Temps linéaire et temps cyclique dans la philosophie de l'histoire d'Auguste Comte
Le philosophe Maurice Lagueux a consacré plusieurs pages de son livre Actualité de la philosophie de l'histoire au sens de l'histoire selon Auguste Comte
«Ce n'est pas le lieu ici de donner un aperçu plus complet de la philosophie de l'histoire de Comte, (état théologique, état métaphysique, état positif) puisqu'il s'agit seulement de montrer que, plus clairement encore que chez Saint-Simon, on a affaire à une philosophie où une perception cyclique de la façon dont les sociétés se succèdent dans le temps vient se greffer à une conception linéaire résolument progressiste de l'ensemble de la temporalité historique. D'une part, Comte consacre un soin extrême à établir un parallèle précis entre l'état théologique et l'état positif au point où, à un stade ultérieur du développement de sa pensée, il ira même jusqu'à emprunter au christianisme médiéval les éléments les plus étrangers aux canons de la pensée scientifique (catéchisme, saints patrons, anges gardiens, calendrier liturgique, sacrements, prières, etc.) pour en faire une transposition dans un registre laïcisé qu'il n'hésitera pas à qualifier de positif. Ce mode de pensée assez inattendu chez le père du positivisme montre bien, en tout cas, qu'à ses yeux l'état théologique et l'état positif constituent en quelque sorte deux cycles structurellement homologues que l'humanité doit parcourir successivement. Bien que l'état positif soit présenté comme incontestablement supérieur à l'état théologique, c'est dans le cadre de ce dernier, dans un premier cycle du développement des sociétés pourrait-on dire, qu'ont été déterminés les grands traits de la structure sociale qui seront repris avec un contenu supérieur parce que scientifique dans le cadre de ce que Comte aurait tout aussi bien pu appeler le cycle positif du développement des sociétés. Si Comte tenait tant, malgré son positivisme radical, à accorder une place aussi décisive à des institutions issues de l'âge théologique, c'est sans doute que, seule, sa connaissance de ces institutions, qui ont dominé un cycle antérieur de l'histoire de l'humanité, pouvait lui permettre mutatis mutandis d'entrevoir avec quelque précision ce que pourrait bien être la société positive du cycle supérieur. D'autre part, l'insistance de Comte sur le rôle essentiel quoique purement négatif de l'état métaphysique montre bien que, l'humanité ayant parcouru un premier cycle correspondant à son état théologique, ce dernier devait, une fois ses possibilités créatrices épuisées, entrer en décadence et se désagréger totalement avant que la société positive puisse s'affirmer pleinement dans un cycle supérieur. Bref, pour Comte, il est essentiel de concilier l'ordre et le progrès qui constituent d'ailleurs les deux éléments de ce qu'il présente comme la devise du positivisme. Si la société médiévale a su trouver la façon d'établir un ordre atisfaisant, il s'agit dans la société positive de reprendre ce principe générateur d'ordre, mais de le reprendre à un niveau supérieur qui rendra possible le progrès.
Il y a donc, en un certain sens, quelque chose de cyclique dans une philosophie de ce genre, mais ce quelque chose de cyclique est totalement subordonné à ce qu'il y a en elle de linéaire et de progressiste. Les cycles s'y réduisent à deux au lieu de se répéter indéfiniment comme dans une théorie purement cyclique, mais l'idée de la répétition d'un parcours antérieur y est maintenue et exploitée. L'âge positif correspondant au second cycle y est proclamé âge définitif et indépassable et, de ce fait, l'âge théologique, correspondant au cycle initial, se voit réduit à n'offrir qu'une première ébauche – fondée sur des principes dépassés mais structurés de façon toujours instructive de ce qu'on espère voir se réaliser dans le cadre de l'âge positif. On le voit, malgré leur volonté de développer une théorie du progrès historique dans le sillage de celle de Condorcet, les héritiers de ce philosophe se sont vus contraints de reconnaître dans l'histoire l'existence de deux cycles apparentés au moins par leur structure, tant il est vrai qu'on peut difficilement rendre compte de ce qui est en train de se passer dans le monde actuel sans prendre appui sur quelque régularité, c'est-à-dire sur la connaissance de ce qui s'est développé à un stade antérieur de l'histoire.»