La compassion et l'hospitalité dans l'oeuvre d'Homère

Jacques Dufresne

Dans la société que décrit Homère, celle du XIIe siècle avant Jésus-Christ, deux choses préfigurent et préparent la démocratie qui apparaîtra sept siècles plus tard: la liberté de parole et un souci de l'autre prenant la forme tantôt de l'hospitalité, tantôt de la compassion.
Extrait de La démocratie athénienne, miroir de la nôtre.

Le souci de l'autre se traduit par la philia (amitié, solidarité) dont parlera Aristote. «La philia, quel que soit l'équivalent français adopté, c'est la réserve de chaleur humaine, d'affectivité, d'élan et de générosité (au-delà de la froide impartialité et de la stricte justice ou de l'équité) qui nourrit et stimule le compagnonnage humain au sein de la Cité: et cela à travers les fêtes, les plaisirs et les jeux comme à travers les épreuves. La philia, c'est aussi le sentiment désintéressé qui rend possible de concilier, comme le veut Aristote, la propriété privée des biens et l'usage en commun de ses fruits, conformément au proverbe - repris par l'auteur de la Politique à l'appui de sa thèse opposée à Platon — qu'entre amis "tout est commun"». (J.-Jacques Chevallier, Histoire de la pensée politique, Tome 1, Payot, Paris 1979.)

La compassion
L'Iliade raconte la guerre de Troie. Le récit d'une guerre est une chose banale et en tant que telle l'Iliade est pour bien des gens moins captivante qu'un bon film sur la Guerre de 1939-45. L'indifférence au texte se transforme toutefois en intérêt passionné dès lors que l'on a compris que pour Homère le récit de la guerre, jusque dans ses moindres péripéties, est avant tout une occasion de faire au monde la plus précieuse des révélations: un poète bien inspiré, quoiqu'il appartienne à l'un des peuples en guerre, est capable de s'élever au-dessus de la mêlée, affirmant ainsi cette souveraineté de l'intelligence qui est la condition de la souveraineté de la loi qu'on oppose à la force.

Homère est Grec. On s'attend donc à ce que dans ses poèmes épiques, il prenne le parti des Grecs. Les épopées sont généralement des chants patriotiques.

Or, dans l'Iliade, un même soleil rayonne sur les Grecs et sur les Troyens. L'auteur témoigne de la même compassion pour les uns et pour les autres. «Ils gisaient, aux vautours beaucoup plus chers qu'à leurs épouses», dit-il d'Hector et des autres guerriers troyens morts ou blessés. En guise de dernier adieu à sa femme, Andromaque, Hector remet leur fils dans ses bras; «elle le reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs.»

Mais, peu après avoir tué Hector et d'autres Troyens, Achille perd son meilleur ami, Patrocle et c'est lui désormais qui inspire de la compassion: «Mais Achille pleurait, songeant au compagnon bien-aimé; le sommeil ne le prit pas, qui dompte tout; il se retournait, çà et là...»

Nous sommes ici à la source où le mot humain prend son sens. À certains moments, aussi rares que merveilleux, les ennemis se réconcilient dans une admiration réciproque. Hector vient de mourir sous les coups d'Achille, mais ce dernier demeure un être humain aux yeux de Priam, le père d'Hector: Quand le désir de boire et de manger fut apaisé,
Alors le Dardanien Priam se prit à admirer Achille,
Comme il était grand et beau; il avait le visage d'un dieu.
Et à son tour le Dardanien Priam fut admiré d'Achille
Qui regardait son beau visage et qui écoutait sa parole.
Et lorsqu'ils se furent rassasiés de s'être contemplés l'un l'autre...
Dans toutes les situations d'où nous viennent la plupart de nos malheurs — conflits raciaux ou passionnels, tensions sociales — l'intelligence s'identifie entièrement à la tendance naturelle: détester celui qui est trop différent. Dans toutes ces situations également, le salut vient de ce que l'intelligence se détache de la tendance naturelle pour s'élever au-dessus de la mêlée. Par là, elle accède à l'universel. Le règne de la force est suspendu. L'espoir est permis.

«L'Illiade, écrira Simone Weil, est une chose miraculeuse. L'amertume y porte sur la seule juste cause d'amertume, la subordination de l'âme humaine à la force, c'est-à-dire, en fin de compte, à la matière. Cette subordination est la même chez tous les mortels quoique l'âme la porte diversement selon les degrés de vertu. Nul dans l'Iliade n'y est soustrait, de même que nul n'y est soustrait sur terre. Nul de ceux qui y succombent n'est regardé de ce fait comme méprisable. Tout ce qui, à l'intérieur de l'âme et dans les relations humaines, échappe à l'empire de la force, est aimé, mais aimé douloureusement, à cause du danger de destruction continuellement suspendu. Tel est l'esprit de la seule épopée véritable que possède l'Occident.» (La Source grecque, Simone Weil, Collection Gallimard, Paris, 1953.)


L'hospitalité
Si l'Illiade est le poème où le coeur et l'intelligence s'élèvent, unis dans la compassion au-dessus de la mêlée guerrière, l'Odyssée est le poème où l'on voit le même miracle s'accomplir dans la vie quotidienne, sous la forme de l'hospitalité. Ulysse était l'un des rois grecs qui avaient participé à la guerre de Troie; l'Odyssée raconte les péripéties de son voyage de retour vers son royaume, l'île d'Ithaque et vers sa fidèle épouse Pénélope qui l'attend entourée de prétendants — au trône... et au lit — du maître absent.

Dans les pays de vieille chrétienté, on se souvient de ces mendiants que l'on traitait avec égards, jusqu'à leur offrir une place à la table familiale, parce qu'on voyait en eux des envoyés de Dieu, sinon Dieu lui-même sous la forme d'un pauvre. Les Grecs du temps d'Homère traitaient les mendiants avec les mêmes égards, pour les mêmes raisons. C'est pourquoi, quand il aborde le pays des Phéaciens, Ulysse croit sage de se déguiser en mendiant avant de pénétrer dans le palais. L'un des invités du roi, Antinoos, l'accueille en ces termes, avant de le frapper avec un tabouret: «Quelle divinité a conduit ici cette peste, ce fléau des repas? Tiens-toi au milieu, loin de ma table [...]». Ce n'est toutefois pas le mendiant, c'est Antinoos qui encourt le reproche général: «Tu as eu tort de frapper un malheureux mendiant, ô homme pernicieux; peut-être est-ce quelque dieu venu du ciel. Les Immortels parcourent les villes sous les traits des étrangers; ils prennent des formes nombreuses afin de connaître par eux-mêmes la violence ou la justice des hommes.»

C'est aussi du statut sacré de l'étranger que se réclame Ulysse lorsqu'il s'adresse au Cyclope: Nous voici donc à tes genoux dans l'espoir que tu nous accueilles et que, de plus, tu nous fasses un don, selon la coutume des hôtes [...] Zeus défend l'étranger comme le suppliant, il est l'hospitalier, l'ami des hôtes respectables!
À ces mots, il [Polyphème] répliqua aussitôt d'un coeur cruel: «Il faut que tu sois bien sot ou que tu viennes de fort loin pour me demander de craindre et de respecter les dieux!»

Après que le Cyclope eût mangé certains des compagnons d'Ulysse, ce dernier put lui lancer de son bateau: Ce n'étaient pas les compagnons d'un lâche, Polyphème, que tu mangeas par violence au fond de ton antre! Tu n'auras pas tardé à payer le prix de tes crimes, cruel qui ne craint pas de dévorer des hôtes en ta maison! Zeus et les autres dieux t'en ont châtié!
Dans la Grèce antique, l'étranger n'avait toutefois pas l'ensemble des droits que lui confèrent les droits de l'homme dans les démocraties contemporaines. Les égards qu'on avait pour lui ne lui étaient pas dus parce qu'il était un être humain, ils étaient plutôt un hommage que l'on rendait aux dieux.

L'hospitalité moderne paraît préférable à la mentalité ancienne, en raison de son caractère légitime et universel, mais dans quelle mesure peut-elle devenir réalité là où les hôtes ont perdu tout sens du sacré?

Le souci de l'autre est parfois si vrai, si émouvant dans l'Odyssée qu'on en acquiert la conviction que l'homme ne peut que descendre au-dessous de lui-même en perdant sa dimension religieuse.

Quand il rentre chez lui, Ulysse se déguise de nouveau en mendiant, cette fois pour mettre les siens à l'épreuve, pour s'assurer qu'il est l'objet d'un amour inconditionnel. Nos pauvres amours sont presque toujours secrètement malheureuses justement parce que nous ne savons pas si on nous aimera encore quand nous aurons perdu tel ou tel avantage extérieur. D'où l'importance dans le patrimoine universel, de contes comme La Belle et la Bête ou comme Cendrillon, où l'amour subit l'épreuve de l'apparence misérable.

Dans l'Odyssée, Homère se hisse à ce niveau d'inspiration. Rien n'est plus touchant que l'accueil de son vieil ami, le porcher Eumée, lequel le reconnaît sans le reconnaître: Étranger, je n'ai pas le droit, quand même viendrait quelqu'un de plus misérable que toi, de manquer de respect envers un hôte. Ils sont tous envoyés par Zeus, étrangers et mendiants. [...] Ah! celui dont les dieux ont empêché le retour, celui-là m'aurait aimé avec sollicitude.
Notons au passage la qualité des rapports sociaux dans cette Grèce homérique, gouvernée par des rois civilisés. Le souci de l'autre s'étend chez Ulysse jusqu'aux bêtes, jusqu'à son chien Argos qui meurt de joie en le revoyant: Quant au chien Argos, la mort noire le prit dès qu'il eût revu son maître.
Quand le souci de l'autre a pour objet la belle Nausicaa, fille du roi des Phéaciens, l'art, si difficile pour l'homme, de dire son désir en le sublimant, reçoit sa forme universelle.

Quel est le sort du mendiant quand l'État ne le traite
plus en homme et quand les hommes ne voient plus de dieu en lui?
Après un naufrage, Ulysse est venu s'échouer sur une plage où, couvert de feuilles, il refait ses forces en dormant. Nausicaa s'approche de cette plage, avec ses servantes pour y faire la lessive et y jouer à la balle. Leurs cris réveillent Ulysse: Et ne sachant que faire en sa pensée et en son coeur, il se dressa.
«Hélas! en quel pays, chez quels mortels me voilà revenu?
Suis-je chez des sauvages, des hommes féroces et injustes parvenu?
Ou chez des gens qui respectent les dieux et qui aiment les hôtes qu'ils accueillent?
Ce que j'entends est-ce que ce sont des fraîches voix de filles?»
Voici comment cet homme, réduit par le malheur à l'état végétal, entre dans les grâces de la belle qui l'a réveillé par son chant: Mais allons, il faut tâcher de voir les choses de mes yeux!
Ainsi dit le divin Ulysse, et il émergea des broussailles. Dans la verdure épaisse sa forte main cassa un rameau couvert de feuillage, afin qu'il puisse en voiler sa virilité.
Ulysse appartient encore au monde végétal, dans son ascension vers l'humanité... et l'aménité; il deviendra d'abord animal: Puis il sortit, de même qu'un lion des bois, à sa propre force confié,
S'en va à travers la pluie et le vent, et ses yeux sont remplis de feu,
Il se jette sur les moutons et sur les boeufs,
Il court forcer les daims sauvages, et son ventre lui ordonne
D'aller attraper les troupeaux jusque dans la ferme dont les murailles sont bonnes.
De même s'avançait Ulysse au milieu des filles bien bouclées.
Et cependant il était nu, mais c'était la nécessité qui le poussait.»
Nausicaa devine l'homme dans cette brute, peut-être le fait-elle naître par son regard? Ses servantes sont effrayées, elle est attendrie:
«Alors leur apparut cette forme souillée et abîmée par la mer,
Et du coup elles se mirent à courir éperdues jusqu'au bord de la mer.
Seule ne bougea pas la fille d'Alkinoos, car Athéna
Lui mettait dans le coeur cette audace, et ses membres de peur ne tremblaient pas.
Elle était debout, elle faisait face, et Ulysse réfléchissait.»
Ulysse réfléchissait! C'est ainsi qu'un homme emporté devint un être suppliant:
«Irait-il toucher en l'implorant les genoux de cette fille au visage plein d'attraits?
Ou bien sans plus avancer, ne devait-il la supplier que par des mots bien plaisants,
Pour qu'elle indiquât le chemin de la ville et lui fît donner des vêtements?
Il pensa, tout pesé, qu'il valait mieux ne pas s'approcher
Et seulement avec des mots plaisants la supplier.
Et il commença aussitôt cette plaisante et habile prière...
Et voici comment, d'Ulysse à Tristan, de Tristan à Roméo, de Roméo à Cyrano, l'homme civilisé dit son désir. Le ton varie selon les époques. L'hésitation admirative et respectueuse demeure: «Reine, je suis à tes genoux, que tu sois déesse ou mortelle.
Si tu es déesse, chez les dieux qui habitent les champs du ciel,
Tu dois être Artémis, la fille de Zeus tout-puissant:
La taille, la beauté, l'allure, tout me paraît ressemblant.
Si tu es mortelle, chez les hommes qui habitent la terre,
Mes yeux n'ont jamais vu de créature dont ils fussent pareillement éblouis,
Ni chez les dieux, ni chez les hommes et ta beauté me confond.»
Nausicaa à son tour est associée au végétal, mais pour en être glorifiée:
«À Délos autrefois, auprès de l'autel d'Apollon
J'ai vu quelque chose de pareil, une jeune pousse de palmier qui montait vers le ciel.
Et en voyant ce palmier, je demeurai dans l'extase.
Car jamais une lance pareille n'était montée de la terre
Et de même aujourd'hui ô femme, je suis dans l'extase et je te considère.
Mais j'ai terriblement peur de prendre tes genoux, vois comme ma peine est malheureuse!»
La beauté de Nausicaa et la raison d'Ulysse ont fait leur oeuvre: l'animal est devenu homme, l'homme est devenu un suppliant. Cette scène donne le ton de la façon dont Ulysse sera traité ensuite par ses hôtes. Une relation infiniment pudique se noue entre l'étranger et la jeune princesse. «Il faut, dira Nietzsche, quitter la vie comme Ulysse quitta Nausicaa, en la bénissant et non amoureux d'elle.» Cette évocation de la civilité en amour est plus qu'une plaisante digression dans un ouvrage sur la démocratie. Le souci de l'autre est l'âme de cette forme de gouvernement. Si, là où il revêt la plus grande importance, dans l'amour, dans l'amitié ou dans les liens familiaux, le souci de l'autre est violent, ou muet, ce qui revient au même pour un Grec; ou si, tout en demeurant muet, il est inhibé jusqu'à la fuite, c'est signe que la société est malade et que, faute de trouver un remède intérieur à son mal, elle sera bientôt incapable de justice et de liberté, quelles que soient les règles de droit qu'elle se donne pour se guérir de l'extérieur.

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Présentation de l'Odysséed'Homère dans l'Anthologie de la poésie grecque(Paris, Stock, 1950)

L'Iliade

Robert Brasillach

Présentation de l'Iliade d'Homère dans l'Anthologie de la poésie grecque.

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