Guide du développement durable

Hunter Lovins
Voici enfin en version française le texte de Hunter Lovins et Walter Link qui répond aux principales questions sur le développement durable...et qui confond ceux pour qui ce projet n'est qu'un concept vague dont l'unique mérite est d'être à la mode. Services écosystémiques, indicateurs Calvert, biomimétisme, Wuppertal Institute, Interface, CERES, voilà autant de concepts et d'organisations qui vous seront familiers après la lecture de ce texte et qui vous aideront à comprendre comment l'entreprise privée pourrait être amenée à jouer un rôle déterminant dans la grande aventure des prochaines décennies.

C'est à Hunter Lovins et à quelques-uns de ses amis que nous devons le concept de capitalisme naturel. Elle a fondé le groupe Natural Capitalism et elle en est toujours la présidente. En 1982 elle a fondé avec Amory Lovins le RMI (Rocky Mountain Institute) un centre de recherche qui a fait sa marque à l'échelle mondiale dans le domaine des énergies nouvelles et de la conservation de l'énergie. Son dernier ouvrage, Natural Capitalism, écrit en collaboration avec Amory Lovins et Paul Hawken, a été traduit en une douzaine de langues. C'est en Chine qu'il connaît son plus grand succès. Walter Link, un homme d'affaires, est le président de The Global Academy. Il a aussi été l'un des fondateurs de Empresa, une importante association, à l'échelle des Amériques, pour la responabilité des entreprises.

Le titre original de l’article est Insurmountable Opportunities1? Il est tiré d’une bande dessinée de Walt Kelly dont le personnage, Pogo, fait un jour remarquer: «We are confronted by insurmountable opportunities». Kelly est aussi l’auteur du dicton «We have met the ennemy and he is us».

C'est notre collaboratrice et amie Andrée Mathieu qui a obtenu les droits de traduction et de diffusion gratuite dans L'Encyclopédie de L'Agora. C'est aussi madame Mathieu qui a traduit le texte, qui complète ses nombreuses contributions sur le même thème.
Le monde depuis Rio
La prochaine révolution industrielle
Le développement durable dans un contexte de mondialisation




Le monde depuis Rio

Le monde a connu des développements significatifs depuis la rencontre de ses leaders au Sommet de la Terre de Rio. On le verra, les objectifs fixés par
Action 21ont connu un progrès étonnant et malgré tout la situation a continué de se détériorer sur plusieurs plans. Il est plus que jamais urgent de comprendre et d’agir. Il faudrait des hordes de chercheurs et une énorme quantité de rapports pour établir un catalogue des défis que la planète et le monde vivant doivent affronter et indiquer dans quelle direction le développement durable devrait aller. Voici quelques exemples choisis parmi les tendances les plus révélatrices de ce vaste domaine en développement.

Le principal défi: la perte des services écosystémiques
Il n’y a plus de désaccords sérieux dans la communauté scientifique sur le fait que tous les écosystèmes de la planète sont la proie de bouleversements. Cette quasi unanimité est peut-être l’élément le plus important. Selon A Guide to World Resources, People and Ecosystems, the Fraying Web of Life, une analyse avant-gardiste des écosystèmes mondiaux réalisée par le Programme des Nations-Unies pour le développement, le Programme des Nations-Unies pour l’Environnement, la Banque mondiale et le World Resources Institute, «on voit des signes importants du déclin rapide de la capacité des écosystèmes, les moteurs biologiques de la planète, à produire plusieurs des biens et services dont nous dépendons»2. Selon ce rapport, la moitié des terres humides du monde ont disparu au cours du siècle dernier, la moitié des forêts ont été coupées, 70% des principales ressources de pêche en mer ont été épuisées et tous les récifs de corail de la planète sont en danger.

Le tissu de la vie s’effiloche à un rythme accéléré : c’est parfois imputable aux changements systémiques accidentels (changements dans l’Arctique Nord), souvent au vandalisme des exploitants (perte des forêts tropicales, des forêts boréales, des ressources halieutiques et des récifs de corail), et la plupart du temps à l’érosion graduelle de la fertilité (disparition progressive de la plupart des terres arables, des forêts tempérées, des milieux humides et des estuaires) pour de multiples causes. Les biologistes sont d’avis que ces conditions conduisent à la plus importante disparition d’espèces depuis l’extinction des dinosaures3. Cette perte de la biodiversité et de l’intégrité des écosystèmes amènera des dégradations sévères qui vont graduellement, et de façon cumulative, interactive et constante, menacer la survie des humains, d’abord dans des lieux précis et de plus en plus à l’échelle planétaire. Ces dégradations ne seront pas uniquement de nature écologique. La perte graduelle de la fertilité des sols, de la couverture forestière et du bois de chauffage, des plantes médicinales et des ressources en eau potable amènera la population des zones rurales, victime des famines, des maladies et du désespoir que cette perte entraîne, à émigrer dans les villes avec le chômage et les crises politiques qui en résultent, comme celles que connaissent Haïti et la Somalie. La corruption et la violence, – les voyous, les despotes et les jeunes hommes armés de AK-47 – sont la plupart du temps le lot des pays soumis à un stress environnemental sévère, dont on trouve habituellement la cause dans des politiques incohérentes et non éclairées par la biologie. Au contraire, les principes du développement (comme celui de Kerala, de Curitiba et du Costa Rica), basés sur une profonde compréhension de la protection et de la restauration de l’intégrité écologique, constituent les conditions préalables de la stabilité politique et du progrès social.

Dans son livre Beyond the Limits, la regrettée Donella Meadows imagine des scénarios futuristes à partir des tendances actuelles. Notre société, constate-t-elle, est en train d’outrepasser les limites planétaires: nous utilisons les ressources de la terre plus rapidement qu’elles peuvent être régénérées, et rejetons des déchets et des polluants plus vite qu’elle n’est en mesure de les absorber ou les rendre inoffensifs. Cette surexploitation est caractérisée par le déclin des réserves d’eaux souterraines, des ressources forestières, du poisson, des sols et par l’accumulation croissante des déchets et des polluants. Il faut de plus en plus de capitaux, d’énergie, de matériaux et de main d’œuvre pour exploiter des ressources toujours plus éloignées, plus enfouies ou plus diluées et pour compenser pour la perte des services écologiques que la nature nous offrait gratuitement. Pour satisfaire les besoins de consommation ou payer les dettes, on détériore le capital physique et on réduit l’investissement dans les ressources humaines. On voit surgir de plus en plus de conflits au sujet des ressources ou des droits de polluer, et un accroissement tel de la concentration des biens qu’un plus grand fossé sépare les riches et les pauvres. La conséquence d’une croissance aussi rapide c’est un éclatement des limites. Si les conditions qui causent cette démesure ne sont pas corrigées, elles vont conduire à l’effondrement. L’avenir est sombre.

Dana Meadows présente aussi un scénario beaucoup plus optimiste mais qui suppose qu’on comprenne les défis actuels et qu’on prenne les moyens de les relever. «L’effondrement toutefois n’est pas le seul scénario possible. Il ne s’agit pas de réduire la population, le capital ou le niveau de vie, bien qu’il faille certainement réduire leur croissance. Ce qui doit diminuer, et rapidement, ce sont les débits – les flux de matériel et d’énergie qui proviennent de l’environnement qui nous soutient, qui passent dans la sphère économique et qui retournent à l’environnement.»

«Mais il se trouve que par un effet pervers, l’économie mondiale actuelle en raison même de ses gaspillages, de son inefficacité et de son manque d’équité offre de multiples possibilités de réduire ses débits tout en augmentant la qualité de vie de tout le monde. D’autres mesures – non techniques – pourront alors modifier le système social de telle sorte que les démesures ne se produisent jamais plus.»4

On prend de plus en plus conscience que le principal problème environnemental ne concerne pas tant la pollution d’une rivière ici ou l’émission d’un certain élément toxique ailleurs, mais la perte des services écosystémiques à l’échelle mondiale, ce capital naturel qui permet à la planète de soutenir la vie5. Les processus qui recyclent l’eau et les nutriments, régulent l’atmosphère et le climat, assurent la pollinisation et la biodiversité, régénèrent la couche arable et la productivité biologique, contrôlent les animaux nuisibles et les maladies, assimilent et détoxiquent les déchets de la société, sont produits par des écosystèmes comme les estuaires, les récifs de corail, les forêts, les prairies, les océans, etc. Les services gratuits et automatiques rendus par ces écosystèmes sont évalués à des dizaines de billions de dollars (1012) chaque année – un montant supérieur à celui de l’économie mondiale. En effet, leur valeur est presque infinie car sans ces services il n’y a pas de vie possible et donc pas d’activité économique. Mais leur valeur n’apparaît nulle part, dans aucun bilan. Leur perte menace plusieurs espèces mais elle est ignorée dans les rapports de Wall Street.

Trop souvent le coût de la destruction de ces écoservices ne devient apparent que lorsqu’ils viennent à manquer. Par exemple, en 1998, la déforestation en amont du bassin du Yangtse a causé une inondation qui a tué 3700 personnes, en a délogé 233 millions et a inondé 60 millions d’acres de terres cultivées. Ce désastre évalué à 30 milliards de dollars a provoqué un moratoire sur l’exploitation forestière en Chine et un programme urgent de reforestation de 12 milliards de dollars. À travers le monde, les pertes économiques dues aux conditions météorologiques extrêmes ont monté en flèche depuis les années 1950, alors qu’on comptait 20 «grosses catastrophes», comparativement à 47 dans les années 1970. Quatre vingt sept désastres liés à la météo ont généré des pertes de 608 milliards de dollars dans les années 19906.

Cette logique déficiente ne peut cependant pas être corrigée simplement par une estimation de la valeur du capital naturel. Plusieurs des services fondamentaux rendus par les écosystèmes n’ont pas de substituts connus, quel qu’en soit le prix. Le projet Biosphère II, évalué à 200 millions de dollars, n’a pas été capable de produire l’air nécessaire à huit personnes, malgré un impressionnant déploiement scientifique. Biosphère I, notre planète, accomplit cette tâche chaque jour gratuitement pour plus de six milliards d’êtres humains. Nous n’avons tout simplement pas les connaissances ou les moyens nécessaires pour reproduire les écosystèmes et les services qu’ils nous rendent.

Ces défis sont aggravés par les inégalités. Un immense fossé continue de séparer les riches et les pauvres à travers le monde. Seul un cinquième de la population profite des conditions de vie des pays «développés» et le fossé qui sépare les nantis et les démunis ne cesse de s’accroître, menaçant la stabilité mondiale. Selon la Banque mondiale, sur les 6 milliards d’habitants de la planète, 4,8 milliards vivent dans les pays en voie de développement, 3 milliards vivent avec moins de deux dollars américains par jour, 1,2 milliards vivent même avec moins de un dollar par jour, ce qui constitue le niveau de pauvreté absolue. Un milliard et demi de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. Et les disparités s’accentuent. Le capital détenu par les 200 plus riches individus de la planète s’élève à un billion de dollars, pour une moyenne de $5 milliards par personne. Ayant doublé depuis 1995, la richesse totale des 200 plus grandes fortunes personnelles équivaudrait au revenu annuel des 2,5 milliards de personnes les plus pauvres. Pendant ce temps, 80 pays rapportent des revenus inférieurs à ceux d’il y a dix ans. Soixante pays se sont continuellement appauvris depuis 19807. Par ailleurs, aux États-Unis la consommation d’énergie et de ressources per capita est cinquante fois supérieure à celle des 2 milliards de pauvres et sous-alimentés de la planète. Et une grande partie de cette consommation est gaspillée. De tous les matériaux exploités par l’économie mondiale, soit plus de 50 milliards de tonnes chaque année, moins de 1% se retrouve effectivement dans les produits vendus lesquels n’ont le plus souvent que six mois d’existence ! Il est clair que les fléaux jumeaux «sur-consommation» et «déchets» menacent l’avenir de l’humanité. L’Amérique du Nord et l’Europe étant les plus importants consommateurs de ressources, et donc les principaux responsables des problèmes, c’est dans ces continents qu’on trouve les plus grands besoins de solutions.


La prochaine révolution industrielle

Au moment même où nous dressons ce sinistre tableau, se profilent des transformations presque inimaginables; nous sommes au seuil d’un passage historique entre tout ce qui s’est fait depuis la première révolution industrielle et une nouvelle révolution industrielle. Pourquoi maintenant? Peut-être en raison de la gravité de la situation: «L’histoire nous apprend que les hommes et les nations adoptent la sagesse une fois qu’ils ont épuisés toutes les autres alternatives » disait Abba Eban. Mais il y a également des changements économiques fondamentaux en cours. La première révolution industrielle s’est développée à une époque où la rareté de la main d’œuvre qualifiée limitait le progrès matériel8. Aujourd’hui, toutes nos institutions, depuis nos lois fiscales jusqu’à nos modèles intellectuels, s’efforcent de pénaliser l’emploi des personnes et d’encourager, voire de subventionner l’utilisation des ressources naturelles pour accroître la productivité du travail. En répondant favorablement à ces incitations, les gens d’affaires ont contribué à créer les conditions économiques et environnementales que nous connaissons.

Peut-on parler de rareté de la main d’œuvre dans un monde où naissent 10,000 êtres humains par heure ? Le nombre d’emplois et de ressources naturelles diminue pendant que s’accroît la population mondiale. Les limites de la croissance économique commencent à être fixées par les pénuries de capital naturel et non par la rareté de la main d’œuvre qui a marqué la première révolution industrielle. Ce déplacement de la rareté relative commence à faire bouger le marché. Les capitalistes qui cherchent à maximiser leurs profits ne peuvent plus se contenter de viser une plus grande productivité de leur main d’œuvre, ils doivent augmenter la productivité de tous les facteurs, notamment en utilisant les ressources aussi efficacement que possible.

Des livres comme Ecology of Commerce Paul Hawken9 soutiennent que le monde des affaires est à l’origine de la plupart de nos défis écologiques, mais qu’il demeure la seule institution de la planète qui est suffisamment importante, relativement bien gérée et possède les ressources suffisantes pour résoudre ces problèmes. D’autres livres comme Factor Four (Lovins, Lovins et von Weiszacker)et Natural Capitalism (Hawken, Lovins et Lovins) démontrent que la source des avantages concurrentiels se trouvera de plus en plus dans l’accroissement spectaculaire de la productivité des ressources. Cet accroissement a le potentiel qu’il faut pour régler à lui seul la plupart des défis environnementaux. Ils expliquent aussi comment les principes décrits par Janine Benyus dans Biomimicry, – qui consistent à fabriquer des produits en imitant la Nature, laquelle ne crée pas d’éléments toxiques persistants et recycle les substances nutritives – peuvent accroître les profits et diminuer les impacts environnementaux. Ces auteurs démontrent de façon convaincante qu’à l’avenir les entreprises à succès se comporteront de manière à restaurer le capital naturel, parce qu’il deviendra de plus en plus profitable de ne pas le dilapider. Dans un article publié en 1997, le professeur Michael Russo révèle que les entreprises qui adoptent des standards environnementaux plus élevés que les normes gouvernementales génèrent des profits plus importants.

Dans un livre qui marquera son époque, Mid-Course Correction, Ray Anderson décrit comment il a mis ces concepts en pratique dans une entreprise industrielle dont il est le fondateur et qui emploie plus de 8000 personnes sur quatre continents. Interface réalise maintenant 27% de ses profits d’opération en éliminant les déchets. Elle a pris un engagement fondamental en faveur du développement durable.

Les comportements de ce genre gagnent clairement du terrain en Amérique du Nord et en Europe. Ils suscitent également un grand intérêt dans les pays comme la Chine, la Russie et dans les autres états qui cherchent à instaurer un capitalisme durable/un capitalisme naturel. Désillusionnés par le capitalisme industriel qui ne fonctionne pas très bien et qui compromet leurs plus grands objectifs (causant des disparités croissantes dans les revenus, des dommages environnementaux, etc.), plusieurs pays sont à la recherche d’un système qui assurerait le dynamisme et la liberté du capitalisme en évitant les inconvénients du modèle occidental. La première édition de Natural Capitalism lancée à Shanghai à l’été 2000 s’est vendue en deux jours, et ce livre commence à être considéré par les idéologues des principaux partis comme la bible de la Chine du futur. (Au moment où nous publions la version française de ce texte, Natural Capitalism en est à sa cinquième édition en Chine).

Le livre à paraître The Human Dimensions of Natural Capitalism (Lovins, Link et Lovins) poussera cette logique plus loin en démontrant la convergence entre les intérêts ultimes des entreprises, des militants pour les causes sociales et environnementales, et des gens ordinaires. Il décrira ce que les individus, les entreprises et les gouvernements peuvent faire pour adopter le capitalisme naturel comme manière systématique de réorienter la société vers un développement durable.

Cette nouvelle approche remet en cause la croyance erronée qu’il faut choisir entre un environnement propre et une économie saine, mais qu’on ne peut avoir les deux. Elle évite les faux compromis entre l’accroissement du bien-être humain et la protection des systèmes naturels qui soutiennent la vie. Cette approche du développement durable plaît aux leaders du monde des affaires parce qu’elle est basée sur les mécanismes du marché. Mais elle suppose aussi un rôle important pour les gouvernements qui doivent d’abord fixer des objectifs collectifs, puis se débarrasser de la myriade de barrières institutionnelles qui entravent le changement, notamment dans les subventions et les structures fiscales. Elle dessine un avenir dans lequel une grande partie de la gouvernance pourra être relocalisée, donnant aux communautés et aux entreprises locales les moyens de mettre en œuvre les concepts du développement durable, pendant que les coalitions d’organismes multilatéraux, les gouvernements, les entreprises et les ONG s’attaqueront aux problèmes du monde à l’échelle globale. D’ailleurs, cet avenir se développe lentement par lui-même parce qu’il a du bon sens sur les plans environnementaux, humains et économiques. Si les défis n’étaient pas si pressants, cette tendance graduelle des changements économiques et sociétaux pourraient à la longue résoudre les problèmes. Mais à cause de la gravité de la perte des services écosystémiques, l’approche décrite plus haut mérite l’attention immédiate et le plein soutien de tous les pays du monde.


Le développement durable dans un contexte de mondialisation

Il est intéressant de constater que ces changements apparaissent au moment où la souveraineté des pays est menacée par la mondialisation rapide. Ainsi, des cent plus importantes entités économiques du monde, beaucoup plus de la moitié ne sont plus des pays mais des entreprises. Ce déplacement du pouvoir économique et politique des états vers les compagnies est un changement profond. Aux yeux de certains membres de la société civile, le monde semble condamné au genre d’avenir décrit dans les plus sombres ouvrages de science-fiction de William Gibson: une sous-classe plongée dans l’ignorance se débattant avec des entreprises rapaces qui gouverneraient le monde. La vérité est beaucoup plus complexe. Ces stéréotypes tendent à diviser le monde en camps adverses plutôt que de le guider vers les solutions dans un effort commun. Non seulement y a-t-il une tendance des petites et grandes entreprises à prendre un engagement fondamental l’égard du développement durable, mais les entreprises deviennent de plus en plus vulnérables. Dans un monde entoilé par Internet, un petit groupe peut détruire la valeur du capital-marque d’une grande entreprise et la forcer à revoir son orientation fondamentale.

La compagnie Monsanto avait fondé son avenir sur le succès des OGM. Encore aujourd’hui son maïs et ses graines de soja génétiquement modifiés se retrouvent parmi les ingrédients d’une vaste gamme de produits de consommation. Monsanto considérait ses efforts pour accroître la productivité agricole comme une bonne occasion d’affaires, cohérente avec sa politique de durabilité écologique. Elle pensait peut-être bien faire.

Cependant une poignée de consommateurs, principalement européens, se sont organisés pour faire échec aux OGM à l’aide d’Internet. Plusieurs étaient des mères s’inquiétant de la composition de la nourriture pour bébé. Elles ont fait part de leurs préoccupations à Gerber et Heinz, les leaders dans ce domaine. Plutôt que de risquer un boycott des consommateurs, ils ont supprimé les OGM de leurs produits

La campagne sur Internet exigeait que les plus grandes chaînes de magasins d’alimentation de Grande-Bretagne identifient les OGM sur l’étiquette des produits. Les fournisseurs ayant refusé de refaire leurs étiquettes, les épiciers leur ont demandé d’éliminer les OGM. Très vite, les produits ne contenant pas d’OGM se sont vendus à des prix plus élevés alors que ceux qui contenaient des OGM se vendaient à rabais. Moins d’un an plus tard, dans un influent rapport intitulé «Les OGM sont morts», la Deutsche Bank recommandait à ses investisseurs de vendre toutes leurs actions provenant des compagnies qui faisaient la promotion du génie génétique en agriculture. La technologie qui promettait de soutenir l’agriculture américaine lui aura plutôt coûté un milliard de dollars dû aux pertes d’exportations en 1999. Cette situation a amplifié la crise dans les fermes et a forcé le Congrès américain à leur voter un renflouement de sept milliards de dollars.

En décembre 1999, The Wall Street Journal écrivait que le prix des actions de la compagnie Monsanto avait chuté au point de l’obliger à une fusion éclair avec Pharmacia et Upjohn. Lors de la fusion, la division biotechnologique de Monsanto a été évaluée à ... zéro. Le président de la compagnie a décidé de prendre sa retraite. Les géantes européennes Novartis et AstraZenica ont elles aussi réuni leurs divisions biotechnologiques en une seule unité afin de la vendre «se lavant les mains avec succès de la biotechnologie agricole», selon The Wall Street Journal10. En résumé, l’engagement de Monsanto dans la biotechnologie a conduit à l’une des plus grandes dissolutions de valeur commerciale dans l’histoire de l’industrie.

Par ailleurs, Shell et d’autres grandes entreprises ont aussi appris à la dure école le pouvoir de la société civile et des consommateurs, mais elles ont utilisé cette expérience pour faire des changements fondamentaux. Elles ont reconnu que l’accroissement de l’accès à l’information, les communications et la capacité de s’organiser rend une partie de la société civile capable d’acquérir beaucoup plus d’influence. Est-il alors pertinent de continuer à n’inviter que les représentants des gouvernements aux sommets mondiaux ? Dans l’état actuel des choses, quelle forme de gouvernement mondial serait la plus appropriée pour tenir compte des véritables structures de pouvoir à travers le monde? La société civile, comme le secteur des entreprises, est devenue un joueur puissant qui ne peut plus être ignorée dans la gouvernance mondiale.

Quelles que soient les formes de gouvernance en gestation, elles devront inclure un programme social et environnemental si l’humanité veut se diriger vers un développement durable. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est une récente forme de gouvernance qui a suscité des critiques sévères dans la société civile et les syndicats partout à travers le monde pour son incapacité à mettre les considérations sociales et environnementales au même niveau que les préoccupations commerciales. Les gouvernements locaux et nationaux ainsi que leurs souverains (le peuple) se plaignent aussi de plus en plus de ce que leurs lois sont supplantées par l’autorité de l’OMC qui, en tentant d’imposer son programme de libre-échange, cause l’érosion de leur souveraineté.

Dans un monde où les gens sont de moins en moins imputables, il y a un besoin urgent de réinventer la gouvernance, comme l’affirme l’ancien ministre canadien du Commerce international, Pierre Pettigrew, dans son livre A New Politics of Confidence11. Les sentiments d’aliénation et de colère qui ont motivé les électeurs «verts» à voter pour Ralph Nader, coûtant la présidence des États-Unis au candidat Al Gore, procèdent des mêmes émotions qui se sont répandues sous forme de manifestations depuis Seattle jusqu’à Davos, Los Angeles et Prague. Mais cette colère n’est pas seulement une réaction contre les grandes entreprises. Elle met en cause bien plus que cela et présente à la fois une menace et une occasion à saisir.

D’abord, les outils d’information de la mondialisation – le Net, les téléphones cellulaires, les pagettes, les télécopieurs – qui ont permis aux militants de Seattle de s’organiser mieux que la police, relient et renforcent aussi des réseaux souples et compétents de citoyens éparpillés dans le monde et qui forment rapidement des communautés d’intérêt. Une compagnie minière qui se comporte mal à Irian Jaya devra répondre à des questions embarrassantes quand elle essaiera d’entrer en Patagonie ou au Yukon. Une entreprise forestière qui exploite les forêts congolaises sans tenir compte de leur durabilité peut voir son capital étouffé à New York. Un représentant de Shell abattu par les désastres du Nigeria et de Brent Spar confiait en privé: «Nous ne sommes pas tellement inquiets au sujet des règlements, parce que l’OMC nous permet de contourner tout ce qui ne fait pas notre affaire. Mais nous sommes absolument terrifiés par la manière dont les réseaux de citoyens peuvent instantanément détruire la légitimité de notre compagnie et ruiner notre franchise. Il est extrêmement difficile de faire prendre conscience à tous nos employés à travers le monde des risques de cette nouvelle imputabilité».

Le régime même de l’OMC est en danger de perdre sa légitimité. Elle n’arrive pas à faire consensus dans la société civile, en partie par manque de valeurs et de mécanismes démocratiques fondamentaux (transparence, imputabilité, procédés justes, protection égale, honnêteté et incorporation de valeurs non commerciales dans les lois nationales et les accords internationaux). Mais plus essentiellement, le régime de l’OMC omet, dans l’équation du commerce, les deux plus importantes et indispensables formes de capital, celles qui sont essentielles à la vie et au bien-être. Les capitaux physiques et financiers sont facilement transférables et, dans certaines conditions, leur commerce peut permettre à certaines personnes de s’enrichir sans que quelqu’un d’autre s’appauvrisse12. Cependant, la théorie du libre-échange ignore qu’on ne peut pas vendre les services écosystémiques ou les communautés. Contrairement aux capitaux physiques et financiers, les capitaux naturel et humain sont intrinsèquement enracinés - dans un biome ou une communauté, – et peuvent donc souffrir si le commerce les soumet à la mobilité physique des autres formes de capital.

Pour créer une richesse durable et équitable, nos politiques économiques doivent être basées sur l’utilisation productive et sur l’accroissement des quatre formes de capital, en tenant compte de la différence dans leurs caractéristiques commerciales. Parce qu’il le fait, le Capitalisme naturel offre un moyen de recadrer le débat commercial de façon à faciliter les échanges entre les avocats et les adversaires du commerce mondial. Il ne s’attaque pas aux maux présumés du capitalisme, mais il explique comment devenir un meilleur capitaliste.

Au contraire, les structures de gouvernance qui embrassent les deux formes mobiles de capital et qui sous-estiment les capitaux naturel et humain sont fondées sur une erreur logique qui rendra le développement durable impossible. Ce déséquilibre minera notre prospérité actuelle et future.

Il est intéressant d’examiner la façon dont la Communauté européenne a développé un processus de mini-mondialisation entre des nations-membres ayant des degrés de prospérité et des contextes différents, tout en tentant de protéger leurs valeurs concernant la société et l’environnement. L’intégration européenne dans un marché libre et commun se fait main dans la main avec des politiques importantes qui renforcent l’orientation générale de ce marché vers le développement durable. C’est évidemment un travail en cours faisant face à de nombreux défis, mais il montre qu’il est possible d’intégrer les dimensions sociales et environnementales dans la construction d’un marché international efficace. Est-il besoin de souligner que l’engagement politique à supporter les pays membres à l’intérieur de la Communauté européenne est beaucoup plus important que le support des pays membres à l’intérieur des Nations-Unies ou de l’OMC ?

Des crises mondiales comme la fonte des glaciers arctiques, le trou dans la couche d’ozone et la perte des services écosystémiques devraient inciter les pays membres de l’ONU à prendre un engagement similaire à l’égard du bien-être de tous les partenaires et de leur développement durable commun. Dans un monde hautement interdépendant, on pourrait penser qu’un phénomène comme les changements climatiques, qui ne respectent aucune frontière nationale ou continentale, pourrait donner aux leaders du monde la chance de créer un sens d’interdépendance et de solidarité. Dans les faits cependant, les objectifs du protocole de Kyoto vont probablement être mis en oeuvre par les efforts conjoints (quelquefois antagonistes) de la société civile et des entreprises bien avant leur ratification par les gouvernements.

Voilà une mauvaise nouvelle pour les gouvernements nationaux et pour les Nations-Unies. Les sommets mondiaux leur offrent la chance d’assumer un rôle de leader. S’ils demeurent incapables de le faire pour ce qui est du développement durable, leur propre légitimité sera remise en question, et le leadership sur cette question sera récupéré de plus en plus par les secteurs de la société qui auront démontré qu’ils peuvent créer du changement: le monde des affaires et la société civile.


Notes

1. Le titre original de l’article est Insurmountable Opportunities?, tiré d’une bande dessinée de Walt Kelly dont le personnage Pogo fait un jour remarquer: «We are confronted by insurmountable opportunities». Kelly est aussi l’auteur du dicton «We have met the ennemy and he is us».
2. Rapport du World Resources Institute: A Guide to World Resources, People and Ecosystems, the Fraying Web of Life, 2000, WRI, 10 G St., Washington DC, 20002, USA.
3. Kristin Philpikoski, The Dawn of a New Mezoic, Wired, 3 août 1999.
4. Donella Meadows et al, Beyond the Limits, 1992, Chelsea Green Publishing.
5. Robert Costanza et al, The Value of the World’s Ecosystem Services and Natural Capital, Nature, 387:253-260, 15 mai 1997.
6. Ces chiffres peuvent minimiser l’importance des dommages réels. Pendant que l’industrie de l’assurance a en main la valeur de l’accroissement de la mortalité (par exemple, le nombre de morts reliées à la chaleur ou à la malnutrition dans les zônes de sécheresse), les coûts de santé et ceux associés à la mortalité ne sont peut-être pas inclus. Pour ce qui est du capital naturel, qui comptabilise le déclin de la pollinisation et les pertes de récoltes (ou l’absence de récoltes), ou la valeur du déplacement de la production de sirop d’érable du Vermont vers le Canada, par exemple? Qui comptabilise les pertes de biodiversité causé par l’assèchement de l’Amazone? Est-ce que les pingouins ont un lieu où se tenir debout? Y a-t-il un coût pour la protection du littoral et pour les “améliorations” des installations portuaires exigées par l’augmentation de 6 pouces du niveau de la mer pendant le siècle dernier? Quel a été le coût de la vaporisation pour contrer le virus du Nil occidental dans l’état de New York l’an dernier? Etc. Si une comptabilité minutieuse devait être faite, l’évaluation des dommages courants pourraient avoisiner les 300 milliards de dollars.
7. Jeff Gates, With Globalization, Poverty is Optional, Shared Capital Institute.
8. Selon Elizabeth Ryland, «Dns les années 1800, il y avait environ 800 millions d’êtres humains dans un monde où de vastes continents restaient inexplorés et inexploités, ce qui explique que les penseurs de l’époque ont proposé un système économique qui valorisait la productivité maximum du facteur limitatif (le travail) avec peu ou pas d’égard à l’efficacité des ressources. Ce modèle économique crée maintenant d’importants problèmes dans un monde de plus de six milliards d’habitants avec la menace d’une pénurie de ressources». Review of Natural Capitalism, Journal of Organization and Environment, Septembre 2001.
9. Paul Hawken, L’Écologie de marché, Le Souffle d’Or, 1995
10. Wall Street Journal, 19 décembre 1999.
11. Pierre S. Pettigrew, The New Politics of Confidence, 1999, Stoddart (disponible chez Chapters on-line).
12. De façon classique, une telle amélioration de Pareto provient du commerce dans les produits manufacturés quand, comme Adam Smith l’a clairement supposé, la mobilité du capital financier est limitée. Cependant, quand le capital financier est très mobile, le commerce n’est plus à l’avantage comparatif mais à l’avantage absolu, créant des perdants aussi bien que des gagnants (à moins que les gagnants choisissent de compenser les perdants, ce qu’ils ne semblent pas vouloir faire jusqu’à présent). Certains économistes affirment, sur la base de théories extrêmement abstraites, que cette conclusion classique n’est plus valide, mais qu’elle semble refléter les effets observables du libre marché mondial qui tourmentent plusieurs pays en voie de développement et plusieurs communautés pauvres.

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