Pour en finir avec de vieilles confusions - Richesse, Misère et Pauvreté dans le Cinéma de Frank Borzage
Frank Borzage (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)
« Heureux les affligés car ils seront consolés »[1]. « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ». « Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer au Royaume des Cieux ». « Beaucoup de premiers seront derniers et de derniers seront premiers »[2]. Il n’est guère que dans le chœur des églises que ces sentences bibliques aient valeur de certitudes. Au-delà, elles ne sont que de beaux discours ou de vains réconforts offerts aux victimes de l’iniquité du monde. Des siècles de sermons et de prêches ont été impuissants à vaincre deux convictions ancestrales : seul le Nanti est enviable ; l’Impécunieux est toujours à plaindre parce qu’il porte, sur son front, le sceau infamant de la Misère.
La principale richesse du Cinéma de Frank Borzage est d’avoir contesté, avec talent, constance et rigueur, ces idées reçues que les faiblesses de l’esprit humain ont changées en paroles d’évangiles. Le réalisateur Américain n’a eu de cesse d’être l’apôtre des petits. Dès les années 1920, âge d’or du muet, il fait parler les plus désargentés de ses contemporains[3]. L’heure suprême (Seventh Heaven) et L’ange de la rue (Street Angel), deux de ses œuvres les plus célébrées, proposent ainsi un portrait retentissant d’égoutiers Parisiens et de saltimbanques Italiens. La sonorisation et la Dépression des années 1930 procurent un nouveau souffle à l’ambition de celui qui, avec John Ford et Raoul Walsh, fut le pilier de la mythique Century Fox. Révolution technologique et paupérisation des masses le confortent en effet dans l’idée qu’il faut, plus que jamais, donner un porte-voix à des humbles en passe de devenir une majorité silencieuse. Ces légions de déshérités, suggère-t-il de drame en mélodrame, de fable en comédie, de film de guerre en film noir, ne méritent ni la honte ni même, la condescendance. Au contraire, leur dignité est supérieure à celle des opulents.
Liliom
Borzage débute cette brillante remise en cause des apparences en se déprenant du naturalisme qui, pourtant, semblait seoir à son sujet. Il n’hésite pas à mettre en scène des univers explicitement idéalisés. Liliom, adaptation d’une pièce Hongroise de Franz Molnar, est à cet égard exemplaire[4]. Son héros, bohème bondissant interprété par Charles Farrell, vit ainsi dans le monde féerique d’une fête foraine. La modeste demeure qu’il partage avec Julie (Rose Hobart), sa compagne, n’a pour meubles que de simples figures géométriques. Reflet de la ville qui l’entoure, elle a été conçue selon les règles du plus pur surréalisme. Ses décors imaginaires annoncent le bidonville étincelant de Ceux de la zone (Man’s Castle), l’un des sommets de la production Hollywoodienne de l’entre-deux guerres. Alors qu’ils ne devraient être que noirceur et tristesse, ils laissent constamment filtrer la lumière de la joie et de l’insouciance. Ce parti pris formel, fondé sur un décalage qui confine à l’onirisme, pourrait générer un funeste défaut de crédibilité. Il est cependant motivé par une considération si pénétrante qu’elle coupe court à tout procès : la Pauvreté est irréductible à la Misère.
Pour soutenir cette thèse, qui contredit hardiment les préjugés de la pensée commune, Frank Borzage loue les vertus insoupçonnées du détachement vis-à-vis des choses matérielles. La force du Pauvre, laisse-t-il entendre avec une remarquable lucidité, réside paradoxalement dans la faiblesse de son patrimoine. Parce qu’il ne possède rien, il vit sans entrave. Liliom et Bill (Spencer Tracy), le clochard en redingote de Ceux de la zone, incarnent à merveille cette extraordinaire liberté. L’un et l’autre ont fait de la marginalité le fer de lance de leur existence[5]. Le premier se contente des maigres revenus que lui rapporte sa profession de bonimenteur de carrousel. Insensible à la nécessité comme au dédain des possédants, il subsiste selon sa seule volonté. Il en apporte la preuve définitive le jour où, las de la jalousie d’une patronne qui l’aime en secret, il renonce à son emploi pour rejoindre Julie, l’élue de son cœur. Bill, son cousin cinématographique, est lui aussi un anarchiste du quotidien. Il n’a que faire des étiquettes, du protocole et plus encore, de ce sacro-saint confort auquel l’individu ordinaire est prêt à tout sacrifier. Rétif au moindre confinement, il habite dans des baraques de fortune où il ne reste jamais plus d’un mois. Il dort à la belle étoile, sous une trappe ouverte dans les tôles ondulées qui lui servent de toit. Il ne peut supporter l’augure de ne plus voir le ciel. Il ne peut tolérer davantage d’être attaché à des murs ou à du mobilier. Aussi, il se tient toujours prêt à sauter dans un train pour découvrir de nouveaux horizons. Ce qu’il répond fièrement à ceux qui lui demandent ce qu’il fait dans la vie a valeur de manifeste existentiel : « Je vis ».
Qu’elle soit le fruit d’un choix philosophique ou d’une simple obligation, cette faculté d’être avant d’avoir est pour Frank Borzage infiniment plus qu’un gage d’indépendance. Elle constitue également la source d’une intarissable générosité. Parce qu’il est démuni par essence, dit l’auteur de Lucky Star avec un sens aigu de l’observation et de la logique, le Pauvre est enclin à tout donner. Frederick Henry (Gary Cooper) et Catherine Barkley (Helen Hayes) en attestent magnifiquement dans L’adieu aux armes (A Farewell to Arms), poignante adaptation du célèbre roman d’Ernest Hemingway. Alors que la Société les considérait comme des sans-grade, l’intrépide Lieutenant et la courageuse infirmière s’engagent volontairement dans l’Armée Italienne et dans la Croix-Rouge internationale. Ils acceptent de braver les blessures, la Mort et les privations effroyables qu’endurent les acteurs de cette tragédie sanglante entre toutes qu’est la première guerre mondiale. Leur fascinante propension au sacrifice fait écho à celle de Patricia Hollmann (Margaret Sullavan), l’héroïne du bouleversant Trois camarades (Three Comrades). La jeune aristocrate, touchée par le déclassement dont furent victimes bon nombre de nobles dans l’Allemagne dévastée du début des années 1920, se sait condamnée par une malformation pulmonaire. Elle pourrait s’accrocher à la vie et poursuivre son traitement coûte que coûte. Elle n’en fait cependant rien. Elle est en effet consciente que ses longs séjours au sanatorium porteraient un coup fatal à l’avenir d’Erich Lohkamp (Robert Taylor), son dévoué compagnon qui, pour elle, a déjà hypothéqué l’ensemble de ses maigres possessions. Elle décide par conséquent de s’effacer, lors d’une scène gravée à jamais dans la mémoire des cinéphiles : fraîchement opérée, elle fait fi des prescriptions de son chirurgien, quitte son lit de souffrance, gagne le balcon de sa chambre et, dans un sublime témoignage de désintéressement, use de ses dernières forces pour saluer son bien-aimé. Ainsi va la gloire du Pauvre, clame Borzage du haut de ce sommet des sentiments. Il est moins tributaire de l’instinct de conservation parce qu’il a moins à conserver que ses congénères plus fortunés.
Ceux de la zone (Man’s Castle)
Cette formidable aptitude au don de soi, poursuit le réalisateur en maître de la psychologie des personnages, ouvre naturellement la voie à l’Amour véritable[6]. Par définition, rien ne relève de la convoitise dans les rapports qu’entretiennent les déshérités. Tout est affaire d’affinités. Trina (Loretta Young) est l’un des plus beaux symboles de cette sincérité absolue. Elle offre son temps, son énergie et sa tendresse à l’ombrageux Bill du début à la fin de Ceux de la zone. Elle n’attend aucune récompense d’un mari libertaire qui peut la quitter à tout instant. Elle est même disposée à élever seule l’enfant auquel elle s’apprête à donner naissance. Elle ne craint ni le manque de moyens, ni la soumission aux désirs d’un homme qui s’est juré de ne jamais appartenir à quiconque. Cette femme jetée à la rue par la Crise de 1929 est à l’image de toutes ses semblables : elle est fille de Cupidon et n’obéit qu’aux lois du Cœur. La fidèle Julie certifie, par la sainteté de son comportement, l’authenticité de cette filiation divine. Une décennie après le décès de son cher Liliom, elle continue ainsi de repousser les avances d’un menuisier qui ne cesse de la courtiser. Elle élève sa fille dans le culte de son époux disparu. Les tentations, comme les années qui s’écoulent, sont impuissantes à trancher les liens qui l’attachent à celui qu’elle a promis de vénérer jusqu’à son dernier souffle.
Cet Amour fusionnel, si fort qu’il parvient à transcender la Mort, dessine les contours d’une précision d’importance : le Pauvre est les Prince des Romantiques. Frank Borzage a parfaitement saisi ce trait de caractère. Les défavorisés qu’il a fait vœu de placer sous les feux des projecteurs n’ont pas l’âme des réalistes. Leur manque de ressources s’y oppose formellement. Etrangers à la froideur des matérialistes, ils ne vivent que sous le chaud soleil des Sentiments. La Raison n’a pas voix au chapitre, dans le grand livre de leur histoire faussement anodine. L’idylle extatique qui se noue dans L’adieu aux armes le prouve avec éclat. Ses deux protagonistes, Frederick Henry et Catherine Barkley, ne se fient en effet qu’aux enseignements de la Passion. Elle est pour eux un phare dans la nuit noire de la guerre. Cette lueur céleste, exaltée par Novalis et ses successeurs, éclipse les difficultés de leur terrible quotidien. Elle les pousse à s’aimer, au mépris des horreurs dont ils sont les témoins tristement privilégiés. Sa magie change leur mariage, célébré dans l’enfer d’un hôpital de campagne, en une fête paradisiaque[7]. Sa puissance vitale les protège par-dessus tout de la peur de mourir. Ainsi, Catherine fait l’impossible pour rester au plus près des combats auxquels son époux prend part. Elle n’a que faire des graves hypothèques que ses nuits passées dans des auberges misérables font peser sur sa santé de femme enceinte. Pourvu d’une magnanimité identique, son compagnon prend tous les risques pour la rejoindre quand il cesse de recevoir de ses nouvelles[8]. Peu lui importe que sa désertion lui fasse encourir le peloton d’exécution. Il ne veut vivre que par et pour sa belle au courage de rebelle.
Et demain ? (Little Man, What Now ?)
Puisqu’il est gouverné, dénuement oblige, par l’oubli de sa propre personne, le Pauvre n’est pas seulement doué pour l’Amour. Il a aussi un don particulier pour ce que Cicéron considérait comme le plus beau joyau du genre humain : l’Amitié[9]. Frank Borzage le montre admirablement dans Trois camarades. Erich Lohkamp, Otto Koster (Franchot Tone) et Gottfried Lenz (Robert Young), les héros de cet hymne intemporel à la Fraternité, vivent dans la plus parfaite harmonie. Ils mettent tous leurs moyens en commun pour fonder une petite entreprise. Ils sont unis dans la gaîté comme dans l’épreuve. Si l’un d’entre eux est en difficulté, ses compères lui portent immédiatement assistance. Otto est l’incarnation la plus achevée de cet esprit de partage. L’ancien pilote de chasse met ainsi un point d’honneur à venger Gottfried après que celui-ci, militant Pacifiste, eût été assassiné par un milicien Fasciste. Lorsqu’il apprend que Patricia, la femme d’Erich, doit subir une intervention chirurgicale extrêmement onéreuse, il n’hésite pas à vendre son taxi, c’est-à-dire, son gagne-pain, pour la financer sans délai. L’entente de ces bienheureux est un ciel d’azur où ne peuvent monter les nuages noirs de l’inimitié[10]. Quel est donc le fondement de cette solidarité, si enviable qu’elle donne au Spectateur l’irrésistible envie de quitter son siège et de traverser l’écran ? Le Pauvre, répond Borzage, est fait de telle sorte qu’il n’a rien à perdre et rien à gagner en fréquentant ses semblables. Il est totalement dépourvu d’arrière-pensées stratégiques. Il n’est pas un homme d’affaires. Son affaire, c’est l’Homme. Il peut dès lors s’abandonner aux autres en toute quiétude, à l’image de ces « trois camarades » qui en vérité ne font qu’un.
Les cyniques auront beau jeu de railler cette morale, qui semble considérer l’indigence comme le vestibule de l’Eden. Son illustre promoteur ne saurait cependant être réduit au rang de chantre de l’angélisme. Jamais, en effet, il n’occulte l’immensité des obstacles qui jalonnent le parcours de ses personnages. Il fait toujours apparaître ces derniers comme les participants d’une bataille dont l’issue, fondamentalement aléatoire, peut à tout moment s’avérer tragique. Cette acceptation de la dureté du Réel constitue d’ailleurs un aspect essentiel de la réflexion de Frank Borzage. Le Pauvre, sous-entend le cinéaste de long-métrage en long-métrage, doit ainsi une part essentielle de sa bonne fortune à sa proximité permanente avec le pire. Ce voisinage dramatique, au lieu de l’avilir, le conduit à donner le meilleur. L’idée est superbement résumée par l’aphorisme que prononce l’un des protagonistes d’Et demain ? (Little Man, What Now ?) : « Etre nu sous le soleil donne du courage ». Ces mots dignes de l’Ecclésiaste pourraient être la devise de Lammchen et Hans Pinneberg (Margaret Sullavan et Douglass Montgomery), les héros du film. Les jeunes mariés sont en effet confrontés à la crise et au chômage de masse qui ravagent la République de Weimar. Ils vivent sous le joug de patrons qui usent de la pénurie d’emplois pour abuser leurs salariés. Ils subissent l’horrible humiliation de ceux que le défaut d’argent contraint à accepter les logements les plus sordides. Ils connaissent enfin le fardeau effroyable qu’est la peur de manquer[11]. Ces avanies à la violence surhumaine devraient les accabler. Lammchen est néanmoins rayonnante. Elle apparaît constamment dans un halo de lumière qui contraste avec les ténèbres du monde finissant qui l’entoure. Hans, lui, est semblable à Liliom. Malgré les barrières qui obstruent son horizon, il reste léger, virevoltant, aérien. Ensemble, les deux tourtereaux viennent à bout de toutes les difficultés. Leur flamme inextinguible est symbolisée par la naissance de leur fils, « petit homme » qu’ils se jurent d’élever en dépit de l’hostilité indicible de la Société. Elle forge leur grandeur. Elle réduit en cendres les stéréotypes de la Misère. Le Pauvre, peut-on lire dans ses reflets incandescents, est riche d’une combativité hors du commun. Grâce à cette force herculéenne, il peut répondre sans faiblesse à l’angoissante question qui se pose à lui chaque jour : « Et demain ? »
Désir (Desire)
La félicité de ce soldat de la souffrance ordinaire, ajoute Borzage en continuant à défier la dictature des apparences, tient également au fait qu’il a par nature une conscience aiguë de sa fragilité. L’affamé sait mieux que quiconque que l’existence est placée sous le signe de la brièveté. De son tête-à-tête permanent avec la Mort, il retire une sagesse qui lui permet de mener une vie plus intense qu’aucune autre. Frederick Henry et Catherine Barkley rappellent opportunément cette vérité première, que les âmes superficielles relèguent volontiers au second plan. Si le Lieutenant et l’infirmière ont la chance de jouir d’une passion extatique, du début à la fin de L’adieu aux armes, ce n’est pas uniquement parce que le Destin les a pourvus de caractères compatibles. C’est aussi parce que la guerre et ses orages d’acier leur signifient, avec une redoutable insistance, que leur amour n’est qu’une timide éclaircie dans le vaste ouragan de la condition humaine. Erich Lohkamp, Otto Koster et Gottfried Lenz confirment la validité de ce théorème qui associe le bonheur absolu à l’imminence du malheur. Plus les trois camarades cheminent vers les abysses de la détresse, plus ils se rapprochent des sommets de la joie. L’affliction, loin de les désunir, contribue à resserrer les liens de leur amitié. Cette logique d’un abord illogique ne les déconcerte nullement. Rescapés du grand massacre de 1914 – 1918, ils ont découvert ses rouages mystérieux dans l’horreur des tranchées. Patricia Hollmann partage avec eux cette science de la dualité des choses. Parce qu’elle sait que le trépas va bientôt la faucher, elle savoure chaque instant de la romance qu’elle vit avec Erich[12]. Il existe une passerelle entre impécuniosité, mortalité et bien-être, semble-t-elle insinuer en souriant à l’univers implacable qu’elle s’apprête à quitter. Il ne tient qu’aux possédants de l’emprunter et d’oublier, pour leur propre salut, les préjugés qui les aveuglent.
Il est peu courant qu’en Amérique, terre de la grandeur sacralisée, les petits soient ainsi en position de prodiguer des conseils aux puissants. Frank Borzage assume pleinement cette singularité. Preuve implicite de son audace intellectuelle, les nécessiteux qu’il met en scène se perdent aussitôt qu’ils tentent de gagner leurs galons de nantis. Tel est notamment le cas de Liliom. Le jeune Hongrois, chassé de la fête foraine dans laquelle il travaillait naguère, trouve en effet la mort après avoir essayé de braquer le caissier d’une usine. Son forfait lui vaut dix années de Purgatoire dans les cercles infernaux de l’Au-delà. Il était motivé par le désir de se procurer, à tout prix, les moyens d’immigrer aux Etats-Unis. Bill connaît une mésaventure analogue dans Ceux de la zone. Il entreprend lui aussi de s’adonner au vol à main armée après que Trina, son épouse, lui eût réclamé à corps et à cris le confort matériel de la ménagère moderne[13]. Dans son cas comme dans celui de Liliom, l’origine du Mal est clairement identifiée : il s’agit de « l’American Way of Life » et à travers lui, du mythe de « l’Affluent Society ». L’abondance de biens nuit, nous dit Borzage au mépris de la culture Capitaliste de son pays[14]. Cette mise en garde est plus que le constat désabusé d’un homme qui, depuis 1929, assiste à l’effondrement de l’économie libérale[15]. Elle s’enracine plus profondément, dans le terreau d’une réflexion fertile sur la nature des opulents.
Trois camarades (Three Comrades)
En dépit de leur fière allure, les riches seraient ainsi les vrais misérables de ce monde. Leurs vices seraient aussi nombreux que rédhibitoires. Le premier d’entre eux transparaît dans le Technicolor de Pavillon noir (The Spanish Main), film de pirates dont l’argument n’est pas sans évoquer le Capitaine Blood de Michael Curtiz : le possédant est persuadé d’être supérieur aux autres. Don Alvarado (Walter Slezak), le Gouverneur de la ville de Carthagène, souffre de ce cancer de l’ego. Au seul motif qu’il appartient à la caste des Grands d’Espagne, il se croit autorisé à se comporter en tyran. L’altérité n’est pour lui que l’accessoire de son bon plaisir. Le Pauvre est au mieux l’exutoire de ses pulsions de vieil enfant gâté. Laurent Van Horn (Paul Henreid) subit, de plein fouet, les conséquences de son effroyable mégalomanie[16]. L’immigré Hollandais, en partance avec les siens pour la Caroline, demande l’assistance et l’hospitalité du Seigneur des Caraïbes. Il obtient pour seules récompenses une mise aux fers immédiate et la vente de ses compatriotes sur le marché aux esclaves. Alvarado n’est affecté par aucun état d’âme. Peu lui importe de répandre l’injustice autour de lui et de pousser son ancien hôte, jadis honnête, à se changer en boucanier. Ses immenses possessions le font persister dans le culte de sa propre personne. Cette adoration de soi, ici présentée dans une version extrême, est en soi consternante. Elle apparaît d’autant plus navrante que Frank Borzage souligne ironiquement son caractère dérisoire. Qu’advient-il en effet du souverain de pacotille, que le cinéaste se plaît à décrire comme un chevalier à la triste figure ? La Condesa Francisca (Maureen O’Hara), fille du Vice-Roi du Mexique, refuse de l’épouser. Au palais qu’il lui destinait, la belle préfère le quotidien spartiate et aventureux du flibustier Van Horn. Suprême humiliation, elle lui lance, avant de le quitter, des paroles aussi meurtrières qu’un coup de poignard en plein cœur : « Je ne suis plus de votre monde. Vous incarnez tout ce que je veux oublier »[17]. Ainsi, la superbe des dominants n’est que le mirage de la fortune. Elle est ruinée dès lors que se déchaîne la tempête des sentiments. Nul n’est meilleur qu’autrui pour la simple raison qu’il est pourvu d’un portefeuille bien garni. Alvarado et ses nombreux semblables l’auraient compris s’ils avaient vu le modeste Liliom voyager en compagnie d’un puissant industriel, dans le train sans classes qui mène au royaume des défunts : tous les hommes sont égaux dans la Vie car au bout du compte, ils sont égaux dans la Mort. Cette dernière, comme l’enseignait Shakespeare dans Hamlet, nivelle inexorablement les hiérarchies artificielles que les conventions sociales engendrent.
Le cabaret des étoiles (Stage Door Canteen)
Le Riche ne serait-il donc qu’un pauvre comme les autres ? En vérité, prêche Borzage à la façon d’un Christ laïc, sa misère est telle qu’elle le situe très en dessous des humbles qu’il croit opportun d’outrager. Stage Door Canteen justifie remarquablement cette inversion des valeurs. Le film se déroule en 1943, dans un cabaret où des stars divertissent de jeunes Américains sur le point de rejoindre le front. De prime abord, son action se résume à une succession de spectacles totalement dépourvue d’intérêt. Ces scènes sont pourtant le théâtre d’une expérience des plus instructives. Elles montrent en effet Katharine Hepburn, Paul Muni, Helen Hayes, Harpo Marx, Count Basie, Benny Goodman et beaucoup d’autres icônes du milieu du XXè siècle qui fraternisent avec leur public[18]. Or, cette confrontation directe avec les gens du commun ne rabaisse nullement les vedettes, elle les élève. Rois et Reines du Cinéma et du Music-Hall font ainsi preuve d’une louable générosité en renonçant à leur cachet. Pétris de gentillesse, ils multiplient les sourires et les encouragements à l’attention des combattants qui s’apprêtent à se sacrifier pour leur patrie en danger. Ils manifestent enfin une impressionnante humilité en oubliant le protocole et en parlant, d’égal à égal, avec leur auditoire[19]. En un mot comme en cent, les riches s’approprient des trésors qu’en temps normal, ils ne possèdent pas : les valeurs des pauvres. Les petits ne sont donc pas ceux que l’on croit. Le fait qu’une guerre soit nécessaire aux nababs Hollywoodiens pour accéder à la véritable grandeur s’identifie à une circonstance aggravante. Frank Borzage ne manque pas de le sous-entendre. Deux ans après le Citizen Kane d’Orson Welles, portrait dramatique d’un homme de Pouvoir claquemuré dans sa tour d’ivoire, il nous rappelle que les nantis sont des reclus et que la propriété, à défaut d’affranchir, isole et exclut[20].
L’irrésistible envie d’avoir constituerait précisément la formule élémentaire de la malédiction des opulents. Ces derniers, dieux en trompe-l’œil auxquels la Société rend un culte païen, seraient en effet condamnés à l’Enfer pour n’avoir pas su se prémunir contre le péché de gourmandise qui les dévorait. Auteur profondément influencé par la tradition Judéo-Chrétienne, Frank Borzage a foi en ces assertions. Il est convaincu que le Riche est maudit d’abord et avant tout parce qu’il veut sans cesse davantage. Le cinéaste raille ce travers dans une comédie au titre parfaitement choisi : Désir (Desire). L’héroïne du film est Madeleine de Beaupré (Marlène Dietrich), une aristocrate Française qui se reconvertit dans le vol pour échapper au déclassement qui la menace. La diablesse en fourrure de luxe est hantée par la convoitise. Il lui faut posséder, quelles qu’en soient les conséquences. Pour mener à bien cette quête dont elle ignore qu’elle est dépourvue de fin, elle dérobe un bijou de grande valeur chez un joaillier Parisien. Elle glisse ensuite son bien mal acquis dans la poche de Tom Bradley (Gary Cooper), un petit ingénieur Américain qui a eu l’infortune de la rencontrer au hasard de son tout premier voyage en Europe. Elle entend se servir de sa complicité involontaire pour traverser sans encombre la frontière Espagnole. Nulle vilenie ne réfrène son insatiable appétit d’or et de diamants. Sa voracité, néanmoins, finit par changer son existence en calvaire Christique. L’avatar tragi-comique de Marie-Madeleine passe ainsi le plus clair de ses sombres journées à fuir la maréchaussée. Pire, le candide qu’elle pensait rouler s’avère être un adversaire de haute volée. Il déjoue, par la grâce de la chance et d’une intelligence insoupçonnée, toutes les ruses qu’elle met au point pour lui reprendre le collier. La détresse envahit la pécheresse. Sa souffrance et son désespoir atteignent un tel niveau qu’elle en vient à renoncer à ses frasques et à épouser le modeste Bradley. La morale de la fable est dépourvue d’équivoque : la volonté d’accaparement est une impasse dont ne sort qu’en faisant vœu de pauvreté.
Pavillon noir (The Spanish Main)
Ceux qui se refusent à pareille transfiguration, prévient aussitôt Frank Borzage, n’ont d’autre horizon que d’avoir à jamais le visage disgracieux des bourgeois dont Et demain ? fait la satire synoptique. Ils auront toujours la pingrerie de Mia Pinneberg (Catharine Doucet), proxénète de luxe qui ose demander un loyer exorbitant à Hans, son beau-fils en mal de logement. Ils auront l’autoritarisme de Kleinholz (DeWitt Jennings), boutiquier sans scrupules qui n’hésite pas à brandir la menace du licenciement devant tout employé qui repousse les avances de sa fille idiote. Ils auront enfin l’égoïsme et la cruauté de Franz Schlüter (Alan Mowbray), grand acteur qui ne fréquente les petites gens que dans le but de singer leurs mimiques à l’écran[21]. A l’énoncé de ce bref mais cinglant inventaire de la bassesse des riches, les paroles que Bill prononce dans Ceux de la zone prennent tout leur sens : « Les pauvres, eux, sont humains ».
Le sermon cinématographique de Frank Borzage commence à prendre une ampleur impressionnante. Il atteint cependant son paroxysme dans Moonrise, film noir en forme d’appel à la pénitence. Ce chef d’œuvre, lugubre au point de faire croire au Spectateur qu’il se déroule dans la nuit perpétuelle des âmes damnées, est fondé sur un constat d’une clairvoyance lumineuse : de fait, les possédants édictent souverainement la Norme sociale ; tout individu qui s’éloigne de cet ordre établi en raison de ses origines, de ses opinions ou de son niveau de fortune est voué à l’ostracisme. Daniel Hawkins (Dane Clark), héros Shakespearien du film, en fait la douloureuse expérience. Depuis son plus jeune âge, cet enfant des classes défavorisées est martyrisé par une clique de petits bourgeois de province menée par Jerry Sykes (Lloyd Bridges), le fils odieux d’un banquier influent. Son seul tort est d’être né d’un père condamné à mort pour le meurtre d’un médecin qui, noblesse oblige, avait refusé de soigner sa pauvre mère à l’agonie. Le malheureux est innocent. Néanmoins, il est traité en coupable. Sa tragique hérédité le suit comme son ombre, à telle enseigne qu’un jour de fête foraine, épuisé par le harcèlement dont il est victime, il se jette d’une grande roue en hurlant un pathétique « Je suis poursuivi ! » Son existence entière est accablante. Elle n’est faite que de clandestinité, de solitude, de regards inquisiteurs et de luttes désespérées pour laver son honneur continuellement sali. Telle est la loi des plus riches, nous susurre Borzage en montrant la souffrance indicible de cet affligé qui, aux yeux de chacun, sera pour toujours « le fils du pendu »[22] : elle bannit sans pitié les plus fragiles. Cette marginalité n’a, en l’occurrence, rien de commun avec celle de Liliom ou de Bill, le Boudu flamboyant de Ceux de la Zone. Elle n’est pas souhaitée mais subie[23]. Comble de l’abomination, elle pousse au crime les réprouvés qui l’endurent. Ainsi, Daniel Hawkins finit par craquer sous les assauts incessants de ses congénères malveillants. Il tue accidentellement Jerry Sykes après que ce dernier, imprégné de sa morgue venimeuse, l’eût entraîné dans une nouvelle bagarre. L’assassin malgré lui sera arrêté puis, traduit en justice. Il écopera de la peine capitale. Il échappera peut-être à l’échafaud si Gilly Johnson (Gail Russell), sa formidable fiancée, convainc le jury qu’il doit bénéficier des circonstances atténuantes. Quoi qu’il advienne, il terminera sa vie dans l’opprobre. Frank Borzage nous a heureusement immunisés contre le virus de l’injustice et de l’incompréhension. Nous, les spectateurs, nous avons le privilège de savoir que la détresse de son personnage n’est au fond que le reflet de l’infamie des dominants.
Le fils du pendu (Moonrise)
« L’argent ne fait pas le bonheur », dit le proverbe. Un cinéaste de peu d’envergure se serait contenté de répercuter cet adage aux confins de la mièvrerie et de la vérité. Borzage, lui, se fait fort d’expliquer que l’argent défait le bonheur. C’est en cela, plus encore que dans sa parfaite maîtrise de la direction d’acteurs et de la mise en scène, qu’il appartient au règne des artistes majeurs. Il nous invite ainsi à en finir avec de vieilles confusions, entretenues par des décennies de matérialisme aveugle : de même que la Richesse ne se réduit pas à la possession de biens, la Misère dépasse largement les frontières de la Pauvreté ; elle est avant toute chose un tourment moral, qui tend à s’aggraver avec l’accumulation des ressources. La leçon est magistrale et pourtant, elle sera vivement contestée. Les partisans de l’Ordre crieront, dans un même accès de colère, au manichéisme et au gauchisme. Les zélateurs du Mouvement s’insurgeront, à l’inverse, contre un discours qui favoriserait le statu quo social en encourageant les plus démunis à laisser l’opulence aux opulents[24]. Ces procureurs pourront toujours s’offusquer, leurs réquisitoires n’atteindront jamais Frank Borzage. Ils ne feront même qu’accentuer le prestige du réalisateur. Souffrir le dédain des petits esprits est en effet la marque des grandes âmes. Le Christ en personne pourrait en témoigner. Il n’est guère que dans le chœur des églises que Ses discours édifiants sur la supériorité des pauvres aient valeur de certitudes. Au-delà, ils ne sont que de belles paroles ou de vains réconforts offerts aux victimes de l’iniquité du monde.
[1] Jésus de Nazareth, Evangile selon Saint Matthieu, 5 – 4.
[2] Jésus de Nazareth, op.cit, 19 21 – 30.
[3] Il partage cette préoccupation avec l’un de ses plus illustres confrères : Charlie Chaplin.
[4] Fritz Lang proposa une seconde transposition du texte de Franz Molnar en 1934. Cette version, tournée en France avec Charles Boyer dans le rôle principal, fit oublier le cuisant échec commercial que fut le Liliom de Frank Borzage.
[5] La marginalité est un thème récurrent chez Borzage.
[6] Frank Borzage demeure, à ce jour, l’un des plus grands cinéastes du Couple.
[7] « Je suis en blanc », dit Catherine lorsque Frederick se lamente de voir sa fiancée convoler dans un endroit si pitoyable. « Je sens le parfum des fleurs d’oranger. J’entends l’orgue jouer ».
[8] Les lettres que Catherine lui écrit jour après jour sont soudainement censurées par la hiérarchie militaire.
[9] Voir le traité que le philosophe intitula De Amicitia.
[10] Même l’arrivée de la séduisante Patricia est impuissante à remettre en cause l’unité du merveilleux trio. Loyauté, fidélité et cordialité continuent de conjurer le démon de la rivalité.
[11] Réduit à emménager dans l’appartement de sa belle-mère, Hans vit dans la hantise permanente de perdre son travail.
[12] Rappelons en outre que la jeune fille est une aristocrate déclassée. Elle a donc appris, avant même le déclenchement de sa maladie, que rien ne dure ici-bas.
[13] Trina se languit notamment d’un fourneau qu’elle avait remarqué dans la vitrine d’un magasin. Pour la contenter, Bill achète à crédit l’ustensile de cuisine. Il éprouve néanmoins les pires difficultés à rembourser les traites…
[14] On retrouve la trace de cet anticapitalisme militant dans l’oppression patronale dont est victime Hans Pinneberg, le héros d’Et demain ?
[15] Effondrement qui se double de la montée des totalitarismes, phénomène tragique auquel Borzage consacra le dernier volet de sa « Trilogie Allemande » : The Mortal Storm (1940).
[16] Notons que Paul Henreid a gravé son nom dans l’Histoire du Cinéma en interprétant Viktor Laszlo, l’inoubliable résistant de Casablanca (Michael Curtiz, 1943).
[17] Ces propos ont valeur de repentir puisqu’à l’instar de Don Alvarado, la Condesa Francisca était auparavant l’archétype de l’aristocrate arrogante, capricieuse et méprisante. Elle ne s’est amendée qu’au contact de l’indomptable Van Horn, homme simple qui se moque des fastes et des honneurs factices de la Monarchie.
[18] Précisons que chaque artiste joue son propre rôle, ce qui situe le film à la lisière de la Fiction et du Documentaire.
[19] Exemple saisissant de cette modestie délicieusement contagieuse, Katharine Cornell, grande dame du Théâtre et pygmalion d’Orson Welles, accepte de servir des repas aux militaires et consent même à improviser, avec l’un d’entre eux, une scène de Roméo et Juliette.
[20] Dans Citizen Kane, l’essence exclusive de la possession transparaît dès la scène d’ouverture : une pancarte indiquant « No trespassing » dissuade le visiteur d’entrer dans le lugubre palais de Xanadou.
[21] L’auguste Schlüter demande à Hans Pinneberg, devenu vendeur dans un grand magasin, de lui présenter des dizaines de costumes. La démonstration terminée, le comédien rentre chez lui sans rien acheter. Son serviteur a sacrifié tout un après-midi pour le contenter. Il est finalement licencié, au motif qu’il n’a pas atteint son quota de ventes journalières.
[22] Le fils du pendu est le titre Français du film.
[23] Mose (Rex Ingram) et Billy (Harry Morgan), deux des seules personnes que fréquente Daniel Hawkins, peuvent également en témoigner. Le premier, descendant d’esclaves Noirs, est proscrit par un Etat resté fidèle à l’idéologie Sudiste. Le second est rejeté de tous en raison de la déficience mentale qui l’affecte.
[24] L’appel implicite à l’immobilisme est, reconnaissons-le, l’un des plus vieux travers du Cinéma Hollywoodien. La démonstration qui précède établit toutefois que Frank Borzage tient un langage radicalement différent de celui qui consiste à dire, avec l’hypocrisie typique de ceux qui cherchent insidieusement à conserver leurs avantages : « Regardez, pauvres gens, combien il est pénible d’être riche ! »