Charte des obligations

Al Etmanski

Travaillant en étroite collaboration avec John McKnight, qui se bat depuis trente ans pour l’insertion des handicapés dans la société, Al Etmanski a été également directeur de Association for Community Living, un mouvement lié à l’Institut de McKnight et poursuivant les mêmes buts : faire profiter la société des talents particuliers des personnes handicapées et les y intégrer de cette manière positive. Cet article résume de façon succinte le contenu du livre A Good Life que Al Etmanski doit publier prochainement.

« En ne mettant l’accent, comme notre époque l’a fait, que sur la Charte des droits, on a laissé de côté la moitié de l’équation : les devoirs et obligations auxquels correspondent les droits. Dans le cas des handicapés, l’accent mis sur leurs droits a certes amené d’importants progrès: désinstitutionnalisation, accès à certains emplois, amélioration des conditions matérielles: appartements équipés, véhicules spécialisés, fauteuils roulants motorisés, rampes, systèmes sanitaires adéquats, etc.

Mais au moment où d’autres besoins doivent être comblés, on peut se demander si une Charte des obligations ne pourrait pas avantageusement compléter la Charte des droits.
Le projet de Charte des obligations que voici m’a été inspiré par la sagesse et les réflexions de certains handicapés avec qui je suis en contact, dont Judith Snow, et par des penseurs de notre époque, dont la philosophe Simone Weil qui, la première, a créé une Charte des obligations pour contrebalancer la Charte des droits et libertés.

Voici donc la Charte des obligations que j’ai conçue; elle s’adresse à tous les êtres humains sans discrimination :
Pour participer à la vie de ma communauté, je suis obligé :

1. D’être présent et disponible
2. De m’émerveiller devant l’ordinaire et de voir la beauté partout où elle se trouve
3. D’écouter en silence et avec une grande attention
4. De servir avec douceur et respect
5. D’éduquer avec bonté et curiosité
6. De rire et jouer avec enthousiasme et humour
7. De rectifier l’injustice et faire apparaître la vérité
8. D’accepter mes faiblesses, mes imperfections et celles des autres
9. D’éviter la paresse et de peiner avec amour
10. D’embrasser la vie le cœur grand ouvert
11. De semer les graines de la tendresse
12. De construire une maison hospitalière et accueillante
13. De tendre vers la perfection
14. De pardonner avec grâce
15. De caresser des rêves audacieux.

Je m’arrêterai au don de la présence. Le simple fait d’être présent, d’être là, crée une communion ou établit une relation. L’échange peut prendre toutes sortes de formes qui vont de la poignée de main à une promenade, du silence partagé à une conversation inspirée, de la rencontre amoureuse, au baiser dans la nuit. Toutes choses qui ne se seraient pas produites sans votre présence à vous.

Peut-être pourrions-nous aussi établir une Charte des dons, des talents des individus, et particulièrement de ceux qu’on met sur une voie d’évitement en leur collant l’étiquette de handicapés. Croire que chaque être humain possède un talent unique, c’est croire en l’essence même de l’humanité. Les humains sont des sujets et non des objets. Être un sujet, c’est être en relation avec le monde, pouvoir y apporter sa contribution, y faire reconnaître son talent. Mais malheureusement pour encore trop de gens, les personnes atteintes d’une infirmité apparaissent comme des objets qui ne peuvent pas faire les choses par eux-mêmes et qu’on peut déplacer à volonté. Dans notre façon de leur venir en aide, il n’y a pas de place pour leurs contributions, leurs désirs ou leurs talents.

De nombreux programmes sociaux ont leur fondement dans cette fausse conception des handicapés. Pourtant, comme les êtres dits normaux, ils ont le désir de faire valoir leurs talents et de se rendre utiles à leur communauté. Ils veulent que cette expression d’eux-mêmes soit reconnue puisqu’elle est l’expression de leur humanité. “Être, disait un philosophe du XVIIIe siècle, George Berkeley, c’est être perçu.”

Nous sommes d’avis que toutes les discussions concernant la contribution des handicapés à la société, de même que celle de tous les citoyens, devraient prendre en compte cette Charte des obligations. La compassion, la charité, la sympathie ne suffisent pas. L’État providence non plus. Les programmes sociaux du gouvernement sont les derniers à être mis en place, les premiers à être coupés. Nous prédisons que c’est par cette conception de la citoyenneté qu’il y aura un progrès réel dans le grand mouvement de totale participation des citoyens à la vie sociale et communautaire.

Si, comme seule contribution des handicapés à la société, nous nous donnons comme but la défense de leurs droits, nous exclurons ou limiterons énormément la participation de nos amis et de nos proches atteints d’une infirmité. Car, comme première conséquence, nous nous dirons que leur présence ne nous concerne pas : “Je n’ai aucune raison de m’impliquer puisque leurs droits sont légalement protégés.”

En second lieu, nous risquons de nous retrouver dans un système analogue à l’ancien système en mettant leurs besoins dans une catégorie spéciale.

Troisièmement, la perte du sentiment de responsabilité risque d’aboutir à notre propre exclusion du système social dont nous serons devenus des membres inutiles.

Enfin, lorsque les droits auront triomphé, le défenseur de ces droits n’aura plus aucune raison de continuer sa relation avec la personne handicapée pour laquelle il se battait. Simone Weil fait observer que les droits sont relatifs mais que les obligations sont absolues. En étant astreints aux mêmes devoirs en tant que citoyens, les handicapés et les autres personnes ont un terrain commun où se rejoindre.

Nous pensons donc que les infirmes ont des obligations au même titre que les autres et doivent être encouragés à contribuer à la société. À cause également de leurs dons particuliers, nous pensons qu’ils sont une ressource sous utilisée. Si nos communautés sont aussi atteintes qu’on le dit, et je fais partie de ceux qui le disent, elles ne peuvent pas se permettre de perdre une seule ressource. Mais si la discussion porte sur l’idée de la contribution de citoyens ayant des obligations, il est alors possible d’établir les domaines où les handicapés pourraient apporter une contribution réellement efficace à la communauté. Or cette idée se répand à toute allure et nous concerne tous. Ne faisons pas l’autruche : les devoirs et obligations de tous les citoyens sont une part importante de la vitalité d’une communauté.
Dans les anciennes sociétés, les contributions de chacun étaient spontanées : il n’y a qu’à penser aux corvées : c’est un groupe de voisins et de parents qui construisaient la grange et ce sont les femmes du voisinage également qui se réunissaient pour piquer les courtes-pointes? Les raisons d’aider étaient implicites : “Je pourrais avoir besoin de votre aide un jour?” Mais la société actuelle enregistre les crédits ouverts par les citoyens dans la banque de la réciprocité. Si notre compte penche du côté du débit, le livre de banque le montre. Il montre comment des handicapés sont éligibles ou non éligibles au soutien financier de l’État. On peut avoir à l’esprit plusieurs groupes qui reçoivent des fonds du gouvernement, sans qu’ils soient remis en question ou critiqués, parce qu’ils sont perçus comme contribuant à l’économie du pays. Mais les bilans de l’État suscitent des discussions lorsque sont en cause la rareté de certaines ressources médicales, la productivité, l’accès à des traitements médicaux, l’éducation, etc. Et la nouvelle équation portant sur la non éligibilité montre à la page 00 du classeur ce qu’il advient lorsque les contributions de nos amis et parents handicapés ne sont pas prises en compte dans cette comptabilité non écrite.

Voilà notre premier défi : empêcher que nos parents soient jugés indignes de faire partie de la société. La conséquence d’un tel jugement, c’est l’exclusion, la ségrégation, ou pire encore, une froide attention purement formaliste. Et il est hélas! trop facile d’établir une équation entre “être incapable de” et “être indigne de”. Ceux qui méprisent leurs semblables parce qu’ils sont différents d’eux font souvent cette équation pour justifier leurs jugements.

Je terminerai avec cette question de la différence? Elle est créatrice de sens. Si nous nous ressemblions tous, il n’y aurait plus dans les rapports humains ni mystère, ni désir, ni attente, ni émerveillement, ni inspiration, in enchantement. La variété est le sel de la vie. Judith Snow a décrit cette variété avec beaucoup d’humour : “Pensons à ces innombrables sonnets, chansons et poèmes qui ont pour thème les yeux de l’être aimé. Et pensons par la suite aux optométristes, opticiens, dessinateurs et vendeurs de lunettes; toutes ces carrières, ces vies, ces réputations, ces industries fondées sur l’incroyable diversité de l’œil humain. Vous pouvez déduire le reste : chacun est différent d’autrui de milliers de façons. Chaque personne est un faisceau de dons incommensurables à cause de cette différenciation.” »

(Extrait de son livre récent, What’s Really Worth Doing) .

Adaptation : Hélène Laberge

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