubler la fête, accepter que je triche, ou me contraindre à entrer dans la ronde. La société qui choisit d'être une maison de jeu choisit en même temps d'être une maison de dupes et un bagne.

À noter cependant ces évidences : du fait que la force est du côté de la majorité, on ne peut pas déduire que l'esprit soit du côté de toute minorité; de ce que la raison du grand nombre n'est pas toujours la meilleure, il ne s'ensuit pas nécessairement que la raison du petit nombre soit toujours raisonnable. Il y a des êtres marginaux qui sont plus « masse » que la masse elle-même.

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César comédien

En débarquant sur la terre d'Afrique, pendant sa campagne contre le parti de Pompée, César tomba face contre terre, victime, disent les historiens, d'une crise d'épilepsie. Un mouvement de frayeur s'empara aussitôt des légions. César le sentit. il fit le geste d'embrasser le sol, se releva et, avec un parfait naturel, s'exclama : «Terre d'Afrique, je te possède ! » Et la frayeur des troupes se transforma en courage.

Nous voyons là trois choses qui semblent n'en faire qu'une; l'essence de la comédie, la liberté suprême et la maîtrise de soi élevée jusqu'au génie.

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L'action indirecte

On a cru longtemps que l'art était religieux dans son essence; on croit désormais qu'il est social. Et c'est pourquoi, sans doute, on retrouve tant de tempéraments artistiques égarés en politique et tant de politique égarée dans les oeuvres d'art.

Mais si l'engagement tient lieu d'inspiration, de quoi s'inspirera-t-il lui-même. Si Vermeer descend dans la rue, qui donnera à votre sensibilité cette béatitude qui prépare les pensées et les actions justes. Si Verlaine entre dans la mêlée, qui pourra vous assagir en vous disant :

Hélas! on se prend toujours au désir
Qu'on a d'être heureux, malgré la saison.

Qui connaît, d'une façon précise, le lent et douloureux travail qui doit s'accomplir dans l'âme pour qu'une seule action juste devienne possible! Qui sait si, dans ce travail mystérieux, la part des purs chefs-d'oeuvre n'est pas la plus importante? Qui pourrait nier que, tout compte fait, ce qui élève l'esprit est plus efficace que ce qui soulève les foules?

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Mauvais joueur

Celui qui se sent humilié par les coups du sort, par la faute du hasard et qui ensuite s'en prend aux règles du jeu et à ses partenaires plutôt qu'à lui-même. Le mauvais joueur serait-il un révolutionnaire?

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Les trois Nixon contre les trois Brejnev ou la guerre jouée

Essayons de penser l'impensable : le président Nixon et son homologue soviétique faisant, après entente, une confession publique; reconnaissant que l'homme n'est pas fondamentalement bon en Amérique du Nord, que la révolution ne l'a pas rendu meilleur de l'autre côté du rideau de fer, et qu'en conséquence il est plus sage de composer les forces opposées que de compter sur leur disparition spontanée; prenant la résolution de bannir de leur vocabulaire tous les euphémismes hypocrites qui le caractérise, de ne plus parler de coexistence pacifique ni d'entreprises de pacification pour désigner la guerre froide ou la guerre coloniale; avouant que leurs peuples respectifs sont animés d'un désir de puissance qu'aucun discours pacifiste ne parviendra jamais à éteindre; admettant que les hommes n'ont guère changé depuis le jour où Thucydide écrivait : « On doit louer ceux qui tout en obéissant à la nature humaine, qui veut qu'on impose sa domination aux autres, n'usent pas néanmoins de tous les droits que leur confère leur puissance du moment »; mettant à profit les témoignages de ce genre pour éviter de dériver, par une résignation prématurée, vers une guerre totale; osant enfin croire qu'entre l'illusion et le fatalisme, qui conduiraient tous deux au
même résultat catastrophique, il existe un juste milieu : la guerre réglementée ou jouée.

On se plaît à imaginer la suite. Messieurs Nixon et Brejnev s'inspireraient de la tradition du duel et prendraient exemple sur l'époque où le roi d'Angleterre faisait une guerre propre à son cousin le roi de France. Au lieu de faire de la guerre le mal absolu pour ensuite, en se retournant, en rejeter tout le fardeau sur des peuples innocents, ils la considéreraient comme la règle ultime du jeu politique. Chaque fois que leurs négociations au sujet du partage d'une colonie aboutiraient à une impasse, ils ouvriraient officiellement les hostilités et s'entendraient sur le choix du terrain, des armes et des troupes. Le terrain serait de préférence une zone inhabitée située sur leurs territoires; les armes seraient conventionnelles; les combattants seraient des volontaires ayant suffisamment de privilèges pour assurer la sécurité de leur famille.

On croit rêver. On rêve en fait. Et pourtant, il ne s'agit pas d'un vague projet d'avenir, mais d'une remémoration. Les cités grecques et les nations chrétiennes nous ont laissé de nombreux exemples de guerres réglementées. Comment expliquer qu'on semble avoir perdu jusqu'au souvenir de ces guerres? Nous sommes dans une civilisation où le réel dépasse la fiction. Comment comprendre que dans une telle civilisation le possible soit devenu rêve? Où se cache parmi toutes nos sciences cette raison qui triomphait parfois, parce qu'elle n'avait aucune illusion sur elle-même, ce bon sens qui faisait dire à Lord Acton : « Le meilleur moyen de faire de la terre un enfer, c'est de vouloir en faire un paradis » ?

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Flucht in die Arbeit (la fuite dans le travail)

Quelle sagesse dans la genèse! Il faut garder le sentiment qu'on est esclave quand on travaille, éviter d'idéaliser la sueur. Sans ce vieux fond de méfiance, le travail est la pire des perversions : il cumule les inconvénients du vice et ceux de la vertu; il distille l'oubli et donne en même temps bonne conscience; il ajoute Harpagon à Tartuffe.

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Confidence à propos de la participation

N'osant pas vous inviter à participer à notre savoir, pour la raison que vous devinez, nous vous invitons à participer à notre pouvoir. Sachez bien cependant que si notre savoir est dérisoire, notre pouvoir ne peut que l'être davantage.

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Patience

Ces heures qui te semblaient vides
Et perdues pour l'univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts
(...)

Patience, patience,
Patience dans l'Azur.
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr!
(Valéry)

Réapprendre à ne rien faire, à laisser nos facultés jouer librement leur jeu, à permettre aux êtres, aux choses et aux souvenirs de faire leur oeuvre en nous. Mettre la volonté au repos. Attendre. Cette passivité attentive est la condition de la créativité, dans le travail comme dans l'art, parce qu'elle se situe au pôle opposé de la vie.

Il existe une autre passivité, qui nous est hélas! plus familière la passivité trépidante du téléspectateur. Cette passivité est à la fois une caricature de l'action et une caricature de la contemplation. Elle est la confusion de deux extrêmes qui n'existent plus séparément. Au lieu de se transformer en son contraire, selon le rythme vital, elle se prolonge sous forme d'agitation. L'agitation, à son tour, la rend nécessaire et ce processus unidimensionnel est sans fin ...

De là, la prolifération de ces ersatz de la créativité qui nous affligent tous : ivresse du surmenage, psychose du changement, complaisance morbide dans le faux tragique et autres comportements étranges auxquels peut donner lieu le principe de plaisir lorsqu'il en est réduit à s'exprimer dans le domaine du principe de la réalité.

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Jouer le jeu

Le grand art est né de la perspective. On peut dire aussi que l'art de vivre repose sur la perspective. Il faut fuir à l'infini pour pouvoir donner à chaque chose la place qui lui convient.

Dans la vie, les points de fuite, ce sont les rayons qui émanent du lieu situé à l'infini de notre désir et atteignent notre oeil à travers l'épaisseur du réel; ce sont les moments de grâce, de transparence, de parfaite intimité, qui sont aussi des moments de désespoir à l'égard de tout ce qui n'est pas eux.

C'est au fond de ce désespoir que l'on trouve, ainsi que Platon nous le laisse deviner dans la septième lettre,2 la liberté inaliénable, laquelle repose sur la certitude qu'il faut agir sans croire au résultat pour payer le privilège de ne pas être détruit par l'échec.

Jouer le jeu! Marc-Aurèle acceptant de jouer le rôle de Dieu et de faire la guerre pour défendre un royaume qui n'était pas le sien!

C'est ainsi que jusqu'à maintenant, les hommes ont échappé à l'univers unidimensionnel. En désirant des moments de transparence et en créant autour d'eux une zone réservée, destinée à les protéger et à les prolonger.

Il faut être armé de cette intimité à la fois spirituelle et matérielle pour ne pas perdre toute identité et toute sérénité au contact des bruits et des fureurs de la place publique. L'altruisme qui n'est pas fécondé par cet égoïsme n'est qu'une effusion du néant.


Notes :

1) Thucydide, La Guerre du Péloponnèse. Paris, Garnier-Flammarion, 1966,p. 172.
2) Là où Platon nous dit que nul homme sérieux ne parle sérieusement des choses sérieuses, où il a ce propos malicieux au sujet du législateur qui prend ses lois écrites au sérieux : « alors, oui, c'est donc que, non point les Dieux, mais les mortels, lui ont eux-mêmes complètement ruiné l'esprit ». Platon, Septième Lettre. Coll. « La Pléiade ». Paris, Gallimard, 1950, 1,11, p. 1213.

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