Le complexe de Midas

Maurice Lagueux
« ... Bacchus permet à Midas, faveur agréable mais pernicieuse, de choisir une récompense à son goût, tant il est heureux d'avoir retrouvé celui qui l'éleva. Midas devait abuser du cadeau: "Fais, dit-il, que tout ce que mon corps aura touché se convertisse en or aux fauves reflets." Liber exauce ce souhait et s'acquitte en lui accordant un privilège qui lui sera funeste, avec le regret qu'il n'ait pas fait un voeu plus sage. Le héros du Bérécynthe s'en va content; il se félicita de ce qui doit faire son malheur et, pour s'assurer que la promesse n'est pas vaine, pour éprouver son pouvoir, il touche tout ce qu'il rencontre; se fiant avec peine à lui-même, il cueille sur une yeuse de faible hauteur un rameau que couvre un vert feuillage: le rameau est devenu un rameau d'or; il ramasse une pierre: la pierre aussi a pris la pâle couleur de l'or ; il touche une motte de terre: à ce contact puissant la motte devient un lingot; il coupe des épis secs, dons de Cérès: sa moisson était d'or; il tient dans Sa main un fruit
    qu'il vient de cueillir sur un arbre on croirait que c'est un présent des Hespérides; applique-t-il ses doigts sur les hautes portes de son palais, on voit ces portes lancer des rayons; quand Il a baigné ses mains dans une eau limpide, cette eau qui ruisselle de ses mains aurait de quoi tromper Danaé. A peine peut-il lui-même contenir les espérances qui s'offrent à son esprit; dans son Imagination il voit tout en or. Ravi d'aise, il prend place devant la table que ses serviteurs ont chargée de mets et où abonde le froment grillé; mais alors, si sa main touchait les dons de Cérès, les dons de Cérès durcissaient à l'instant; s'il s'apprêtait à déchirer les mets d'une dent avide, ces mets disparaissaient, dès qu'il y portait la dent, sous une lame du fauve métal; s'il mêlait à une eau pure la liqueur du dieu qui l'avait exaucé, on voyait de l'or fondu couler entre ses lèvres ouvertes. Epouvanté d'un mai si nouveau, à la fois riche et misérable, il ne demande plus qu'à fuir tant d'opulence et ce qu'il avait souhaité naguère lui fait horreur. Au milieu de l'abondance, il n'a pas de quoi apaiser sa faim; la soif dessèche et brûle son gosier; il maudit cet or qui lui vaut des tourments trop mérités; levant vers le ciel ses mains et ses bras resplendissants: "pardonne, s'écrie-t-il, dieu des pressoirs, ô notre père; c'est ma faute; mais prends pitié de moi, je t'en supplie; arrache-moi à ce brillant fléau." La puissance des dieux est indulgente; le coupable avouait; Bacchus lui rend sa nature première et retire la faveur que, fidèle à ses engagements, il lui avait accordée: "Tu ne peux pas, lui dit-il, rester enduit de cet or que tu as si imprudemment souhaité; va-t'en vers le fleuve voisin de la grande ville de Sardes et, en remontant son cours entre les hauteurs de ses bords, poursuis ta route jusqu'à ce que tu arrives à l'endroit où il prend naissance; alors, quand tu seras devant sa source écumante, là où il jaillit en flots abondants, immerge ta tête sous les eaux; lave en même temps ton corps et ta faute." Le roi, docile à cet ordre, se plonge dans la source; la vertu qu'il possède de tout changer en or donne aux eaux une couleur nouvelle et passe du corps de l'homme dans le fleuve; aujourd'hui encore, pour avoir reçu le germe de l'antique filon, le soi de ces campagnes est durci par l'or qui jette ses pâles reflets sur la glèbe humide. (Ovide, Métamorphoses, XI, 100-145, trad. Lafaye, coli. G. Budé; les deux premiers noms propres du texte ont été substitués aux pronoms correspondants.)

    L'inquiétude provoquée par l'expansion démesurée de la production industrielle est certes un phénomène caractéristique de notre époque, mais on ne peut en dire autant de celle suscitée par d'autres figures de la démesure dans l'activité économique. Aussi ne paraît-il pas sans intérêt de situer, quelque part dans l'histoire de la conscience d'une telle démesure, l'attitude nouvelle que nous éprouvons à l'égard de la croissance économique. Entendons ici par "conscience de la démesure " la perception inquiète d'une disproportion gênante entre des fins estimées valables et des effets qui par leur importance même paraissent devoir au-delà d'un certain seuil échapper à tout contrôle. La démesure caractériserait ainsi le résultat d'une opération qui s'avérait heureuse tant qu'elle demeurait dans les limites qui sont justement celles d'une juste mesure: tel un cancer, elle serait une sorte de fécondité outrée, maladive et incontrôlable de. certaines fonctions autrement bénéfiques.

    Or, si nous distinguons en gros dans l'activité économique la fonction échange et la fonction production - la circulation monétaire étant en un sens corrélat de la première, comme la consommation est corrélat de la seconde - nous pouvons affirmer que, jusqu'au XIXe siècle inclusivement, c'est la première de ces fonctions qui s'est avérée le lieu de la démesure, alors que la seconde se trouvait en quelque sorte confinée à des proportions bien modestes par la force des choses ou, si l'on préfère, par le faible développement des forces productives. Par contre, au XXe siècle, on paraît avoir à peu près domestiqué la première fonction, on s'est habitué à son gigantisme qu'on essaie plutôt de maintenir égal à lui-même, sans craindre outre-mesure des soubresauts sérieux sans doute mais non plus terrifiants. Et voilà que c'est au tour de la seconde de prendre des proportions alarmantes et de projeter sur sa propre croissance le spectre ambigu de la démesure.


    Echange et démesure

    Voyons ce qu'il en est de la première forme de démesure, avant de retrouver celle maintenant plus familière qui intéresse la croissance. Cette démesure, qui concerne la sphère des échanges économiques, s'est d'ailleurs elle-même déployée en deux moments: le premier est apparu avec les grandes entreprises commerciales rendues possibles par la monnaie d'or, le second avec les audaces financières des XVIlle et XIXe siècles.

    La hantise de la démesure a toujours été, on le sait, particulièrement présente à la pensée grecque et, sur ce plan, Aristote s'est avéré être, on le sait aussi, un philosophe on ne peut plus grec. Aussi n'est-il pas étonnant de trouver systématisée par lui l'expression de cette inquiétude provoquée parle développement démesuré du commerce. Pour lui, l'échange est sans doute une activité saine qui procure "à chacun de quoi suffire à ses besoins",1 mais à condition que cet échange soit axé sur l'acquisition des "richesses naturelles ",2 c'est-à-dire de celles, limitées dans leur quantité, qui procurent le bien-être. Esquissant très clairement la distinction 3 qui, exprimée en terme de valeur d'usage et de valeur d'échange, aura de Smith à Marx la fortune qu'on connaît, il insiste sur le fait que les échanges doivent tendre à faciliter "l'usage propre" de chaque chose et non à favoriser une accumulation absurde de richesses. La pratique qui aboutirait à une telle conséquence ne mériterait plus, à ses yeux, le nom d'économique, elle ferait plutôt l'objet de la chrématistique, 4 la science du commerce, à l'égard de laquelle le philosophe a du mal à dissimuler sa méfiance. Le commerce s'avère si inquiétant à cause de la monnaie qui, d'instrument pour faciliter l'échange des richesses naturelles, est devenue moyen d'accumuler des richesses superflues. Or, une fois rompu ce lien avec la nature, le spectre de la démesure a tôt fait d'apparaître car "la fin que se propose le commerce n'a pas de borne",5 d'autant que les gens de commerce plus que quiconque "aiment l'argent, ne croient jamais en avoir assez et accumulent toujours".6 Aussi, à l'égard de ceux qui s'adonnent à cette recherche frénétique de l'avoir, Aristote conclut-il qu'ils sont mus par une passion de vivre "qui n'a point de bornes" et qui s'oppose à celle de vivre bien .7

    Tout au long du moyen âge, on se rappellera cette leçon aisément récupérée par la morale chrétienne. Puisqu'Aristote expliquait cette accumulation d'argent en signalant que les marchands achetaient souvent pour "revendre plus cher" et qu'ils prêtaient par ailleurs cet argent à intérêt, on a cru se prémunir efficacement contre la démesure inhérente à de tels actes en insistant inlassablement sur la nécessité de fixer un "juste prix" et en interdisant en principe le prêt à intérêt.

    La hantise de l'or et de l'argent allait d'ailleurs demeurer assez constante jusqu'au XVIIIe siècle. Boisguillebert, par exemple, voyait dans l'argent "la source du mal",8 la voie "par où ce désordre est entré dans le monde, où il a fait un si grand ravage, surtout dans ces derniers temps, que jamais ceux des nations les plus barbares dans leurs plus grandes inondations n'en approchèrent . . .8 La monnaie est ainsi responsable de bien des maux, y compris de la rareté apparente des ressources. Pour Locke, par exemple, il ne fait pas de doute que "le monde contient assez de terres pour suffire au double de sa population"9, moyennant toutefois qu'on se contente, dans l'esprit d'Aristote, de satisfaire ses besoins et non d'accumuler indéfiniment des richesses, comme il devenait possible de le faire dès qu'on eut reconnu une valeur considérable à un fatidique "petit morceau de métal jaune".9 L'abondance de l'or souhaitable à première vue s'avère ainsi désastreuse et provoque alors autant de méfiance qu'elle suscitait de convoitise. Si l'on trouve avantage à donner le nom de "complexe" à ce genre de situation, on pourrait parler du complexe de Midas en rappelant, à la suite d'Aristote et de Boisguillebert10 eux-mêmes, que le "Midas de la fable" reçut pour son plus grand désenchantement "le don de convertir en or tout ce qu'il toucherait"11 et en suggérant d'y voir la figure tragique de l'angoisse engendrée par la démesure même d'une entreprise économique.

    Toutefois ce complexe allait bientôt, en apparence du moins, se résorber après avoir livré la part de vérité qu'il contenait, à savoir que la véritable richesse des nations - Boisguillebert le percevait bien avant Adam Smith - n'est pas dans l'or accumulé mais dans le produit du travail de chacune. Cette vérité, on le voit, avait sa contrepartie: l'or est, en un sens, une marchandise, comme les autres, pas plus digne d'une quête inlassable, mais pas plus ensorcelée, ni plus terrifiante non plus. L'or bientôt aura cessé de jouer le rôle de boue émissaire et l'on reconnaîtra vite que, pour peu qu'on se garde de le surévaluer, il s'avère fort utile à la bonne marche de ce commerce généralisé, qui sera de plus en plus accepté à partir du XIXe siècle. On ne songera plus à maudire l'or, certains peuples déjà en ayant cruellement manqué, on cherchera plutôt à s'en faire un allié et, qui plus est, on en fera un point de repère rassurant, un symbole de prudence à l'encontre duquel allait bientôt s'esquisser une nouvelle figure de la démesure. Ainsi, le premier moment de la démesure dans la sphère des échanges faisait miroiter la possibilité d'une accumulation d'or indéfinie et choquait par là la sagesse aristotélicienne; ce moment était relié au commerce. Le second moment sera relié plutôt à la finance et choquera maintenant la sagesse des économistes classiques en faisant miroiter la prétention apparemment folle de multiplier indéfiniment les moyens d'échange sans égard pour les réserves d'or. Nouvelle figure de la démesure qu'allait bientôt stigmatiser l'image infinie de la spirale inflationniste. Pour souligner combien cette forme de démesure diffère de celle qui inquiétait Aristote, je ne trouve rien de mieux que d'évoquer ces grandes affiches qui placardaient encore de vagues murs de mon enfance et qui faisaient dire à notre avare national, Séraphin Poudrier, appuyé sur ses sacs d'or, ces mots horrifiés: "L'inflation, c'est la ruine!" Sagesse un peu courte aux yeux de l'économie moderne, mais "sagesse" qui pour des raisons combien opposées aurait été folie aux yeux d'Aristote.

    Pourtant, la hantise la plus radicale peut tolérer quelques concessions en prenant appui sur la saine raison. Aristote, on l'a vu, conscient des sacrifices trop cruels qu'aurait imposés une économie limitée au troc, se devait de faire des compromis avec la monnaie en invoquant la raison pour limiter les dégâts: quelques échanges monétaires, c'est bien, mais au-delà d'un certain point, on finit par se laisser emporter par la démesure. De même les économistes les plus conservateurs, conscients des limites étroites de la monnaie métallique, se devaient de reconnaître le rôle grandissant du papier-monnaie, mais ils le firent en se référant encore à la raison: il fallait n'imprimer qu'une somme raisonnable de billets de banque et éviter les folles aventures comme celle de Law. De nos jours, ne sommes-nous pas réduits, dans un contexte monétaire beaucoup plus sophistiqué, à invoquer la même raison, la même juste mesure, pour expliquer qu'une inflation de 2 à 4%, c'est raisonnable, mais qu'au-delà on dépasse les bornes, la conjoncture actuelle ayant d'ailleurs tendance à élargir ses limites de la saine raison. En tout cas, - il demeure significatif que pendant près d'un siècle, jusqu'au lendemain de la guerre de 1914, la communauté économique occidentale a choisi de laisser ses réserves d'or déterminer assez strictement la quantité de ses instruments d'échange en vertu des règles définies par le système du "Gold standard". Des expressions comme celles de "golden brake" et de "gold anchor", qui cherchaient à rendre compte de cette situation, traduisaient bien à quel point on sentait le besoin de s'ancrer à l'or pour se garantir contre l'appel trompeur des équipées monétaires démesurées.12

    On a compris, au début du XXe siècle, que cette "crucifixion à une croix dorée", comme on disait, était, malgré son fond de vérité établi de façon concluante par les expériences modernes d'inflation galopante, un sacrifice nullement nécessaire qui imposait aux échanges une lourde restriction, laquelle à son tour entraînait une restriction de la production.

    S'il est vrai que la monnaie émise en quantité excessive se détruisait elle-même et paralysait de ce fait le circuit économique qu'elle devait animer, il était également vrai, en contrepartie, que la quantité de monnaie requise pour assurer adéquatement cette animation ne pouvait être fonction des réserves d'or, mais bien plutôt des besoins réels de l'économie. C'est ce qu'au XIXe siècle auraient voulu voir reconnu les défenseurs de la doctrine dite des "reai bills" et c'est ce qui soutient encore aujourd'hui la conviction inébranlable de nos théoriciens créditistes, qui ne se lassent pas de répéter qu'il "faut rendre financièrement possible ce qui est physiquement réalisable", convaincus qu'ils sont que même si la quantité de monnaie n'est plus déterminée par des réserves d'or, elle ne l'est pas encore par les besoins réels de l'économie. Encore fallait-il toutefois mettre au point des instruments opérationnels pour rendre possible le contrôle politique de l'économie qu'allait exiger l'abandon de l'or, et c'est à la discussion théorique qui a accompagné ce processus que le nom de Keynes sera toujours associé.

    Bien que ce ne soit pas là son mérite essentiel, on peut dire que sur ce plan Keynes a achevé de libérer la réflexion économique du complexe de Midas. Les classiques en effetavaient eu raison de dissiper l'effroi que leurs prédécesseurs ressentaient à l'égard de l'or, en mettant carrément l'accent sur la production stimulée par l'échange plutôt que sur un commerce en proie aux troublantes sautes d'humeur de cet or. Mais ils auront eu tort, aux yeux de leurs successeurs, de ne pas aller plus loin et de s'obstiner à prêter à l'or cet indépassable prestige qui lui accordait un rôle modérateur et cette fois rassurant dans le contrôle des moyens d'échange, et cela aux dépens d'un contrôle effectif de l'activité productive elle-même.

    On voit, en tout cas, que si l'importance centrale de la production ne s'est dégagée que petit à petit au cours de ce long processus, elle n'aura été en tant que telle jamais remise en cause. Aussi du point de vue qui nous intéresse ici, on peut dire que la réflexion économique n'est parvenue à liquider le complexe de Midas qu'en déplaçant peu à peu l'axe normatif, de l'accumulation maximale d'or vers la production maximale de biens désirés pour la consommation. Pour Boisguillebert comme pour Aristote, l'or demeurait une source d'illusion qui risquait fâcheusement de désorganiser la production de ce qui aurait permis de vivre bien. Avec Smith, l'or perd même son pouvoir d'illusion et se trouve ravalé au rang d'instrument au service de la production et, chez Keynes, il n'a même plus ce rôle d'instrument privilégié. Pauvre Midas, s'il avait su que même cette mince consolation allait lui être enlevée! Toujours est-il qu'une fois percés les secrets illusoires du monde monétaire, l'attention pouvait désormais se porter sur la production réelle ou mieux sur la croissance de la production mesurée par celle du produit national brut. Il suffisait en effet de s'assurer que cette croissance demeure elle-même à peu près équilibrée, pour pouvoir raisonnablement espérer que les forces monétaires et financières, que l'on venait à peine de domestiquer, ne tombent plus hors de contrôle.

    Sans doute, les soubresauts qui secouent constamment notre économie nous rappellent-ils que ce contrôle est bien fragile et que, si les mécanismes de l'échange sont connus, c'est d'une connaissance qui ne parvient que très grossièrement à simuler la complexité de la vie économique concrète. Sans doute aussi, les stratégies qui s'élaborent sur cette base paraissent-elles, même quand on ne met pas foncièrement en cause le système économique occidental, assez discutables et souvent peu efficaces. Mais nous nous habituons à cette situation et nous n'arrivons plus à la prendre au tragique.

    L'inflation nous gêne certes, mais nous n'y reconnaissons plus guère le signe angoissant de la démesure: pour peu que par le biais de l'indexation nous nous sentions solidement en selle sur le coursier, nous ne nous troublons guère de le voir prendre son élan. Bref, les débats théoriques sur la question paraissent, tout comme les envolées des politiciens en campagne électorale, se perdre dans une vague rumeur qui devient terne devant l'affirmation fraîche et forte d'une figure nouvelle et inattendue de la démesure située celle-là du côté de la production.


    Production et démesure

    Au moment où les mécanismes de l'échange sont à peu près maîtrisés, on se rend compte que la situation technologique de l'Occident a changé et que désormais c'est la production elle-même qui risque de devenir démesurée. La production axée en principe sur la consommation (pas forcément commandée par elle, mais y aboutissant normalement) paraissait si naturellement s'imposer comme norme de l'activité économique qu'on ne s'attendait guère à devoir la contenir elle aussi dans de "justes limites". On avait déployé tant d'efforts pour "accélérer" la croissance, pour assurer le "décollage" des économies, qu'on arrive mai à s'inquiéter sérieusement du succès obtenu.

    Marx avait bien vu que le capital peut s'accumuler et "faire des petits" et cela d'une façon démentielle, mais il s'en prenait par là au mode de production plutôt qu'à la production elle-même; et c'était d'ailleurs pour assurer que le mouvement allait dialectiquement s'étouffer lui-même et rendre possible une société plus raisonnable. Le pessimisme de son siècle sur l'avenir de la production économique devait simplement par là se révéler optimisme révolutionnaire. Seul Malthus avait reconnu le potentiel démesuré et inquiétant d'un mouvement logarithmique ou exponentiel mais c'est justement, comme on l'a souvent rappelé, parce qu'il se refusait par pessimisme à l'appliquer à la production économique et en réservait les effets à la population, que ses prévisions ont été démenties et que sa découverte est demeurée si longtemps oubliée. Il fallait attendre, comme le souligne Alfred Sauvy,13 que l'homme marche sur la lune pour qu'il puisse prendre au sérieux l'idée que sa planète à lui qu'est aussi isolée, limitéeet donc sujette à offrir un plafond plus ou moins élevé à toute velléité de croissance indéfinie. Il n'en fallait pas plus pour qu'une courbe exponentielle et asymptotique filant vers un choc fatal et brutal se substitue à la spirale étourdissante dans une imagination graphique hantée à nouveau par la démesure catastrophique.

    Si Midas avait pu lire les économistes d'Aristote à Keynes, il aurait compris qu'il était dupé par Bacchus et qu'il formulait mal son propre désir. Pourquoi vouloir tout changer en or quand l'or n'est qu'un moyen plus ou moins important et d'ailleurs souvent embarrassant? Pourquoi ne pas carrément demander de pouvoir tout changer en biens de consommation susceptibles de satisfaire tel ou tel besoin? Aristote, Smith et Keynes le lui aurait également suggéré Pour des raisons différentes, il est vrai. Mais eût-il sagement anticipé leur suggestion qu'il n'en serait pas moins demeuré, semble-t-il maintenant, le symbole désenchanté de la démesure. Changer tout ce que l'on touche en pain, en voiture ou en château, c'est déjà plus pratique; mais ça risque de devenir encombrant (surtout si pour les besoins de notre discussion on exclut la réversibilité du processus). Midas, on s'en doute, aurait eu tendance comme chacun à sous-évaluer ses besoins encore inexprimés. Et que dire si Bacchus par excès de malice s'était fait généreux comme Prométhée et avait octroyé un pouvoir analogue à tous les sujets du roi! Il y a fort à parier qu'il n'en aurait pas fallu tant pour que Midas, horrifié par ces insupportables bacchanales, ait aussitôt supplié le dieu d'invalider cet effrayant pouvoir et qu'il se soit trouvé, encore une fois, trop heureux de se plonger dans une source écumante pour expier sa faute.

    L'expérience de la démesure provoque généralement chez ceux qu'elle traumatise la nostalgie d'une pureté originelle. Pourtant, c'est là une erreur, s'il est vrai que la démesure n'est rien d'autre qu'hypertrophie d'un processus bénéfique, et c'est là un anachronisme si cette démesure a été engendrée dans le déploiement d'un processus historique irréversible. La croissance économique que nous connaissons a bien sûr quelque chose de démesuré au point où la perspective même du maintien indéfini des taux de croissance atteints paraît absurde (une nouvelle génération d'économistes en a d'ailleurs pris conscience)14 mais elle ne peut non plus être simplement conjurée comme un mauvais sort. Le passage brutal à la non-croissance (croissance zéro) pourrait s'avérer aussi catastrophique que son maintien prolongé15 et aussi absurde que l'élimination brutale de la monnaie. Sans doute, la démesure dans la sphère de la production n'est-elle pas de même nature et requiert-elle un autre traitement que celle appréhendée jadis dans la sphère de l'échange; mais ces deux démesures ont apparemment ceci de commun que seul un déplacement de l'axe normatif qui les polarise semble permettre d'intégrer leur mouvement insensé à un projet plus valable. Non plus la production maximale, mais la production optimale. Pour liquider définitivement le tenace complexe de Midas, il aurait fallu montrer non seulement que l'or et la monnaie sont au service de la production, mais que la production elle-même est au service du bien-être (entendu dans un sens qui renvoie à l'idée de qualité de vie) et du bien-être de l'ensemble de la société. Le roi Midas aurait donc pu tenter sa chance à nouveau et demander que tout ce qu'il touche soit changé en ce qui est le plus susceptible d'entraîner la meilleure qualité de vie pour lui et ses sujets, et ce à l'aide d'un processus réversible qui rende possible un recyclage constant des matériaux utilisés, etc. Mais Bacchus, plus familier avec le langage de la démesure et de la maximation qu'avec celui de l'optimalité, n'y aurait rien compris et aurait été excédé.

    La démesure a au moins l'avantage d'être claire. Le produit national brut se calcule mieux que le "bonheur national brut" et de ce fait les moyens d'en assurer l'accroissement continu, plus aisément évaluables, parviennent à s'imposer avec d'autant plus de force. Sans doute qu'Aristote devait lui aussi concéder à contrec?ur un avantage de cet ordre à ceux qui à ses yeux ne songeaient "qu'à vivre et nullement à vivre bien."16 Voilà pourquoi ceux qui cherchent à "vivre bien" et se préoccupent de "qualité de la vie", n'étant guère parvenus depuis Aristote à faire, lors de leurs constantes évaluations, l'économie du recours embarrassé à la saine raison et à la juste mesure, ont encore tant de mai à contrer les impératifs séduisants de la croissance et à offrir une alternative convaincante au désenchantement répété de Midas. »

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