Le Frère André et Céline Dion

Jacques Dufresne


À la radio de Radio-Canada, le 15 octobre 2010, en matinée, une journaliste a assimilé le phénomène Frère André au phénomène Céline Dion. L'un et l'autre en effet ont joui, à cent ans d'intervalle, d'une immense popularité au Québec et dans le monde; mais celui en qui l'Église catholique reconnaîtra un saint le 17 octobre 2010 était ainsi réduit à une vedette. Une telle réduction rend-elle compte de la réalité? Un saint n'est-il qu'une vedette du passé, d'avant l'époque des mass médias?

Revenons à ce passé: nous voici au treizième siècle. À l'âge de quatre ans, en 1214, Élisabeth, fille du roi André de Hongrie et descendante de Charlemagne, était déjà à ce point reconnue pour son amour de Dieu que le prince le plus puissant de cette région du monde, le duc Hermann de Thuringe, la choisit comme femme pour son fils et exigea qu'elle vienne vivre à sa cour à Marbourg. Sa réputation devait bientôt atteindre Rome et quand elle mourut à l'âge de vingt-deux ans, toute la chrétienté la pleura. Il n'y avait pourtant personne autour d'elle pour fabriquer son image et la diffuser sur des ondes à la vitesse de la lumière. C'est plutôt la lumière émanant d'elle, diffusée par des lettres et des témoignages, qui atteignit en peu de temps les confins de la chrétienté.

Pour bien comprendre la différence entre la réputation de Céline Dion (ou de quelque autre vedette) et celle d'Élisabeth de Hongrie, on remontera à la distinction que faisait l'historien américain Daniel Boorstin entre le peuple et la masse, dans ce livre qui n'a pas été dépassé: L'image. Le peuple engendre ses héros et ses saints, des agents les fabriquent pour la masse qui les encense sous le nom de vedettes. «Le peuple s'exprimait, et sa voix est encore recueillie par les érudits, les ethnographes et les patriotes. Mais la masse, dans notre univers de diffusion et de circulation massives, est la cible au lieu d'être la flèche. Elle est l'oreille, non la voix. La masse, c'est ce que les autres veulent atteindre par l'écriture, la photo, l'image et le son. Si le peuple créait des héros, la masse ne peut que se mettre en quête de leur présence et de leur voix. Elle attend qu'on lui montre, qu'on lui dise quelque chose. Notre société, à laquelle s'applique si malaisément la notion soviétique de masses, reste cependant gouvernée par notre idée propre de la masse. Le peuple disposait de l'univers qu'il s'était construit: tout un monde de géants et de nains, de magiciens et de sorcières. Les masses vivent dans l'univers imaginaire, mais combien différent, des pseudo-événements. Les mots, les images qui atteignent les masses enlèvent leur magie aux grands noms dans le processus même de leur évocation. » 1

De toute évidence la sainteté d'Élisabeth de Hongrie a été reconnue par le peuple chrétien du Moyen Age européen. De toute évidence également, le destin du Frère André est plus apparenté au sien qu'à celui de Céline Dion. Il est né bien avant l'avènement des mass médias et il avait déjà accompli l'essentiel de son œuvre quand la radio entra dans la vie des Montréalais. Sur le plan de ce qu'on appelle aujourd'hui la communication, il était même désavantagé par rapport à Élisabeth. Elle appartenait à une grande famille, il était l'enfant pauvre et sans prestige, obligé comme tant de nos contemporains de s'exiler dans un pays voisin pour trouver du travail.

Un jour, pendant la messe, elle devait avoir neuf ou dix ans, Élisabeth arracha sa couronne royale pour se rendre plus digne de l'objet de son amour: le Dieu dépouillé de ses vêtements et cloué à une croix. Cela lui valut de sévères remontrances de la duchesse Sophie à qui elle devait respect et obéissance. Le Frère André était né dépouillé, dépouillé de tout prestige et il le resta toute sa vie

Il fut pendant quarante ans le frère portier dans un collège où les pères, les religieux qui étaient aussi prêtres, avaient le monopole du prestige. Dans les collèges de la première moitié du XXe siècle au Québec, le frère portier, c'était l'ignorant bonasse à qui les étudiants en mal de canulars demandaient d'appeler Victor Hugo par le haut parleur, un message qui retentissait dans toute la cour de récréation: Victor Hugo, Hugo Victor est demandé immédiatement au parloir!

On l'aimait pourtant ce frère portier, même quand on semblait ainsi le mépriser. Le Frère André a sûrement été le souffre-douleur de bien des étudiants. Il n'eut pour mériter leur respect et leur confiance et celle de leurs parents que l'arme de la prière, selon son propre témoignage. Son rayonnement fut celui d'une lumière dont il était habité, non l'effet d'un éclairage de scène et de micros tendus vers lui. Et c'est la foi des Québécois de son époque qui vint à la rencontre de cette lumière, comme la foi des hommes du Moyen Age était venue à la rencontre d'Élisabeth.

Nous sommes ici sur le terrain des faits. C'est un fait que le rayonnement du Frère André ne peut s'expliquer de la même manière que celui de Céline Dion. Les mass médias n'ont joué aucun rôle dans le premier cas, dans le second ils ont eu au moins autant d'importance que le talent de la chanteuse. L'amour du Christ chez Élisabeth et le Frère André et la foi du peuple qui les entourait sont-ils des illusions qui ne résistent pas à la critique de la science actuelle? C'est un autre débat dans lequel je ne peux entrer ici. Je dirai seulement: vive l'illusion si le réconfort que tant de bonnes gens ont trouvé auprès du frère André est une illusion. Les mortifications que sainte Élisabeth et le Frère André imposèrent à leur corps furent-elles excessives? Autre débat encore, dans lequel je ne peux entrer, sauf en posant la question: ces mortifications ont-elles réduit leur amour, l'ont-elles rendu amer?

La question des miracles est plus cruciale et je ne veux pas l'esquiver. On peut voir en Dieu un être tout puissant qui se plaît à briser la chaîne des causes naturelles pour orienter le cours des événements dans un sens nouveau et imprévisible et qui, à la guerre, prend parti pour un camp au détriment de l'autre. On ne peut pas, sans porter la contradiction jusqu'au fond de son être, adhérer à la fois à une telle conception de Dieu et vivre parmi les produits de la science et de la technique qui sont autant de preuve de l'universalité des lois de la nature. Si les lois de l'attraction étaient suspendus ne serait-ce qu'un instant, on verrait tous les avions en vol tomber du ciel. Il faut soit renoncer à penser Dieu, soit affirmer qu'il ne fait pas violence aux causes secondes.

On peut aussi voir en lui un être qui ne fait pas violence aux causes secondes, s'est fait pauvre et faible au point d'abandonner sa création à ses propres lois. Homère déjà avait su s'élever jusqu'à ce Dieu qui est au-dessus de la mêlée humaine, qui ne prend parti ni pour les Troyens ni pour les Grecs et qui par l'intermédiaire du poète, témoigne de la même compassion pour les uns et pour les autres quand ils sont frappés par le malheur. Ce soleil brille pour les injustes et les justes et il réchauffe les uns et les autres.

C'est la persistance du dieu interventionniste dans la doctrine et les déclarations officielles de l'Église catholique qui, sur le plan intellectuel, est l'une des principales causes de la désaffection à son endroit, au Québec notamment. Le Frère André ne regretterait-il pas que ses miracles soient devenus une cause de division parmi les siens? Sur lequel de ces deux Dieux le frère André semble-t-il avoir modelé sa vie? De toute évidence, sur le Dieu pauvre et faible. Ce que confirme sa dévotion à saint Joseph. Il était thaumaturge comme malgré lui, sans volonté de puissance.

Il s'est passé bien des choses extraordinaires en présence du Frère André et même dans le prolongement de cette présence. Personne ne peut nier ce fait, mais qu'importe qu'on l'attribue à une intervention directe de Dieu, indigne de Lui, ou à un effet placebo, une guérison spontanée qui frappe l'imagination? La seconde explication est encore plus merveilleuse. Voici un homme, le Frère André, qui est si attentif à l'autre, si touché par son malheur qu'en sa présence cet autre est inondé d'une paix qui rejaillit sur son corps. Quelle belle illustration de l'incarnation, de l'union intime de l'âme et du corps et quelle invitation à l'amour des êtres vulnérables! Nous savons, nous sentons tous que nous devons notre vie, notre santé à ces êtres appelés parents qui ont veillé sur nous avec amour jour après jour. Chez un homme comme le Frère André cet amour atteint un sommet où ses effets sont extrêmes.

Le miracle c'est le saint lui-même, cet être qui, pétri dans l'égocentrisme commun à tous les hommes, en vient à être capable d'une parfaite attention à l'endroit de ceux qui lui ressemblent et de Celui qui le dépasse.

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1-Daniel J.Boorstin, L'image, Union générale des éditeurs, Collection 10/18,  Paris 1971, p.95

 

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