Gnose et transhumanisme

Jacques Dufresne


La philosophie transhumaniste est dualiste. L’homme machine qu'elle annonce étant d’origine cartésienne, c’est au dualisme cartésien âme/corps qu'on l’associe d’abord; mais à cause du mépris de la chair qui l’imprègnent certains, dont Slavoj Zizek et Harmut Boehme, l’ont rattaché à la gnose, une hérésie du début de la chrétienté apparentée au manichéisme et au catharisme.

« Les prophètes, Marvin Minsky et Hans Moravec par exemple sont gnostiques, écrit Boehme;  ils veulent  surmonter le monde de la matière et de la corporéité  dans le but de créer une sphère de l’esprit. Certes il faut sacrifier le corps humain, ce tas de terre,  ce sac d’entrailles, mais on peut le faire le cœur léger car la terre et le corps sont marqués au fer de la perdition ». Source1

Dans son traité sur le cybersexe de l’avenir, le Finlandais Hannu Eerikaïnen interprète même l’ensemble du discours cyber comme un appel au dépassement total du corps. « Le grand message du discours cyber c’est que nous vivons dans une cyberculture nous donnant le pouvoir de nous élever jusqu’au cyberespace où nous pouvons surfer librement, débarrassé des contraintes de la corporéité et de la matière, au stade primale de la matrice, dans la pure vitualité. 2

Ce dépassement de la matière et de la chair n’implique toutefois pas un renoncement à la sexualité, elle n’en sera que plus exquise prédisent Hans Moravec et Ray Kurzweil :  « Du sexe! Et pas seulement du bon sexe! Du sexe incroyable : sans sida, sans grossesses non désirées et sans amants jaloux à l’horizon ».3 Incroyable en effet!

Du sexe entre corps ressuscités! Si Moravec et Kurzweil ont résolument tourné le dos à la religion, du moins est-ce l’image qu'ils ont d’eux-mêmes,  il existe aussi des transhumanistes chrétiens, teilhardiens tout au moins.  Frank Tipler, auteur The Physics of Immortality : Modern Cosmology, God and the Resurrection of the Dead,  en est un : « Tripler est convaincu que l’univers est un système fermé et qu’il va se terminer au point oméga. Entre temps la vie intelligente  –entendons l’humanité et sa progéniture virtuelle – devra acquérir le contrôle de tout l’univers, cependant que la quantité totale d’information produite par les êtres vivants  tendra vers l’infini. Quand le soleil implosera  dans cinq milliards d’années environ, la seule chance de survie se trouve dans une existence purement virtuelle de l’espèce humaine dans des ordinateurs géants. Tipler identifie le point Oméga à Dieu ».

De nombreux croyants,  dans la Russie de Dostoievski en particulier, ont préféré devenir athées, plutôt que de voir en Dieu le responsable du mal. Devant le même problème, les gnostiques ont préféré adhérer à une idée qui avaient des racines profondes dans le monde méditerranéen : celle d’un Dieu créateur distinct du Dieu pur et lointain seul digne de leur adoration. La matière dans son ensemble, œuvre du Dieu créateur, devenait ainsi sinon le mal lui-même du moins sa cause. Le corps humain, étant lui-même partie de la matière, devenait objet de mépris. L’âme de son côté, une étincelle divine au cœur de la chair humaine,  était consubstantielle à Dieu et son salut consistait à retourner à sa source divine par la connaissance, la gnose. Le mot gnosis en grec signifie connaissance.

Si pour expliquer le transhumanisme on remonte à Norbert Wiener et aux fondements de la cybernétique, on peut voir un lien qui le relie au problème du mal et par là au gnosticisme. Le mal ayant dépassé la mesure en Allemagne pendant la guerre de 1939-45, Norbert Wiener, au lieu de l’attribuer à un créateur mauvais, a cru qu'il était si solidement enraciné dans la matière et la vie que la seule façon d’en limiter les effets était de contrôler les hommes,( au risque de les réduire à l’état de machine), au point d’empêcher leurs mauvais instincts de se manifester. Refaire l’humanité pour la rendre meilleure, ce sera l’essentiel du programme transhumaniste. Mais qui le refera et selon quel critère? Cette question nous renvoie au Meilleur des mondes.

Cela dit, gardons-nous bien de pousser trop loin le rapprochement entre la gnose et le transhumanisme pour ce qui est de la question du salut. La gnose est le système métaphysique le plus théocentrique que l’homme puisse imaginer et elle a plus de lien avec une tradition mystique qui remonte à Platon qu'avec l’utilitarisme contemporain. Dans le transhumanisme, on se détourne résolument du divin, et si l’on s’éloigne de l’homme ce n’est pas pour le dépasser en direction de sa source divine, c’est pour compléter son humanité naturelle et culturelle par une humanité revue et corrigée par la technoscience.

La réduction du composé humain à la personnalité, celle de la personnalité au cerveau, celle du cerveau à un programme d’ordinateur est le fil conducteur du tranhumanisme. Quand on rapproche cette doctrine de la gnose, on donne à entendre que l’esprit qui est au centre de cette religion peut être assimilé à un programme; il s’agit d’une assimilation sans fondement. Parcelle de divinité égaré dans la matière, l’esprit du gnostique est avant tout un désir d’absolu, dont un programme est incapable par définition.

Le mépris de la chair dans l’un et l’autre cas semble bien être le seul point commun entre la gnose et le transhumanisme, mais même dans ce cas, bien des nuances s’imposent. C’est au millénarisme anglosaxon, lui-même lié au puritanisme qu’il faut d’abord comparer le transhumanisme. Il faut ensuite souligner le fait que s’il existe une certaine ressemblance entre le mépris puritain du corps et celui des gnostiques, il existe aussi de grandes différences. Les cathares étaient des héritiers des gnostiques et leur religion était au cœur de cette civilisation occitanienne qui a donné au monde l’amour courtois. Si l’idéalisation de la femme qui caractérise cet amour s’accompagnait souvent de chasteté, il n’était pas désincarné et pouvait être un amour de la beauté dont un programme d’ordinateur pourrait difficilement être la source et l’objet.

C’est chez Leibniz  que se trouvent les racines les  plus manifestes du transhumanisme. Inventeur du système binaire, puis avec Newton, du calcul intégral et différentiel,  auteur d’une logique formelle qui préfigure la logique de Boole et la machine de Turing, Leibniz est le père de ce formalisme dont l’ordinateur est le chef d’oeuvre.  Au début du XXème siècle, le philosophe Ludwig Klages appelait parfait formaliste, l’homoncule dont il anticipait l’avènement.

Dans On Belief, Zlavoj Zizek, souligne le fait que Leibniz est l’un des philosophes favoris des transhumanistes. Dans son interprétation de ce fait, Zizek met moins l’accent sur le formalisme chez Leibniz que sur les monades.

« Il n’est pas étonnant que Leibniz soit l’un des auteurs le plus souvent cités par les théoriciens du cyberespace : ce qui est réverbéré aujourd’hui ce n’est pas seulement son rêve d’une machine à calculer universelle, mais l’étonnante ressemblance entre sa vision ontologique de la monade et cybercommunauté émergente dans laquelle, contre toute attente, le solipsisme 4 et l’harmonie globale coexistent. Notre immersion dans le cyberespace ne s’accompagne-t-elle pas de notre réduction à une monade qui, bien qu'elle n’ait pas de fenêtre l’ouvrant directement sur la réalité extérieure, reflète en elle-même l’univers entier. Ne sommes-nous pas de plus en plus  des monades sans fenêtres donnant sur la réalité, interagissant seules avec un écran d’ordinateur, en contact uniquement avec les simulacres virtuels, et pourtant immergés plus que jamais dans un réseau global, communiquant dans l’instant avec la terre entière? L’impasse à laquelle Leibniz essaie d’échapper par le recours à la notion d’harmonie préétablie entre les monades, garantie par Dieu la monade suprême, englobant tout, reparaît aujourd’hui sous la forme du problème de la communication : comment chacun d’entre nous sait-il qu'il est en rapport ‘’le réellement autre’’ derrière l’écran et pas seulement avec son simulacre, son spectre même. ».5

1-Boehme, Hartmut (1996): ”Die technische Form Gottes. Ueber die theologischen Implikation von Cyberspace.” In: Praktische Theologie 31/4, p. 257-261

2-Eerikäinen, Hannu (2000): ”Cyberspace – Cyborg – Cybersex. On the Topos of Disembodiment in the Cyber Discourse.” In: Flessner, Bernd (Ed.): Nach dem Menschen. Der Mythos einer zweiten Schoepfung und das Entstehen einer posthumanen Kultur. Freiburg, Rombach, p. 133-179.

3-Moravec, Hans & F. Pohl (1993): ”Souls in Silicon.” In: Omni 16 (11/1993), p. 66-76.

3- Attitude du sujet pensant pour qui sa conscience propre est l'unique réalité, les autres consciences, le monde extérieur n'étant que des représentations.

5-Slavoj Zizek, On Belief, Routledge, New York 2001, p.26

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