Qu'est-ce que le néolibéralisme?
Comme on s'entend généralement pour faire de Hayek le théoricien le plus systématique des principes fondamentaux du néolibéralisme, c'est vers son oeuvre qu'il semble naturel de se tourner pour y mesurer la distance prise à l'endroit du néoclassicisme.
Il serait bien inutile de s'efforcer de comprendre en quoi consiste le néolibéralisme, sans chercher d'abord à voir ce qui fait le propre du libéralisme comme tel. On ne se trompe guère, sans doute, en soulignant d'emblée que le libéralisme est une doctrine axée sur une sorte de culte de la liberté individuelle, mais on reste alors sur sa faim car une telle façon de le caractériser a souvent donné lieu à des interprétations fort variées et même contradictoires. Il s'impose donc de démêler un peu ces interprétations; la chose, toutefois, ne sera guère facilitée par le fait que le libéralisme intéresse, au même titre, des disciplines ou des secteurs aussi distincts que l'économie, la politique, le droit, voire l'éthique. Aussi, la décision prise ici de privilégier la dimension économique simplifiera-t-elle, en un sens, la discussion de la question, mais il faudra, chaque fois que l'occasion s'en présentera, déterminer jusqu'à quel point les traits dégagés dans un contexte économique peuvent s'appliquer également dans les autres contextes pertinents.
1) Le libéralisme européen et le libéralisme américain
Quoi qu'il en soit, cependant, du contexte privilégié ici, il est habituel, quand on cherche à préciser le sens du mot «libéral», de rappeler qu'il faut bien se garder de confondre les sens prêtés à ce terme en Europe et en Amérique du Nord respectivement. Avant toutefois de montrer en quoi s'opposent ces deux acceptions d'un même mot, il n'est pas sans intérêt de souligner ce qu'elles ont en commun. Qu'on ait, en effet, à l'esprit le sens européen ou le sens américain du mot, on qualifiera normalement de «libéraux» ceux dont on veut souligner les convictions anti-conservatrices et le peu de propension à survaloriser les traditions séculaires. De même, dans un cas comme dans l'autre, le «libéralisme» dont il est question voit ses racines les plus profondes remonter à ce bouillonnement d'idées qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, a fini par ébranler tout ce que l'on associait alors à l'Ancien Régime. À ce titre, la cause du libéralisme a toujours eu partie liée avec celle de la modernité et, malgré bien des distinctions sur lesquelles il faudra revenir, son développement fut, à ses débuts, étroitement relié à celui de la rationalité et à celui de tout ce que l'idée de «Lumières» a pu évoquer à cette époque.
Mais venons en à ce qui distingue ces deux acceptions. Pour les Nord-américains, les libéraux ont d'abord été ceux qui ont osé heurter de front des traditions de la Métropole qui leur paraissaient vétustes pour faire triompher un idéal moderne de liberté et de justice sociale. Les libéraux par excellence étaient ceux qui n'ont pas craint, dans la Déclaration d'indépendance de 1776 de rejeter l'autorité du roi d'Angleterre pour ensuite fonder un pays dont la constitution allait garantir la liberté de chacun de ses citoyens. On ne s'étonnera donc pas de ce que ce nouvel État, qui était issu d'un refus de toutes les traditions et qui avait littéralement été inventé par quelques-uns des plus grands libéraux de l'histoire, ait vite été perçu comme l'instrument privilégié qui devait permettre de faire avancer la cause «libérale» et celle de la modernité. Ainsi, les dirigeants du parti Démocrate, qui, à diverses périodes, ont voulu s'inscrire dans le sillage de ce libéralisme, n'ont-ils pas manqué de faire abondamment appel à un État ainsi conçu, garant des libertés individuelles, pour défendre les causes qui leur paraissaient les plus valables.
Dans un tel contexte, on a été amené à qualifier de conservateurs, ceux pour qui les valeurs familiales et régionales avaient beaucoup plus d'importance que celles qu'entendait promouvoir un État qu'ils estimaient à la fois distant et menaçant. On peut penser, en particulier, à ces fermiers de l'Ouest, esprits indépendants s'il en est, qui, après avoir défriché leur pays souvent par amour de la liberté, acceptaient cependant bien mal que les gens de la Côte Est viennent, au nom de l'État, leur imposer leur propre conception de la liberté. Aussi, aux États-Unis, le liberal typique, celui qui, à l'époque de la crise des années 30, s'enthousiasmait pour le New Deal de Franklin D. Roosevelt ou celui dont le New Frontier de John F. Kennedy arrivait à réveiller les aspirations, est-il vite devenu un ardent partisan de l'intervention de l'État. Puisqu'il entend être un défenseur de la justice sociale, on le situera normalement plutôt à gauche de l'échiquier politique américain. Le conservateur, par contre, qui, on l'a vu, n'entend pas être brusqué au nom d'idéaux abstraits et qui, de ce fait, défend ses traditions avec entêtement sera en général situé à droite du même échiquier. Toutefois, les traditions dont il est ici question, venant à peine d'être mises en place par des défricheurs indépendants et un tantinet anarchistes, n'avaient rien à voir avec ces traditions séculaires qui, sur le vieux continent, avaient fini par entrer dans une sorte de symbiose avec le pouvoir étatique qui y puisait sa légitimité tout en les protégeant de son autorité.
Pour les Européens, la lutte contre les traditions avait donc pris de tout autres formes. L'État, essentiellement monarchique, était, on le sait, l'incarnation même de l'Ancien Régime; depuis l'époque des Lumières, les esprits libéraux se reconnaissaient le plus souvent à ce qu'ils ne craignaient pas de remettre en cause les privilèges d'une noblesse associée au Pouvoir quand ce n'était pas les privilèges du monarque lui-même. En Angleterre surtout où, depuis la Grande Charte, on s'était habitué à conquérir la liberté contre un État qui incarnait l'ordre et les traditions, la grande tradition libérale, celle de Locke et de Smith, fut vite associée à la volonté de ramener l'État à son rôle de gardien des libertés individuelles. En France, il est vrai, les choses se sont passées un peu différemment. La révolution ayant consacré au moins symboliquement la défaite de l'Ancien Régime, l'État bourgeois, qui, par étapes, lui a succédé, fut autant le fruit de contre-révolutions que de révolutions; il ne pouvait donc pas, comme aux États-Unis, être perçu d'emblée comme instrument de promotion d'une justice sociale que d'ailleurs un courant socialiste plus radical avait déjà pris en charge. Les héritiers de l'âge des Lumières ont donc dû se partager entre champions de la justice sociale (les socialistes) et champions de la liberté individuelle (les libéraux). Que ce partage, au départ, ait pu être déchirant est bien illustré par la pensée brouillonne mais étonnamment prophétique du comte de Saint-Simon, ce sympathisant révolutionnaire, dont tant les socialistes utopistes du XIXe siècle que les défenseurs libéraux de la société industrielle ont pu, à bon droit, se réclamer.
Quoi qu'il en soit, socialistes et libéraux se reconnurent vite comme des frères ennemis, tout en partageant une égale méfiance à l'égard de l'État bourgeois, les seconds parce qu'il s'agissait encore d'un État, les premiers parce que c'était un État bourgeois. Dans un tel contexte, on n'était pas tenté, comme aux États-Unis, de confondre la cause de la justice sociale, celle de la liberté et celle de la modernité. En Europe, furent qualifiés de «libéraux» ceux qui ont résolument pris le parti d'une société industrielle moderne et fondée sur la liberté individuelle, contre les prétentions d'un État envahissant et vétuste ou contre la menace de cet État, plus envahissant et plus menaçant encore à leurs yeux, dont les socialistes n'hésitaient pas à favoriser l'avènement afin de promouvoir leurs idéaux. En Europe, le «libéral», tant en matière politique qu'en matière économique, visera donc à réduire autant que possible la présence de l'État. Ayant renoncé à accorder à la justice, dont il redoute d'ailleurs les dimensions «sociales», une place comparable à celle qu'il accorde à la liberté, il sera logé plutôt à droite d'un échiquier politique dont les socialistes occuperont la gauche.
Il importait donc, pour éviter un malheureux contresens, de rappeler l'existence de ce curieux paradoxe terminologique qui, selon le coté de l'Atlantique où l'on se situe, fait du libéral le partisan enthousiaste ou l'adversaire acharné de l'intervention de l'État. En tout cas, quand on aborde le problème du libéralisme d'un point de vue théorique, comme c'est le cas ici, il est habituel d’éliminer cette équivoque en écartant d'emblée le sens «américain» et en adoptant le sens «européen» du mot «libéral», ne serait-ce que parce que ce dernier a l'avantage d'éviter toute confusion entre la cause de la justice sociale et celle de la liberté individuelle dont les destinées dans l'histoire contemporaine ont été tellement différentes. De plus cette option pourrait se justifier du seul fait que, même aux États-Unis, on sent de plus en plus le besoin de réserver d'abord et avant tout le nom de «libéral» aux défenseurs des libertés individuelles, surtout depuis que s'y est développé, chez un Milton Friedman par exemple, un néolibéralisme résolument anti-étatiste qui prend le contre-pied des thèses typiquement défendues par les liberals américains (cf.: Friedman, 1962 et Friedman & Friedman 1980).
2) Vrai et faux libéralisme
Convenons donc d'oublier le sens nord-américain du mot «liberal» et de ne considérer comme «libéraux» que ceux qui estiment que la liberté individuelle est, pour les hommes, une valeur suprême qui, pour peu que soit respectée la liberté des autres individus, ne devrait faire l'objet d'aucun compromis, même dicté par un souci de justice sociale. Cette place accordée à la liberté individuelle ne peut qu'entraîner une profonde méfiance à l'égard de toute velléité de la part de l'État de prendre en charge la justice sociale. Dans ce contexte, l'adversaire du libéral, c'est moins le conservateur, cet ennemi d'hier qui parvient de moins en moins à défendre des traditions que l'évolution du monde moderne finit par priver de tout impact, que le socialiste, cet allié d'hier qui, en accordant priorité à une conception égalitaire de la justice, ne pouvait que heurter de front toute volonté de faire de la liberté individuelle une sorte d'absolu. Ce serait se leurrer toutefois que de penser que cette première mise au point soit suffisante pour dissiper tout malentendu possible à propos du libéralisme. Friedrich Hayek, le plus représentatif peut-être des défenseurs du libéralisme au XXe siècle, a souvent mis en garde contre la présence, au sein même de la tradition européenne, d'un faux libéralisme qu'on aurait bien tort de confondre avec ce qui est, à ses yeux, la seule forme de libéralisme digne de ce nom (Hayek, 1967, p. 363-364).
Dès le XVIIe siècle en Europe, ce faux «libéralisme» avait pris source dans un individualisme que Hayek qualifie explicitement de «faux» et qui se serait inscrit dans la foulée du rationalisme cartésien (Hayek, 1948, pp. 132 et ss.). Le vice de ce prétendu libéralisme, qui aurait trouvé bien des adeptes en France (par exemple, Rousseau et Voltaire) mais aussi en Angleterre (par exemple, Bentham et John Stuart Mill) résiderait justement dans son rationalisme. Il se manifesterait dans la volonté, vaine et prétentieuse selon Hayek, de définir par la raison les traits essentiels d'un régime démocratique qui pourrait permettre un exercice harmonieux des libertés individuelles. Les libéraux dont le libéralisme reposerait sur ce type de rationalisme ne seraient donc pas des socialistes, mais, aux yeux de Hayek, ils se méprendraient gravement sur les sources effectives d'un véritable régime libéral.
Notons au passage que même si cette conception impure du libéralisme s'est développée en Europe pour l'essentiel, elle serait selon Hayek à l'origine du sens que le mot «liberal» a pris aux États-Unis (Hayek, 1967, pp. 363). Si, chez les américains, le nom de liberal en est venu à être attribué à des penseurs politiques qui appellent de leurs vœux une intervention de l'État en alléguant que ce dernier est seul en mesure d'assurer justice et égalité sociales, c'est bien parce que, à l'instar de Rousseau ou de Mill, les héritiers de Jefferson et de Madison, vrais libéraux s'il en fut, en sont venus à penser que la liberté ne pouvait régner que grâce à une intervention de la raison et que l'État américain, qui devait l'existence à une révolution libérale, était encore le mieux placé pour faire triompher la raison et, partant, la liberté.
Quoi qu'il en soit, c'est uniquement de ce qu'il appelait le «vrai» libéralisme que Hayek s'est fait le promoteur. Ce vrai libéralisme aurait trouvé sa meilleure expression dans l’œuvre de penseurs anglais (par exemple, David Hume et Adam Smith) mais aussi français (comme Alexis de Tocqueville et Benjamin Constant) et américains (le président James Madison en serait un éminent exemple). Il s'oppose au libéralisme de l'autre type surtout en ceci que, l'accent y étant mis sur les limites de la raison, les interventions de celle-ci y sont minimisées au profit de mécanismes purement spontanés, dont le marché constitue naturellement le prototype.
Mais pourquoi, se demandera-t-on, faudrait-il être si méfiant à l'égard des interventions de la raison? Comment Hayek peut-il reprocher à Voltaire ou à John Stuart Mill d'avoir cherché à mettre la raison au service du libéralisme? C'est que, ce faisant, répondrait en substance Hayek, ils ouvraient la voie à un usage assez arbitraire de la raison dont l'autorité pourrait, dès lors, imposer de plus en plus de restrictions aux libertés individuelles et saper, par le fait même, les bases de l'individualisme sans compromis que suppose le «vrai» libéralisme. La vertu principale d'un libéralisme fondé sur un tel individualisme, c'est qu'il permettrait de rendre compatible, de la façon la plus satisfaisante, les projets les plus variés de chacun des membres de la société, sans que ces individus soient intégrés contre leur gré à un projet qui leur serait imposé par une quelconque autorité et qui, nonobstant ses mérites, ne serait déterminé que par les choix de quelques individus. Bref, la vertu du libéralisme mis en péril par le rationalisme serait d'empêcher qu'une minorité des membres de la société ne soit en mesure d'imposer aux autres sa conception de la liberté. Ce qu'il y a de détestable, pour un vrai libéral, dans les prétentions de la raison les mieux intentionnées, c'est qu'elles ont toujours pour effet de limiter la liberté de certains individus et donc de faire de cette liberté une valeur seconde, subordonnée à la raison d'autrui.
Le vrai libéralisme serait donc une doctrine qui assure que la liberté individuelle doit être respectée autant et plus que toute autre valeur et qu'elle ne saurait l'être si on lui oppose à tout propos les diktats d'une raison jugée supérieure. Bien qu'il ne faille pas pour autant en faire un anarchisme pur et simple, ce libéralisme exigerait donc que, en matière de législation, on s'en tienne à un certain nombre de règles parfaitement générales qui se contenteraient de prohiber les activités qui briment directement la liberté des autres individus. Ce libéralisme, repose aussi sur la conviction que cette façon de faire est, en définitive, favorable aux intérêts généraux de l'ensemble de la société, parce qu'elle permettrait d'éliminer les décisions arbitraires qui ont toujours quelque chose de vexatoire pour les personnes qui doivent s’y soumettre. À de telles décisions, se substitueraient, dans cette perspective, une sorte de mécanisme impersonnel qui ne serait parvenu à s'imposer à peu près spontanément que dans la mesure où, compte tenu des contingences inévitables de la vie en société, il parviendrait à tirer le meilleur parti possible des volontés de chacun. Tout se passerait donc comme si, en vertu d'une sorte de «sélection naturelle» dont les membres de la société n'auraient pas conscience — mais dont Adam Smith avait pressenti le fonctionnement quand il évoquait sa fameuse métaphore de la «main invisible» que ses successeurs ont tant utilisé pour décrire le fonctionnement d’un marché libre — seules survivraient, pour peu que l'on n'interfère pas dans leur développement, les institutions qui répondent le mieux aux aspirations de l'humanité.
3) Laissez faire ou concurrence parfaite
Les efforts de Hayek pour repousser une conception plutôt bâtarde du libéralisme nous ont donc permis d'isoler une version épurée de cette doctrine qui pourra désormais servir de base à la présente discussion. Il serait cependant plutôt insatisfaisant de se contenter de dénoncer comme une regrettable déviation les conceptions qui relèveraient du «faux» libéralisme. Peut-on admettre sans plus d'explications que tant d'éminents penseurs se soient mépris à ce point et aient donné tête baissée dans une conception bâtarde du libéralisme? Il paraît certes plus raisonnable de penser que cette «déviation» s'explique par une profonde ambiguïté que recèle le concept même de «libéralisme».
Voyons en quoi. Le libéralisme est une doctrine qui prend incontestablement appui sur les conclusions que les économistes ont cru pouvoir tirer de l'analyse du marché. La majorité des économistes estiment que, pour peu que son fonctionnement ne soit pas contrarié, le marché peut en principe assurer automatiquement une allocation optimale des ressources de la société, en ce sens que les choix qui, dans un marché de concurrence parfaite, sont dictés à chacun des échangistes par son propre intérêt sont justement ceux qui devraient permettre à l'ensemble des membres de cette société de tirer le maximum de satisfaction au moindre coût possible. S'il en est ainsi, il devient tentant de voir dans le marché libre un modèle d'organisation sociale. C'est en tout cas une telle représentation du marché, d'abord pressentie puis illustrée, avant de faire l'objet de preuves théoriques élaborées à partir de modèles construits à cet effet, qui a incité les économistes libéraux, à la suite des physiocrates du XVIIIe siècle, à recommander de «laisser faire» l'économie pour laisser agir plus efficacement des mécanismes économiques fondés sur la poursuite d'intérêts individuels. Une telle recommandation ne pouvait toutefois prendre appui sur une analyse théorique un peu convaincante que moyennant une série de conditions qui, pour plusieurs d'entre elles, ne correspondent manifestement pas à la situation d'un marché concret. Dès lors, ce n'est plus forcément à laisser faire que peuvent s'estimer conviés ceux qui concluent ainsi que le marché constitue un excellent modèle d'organisation sociale (pour peu que soient réalisées un certain nombre de conditions bien spécifiées), c'est plutôt à faire en sorte que ces conditions soient satisfaites le plus possible dans le monde réel tout comme elles le sont par hypothèse dans les modèles théoriques où sont dérivés des résultats si éclatants. Comme les économistes parlent généralement de «concurrence parfaite» pour caractériser un marché où toutes ces conditions seraient remplies, on peut penser que si la fascination exercée par le marché peut inciter les uns à favoriser le laissez faire, elle peut également inciter les autres à faire en sorte que le monde réel se rapproche autant que faire se peut d'un état de concurrence parfaite.
Par exemple, la concurrence parfaite suppose, entre autres choses, l'extrême multiplicité et l'égale importance des agents économiques qui se présentent sur chaque marché. De ce fait, elle exclut la présence de monopoles ou d'entreprises qui, comme nos grandes compagnies multinationales, auraient une influence sensible sur le cours d'un marché donné. Face à cette situation, une question difficile se pose pour ceux qui considèrent le marché libre comme un modèle d'organisation sociale. Doivent-il faire prévaloir l'idée de «concurrence parfaite» ou celle de «laissez faire»? Doivent-ils lutter contre les monopoles afin de permettre au marché libre de fonctionner avec toute l'efficacité que garantit une concurrence digne de ce nom? Ou doivent-ils plutôt s'en remettre au principe général qui veut que, pour assurer l'efficacité du marché, il faut que chaque participant soit laissé libre de satisfaire ses propres intérêts et donc, le cas échéant, de s'emparer de quelque part du marché que ce soit, pourvu qu'il le fasse sans violer les lois qui commandent seulement de respecter la liberté d'autrui?
Les économistes ont été partagés pendant longtemps entre ces deux attitudes, mais, depuis la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle, ils ont eu, de plus en plus, tendance à opter pour la première d'entre elles. Or il est important de bien voir que cette option assez généralement adoptée a eu pour effet d'orienter la grande majorité des partisans du marché libre sur la voie que Hayek s'est attaché à dénoncer. Il est essentiel de bien mesurer la signification de cette dérive générale du libéralisme pour comprendre ce qui aujourd'hui se présente comme une vive réaction contre cette orientation et comme un vaste mouvement de retour aux sources auquel sera donné le nom de «néolibéralisme». Il s'agit d'un retour aux sources car les vrais libéraux — et les néolibéraux ne veulent être rien d'autre que de vrais libéraux au sens hayékien — sont ceux qui optent pour le laissez faire en rejetant, par le fait même, l'idée de concurrence parfaite. Voyons cependant ce que fut la «dérive» du libéralisme avant d'analyser pour elle-même la réaction néolibérale.
4) Économie néoclassique et dérive du libéralisme
Ce que je viens d'appeler «dérive du libéralisme» correspond à un phénomène historique de toute première importance qui, à vrai dire, est assez bien connu, mais dont les conséquences pour le libéralisme sont curieusement demeurées assez peu aperçues. La chose s'explique par le fait de la polarisation des débats politiques entre défenseurs libéraux et adversaires socialistes du capitalisme, polarisation qui a dominé toute cette période. Ce débat a occupé une telle place depuis le milieu du XIXe siècle que les divisions internes des deux camps, celles, en particulier, qui affectaient les défenseurs du capitalisme n’ont guère été remarquées. Parmi ces derniers, ceux qui ont alors occupé le devant de la scène, du point de vue des débats théoriques, ne se sont réclamés du libéralisme qu'en y mettant toujours plus de bémols. Ce qui, avant tout, avait de l'importance à leurs yeux, c'est que le monde capitaliste finisse par fonctionner de façon pleinement satisfaisante, à l'image des marchés de concurrence parfaite dont ils s'employaient alors à dégager la structure à l'aide de modèles de plus en plus sophistiqués. Vers le milieu du XXe siècle, devant la mise en évidence de failles manifestes dans le mécanisme des marchés réels, bien peu de libéraux auraient été tentés de recommander le «laissez faire». L'eussent-ils fait qu'ils auraient vite été considérés comme des prophètes dépassés d'un idéal qu'il était sans doute permis d'entretenir, un peu naïvement, au début du XIXe siècle, mais qui, une fois ces failles reconnues, devait faire place à la volonté ferme de les combler. Ce qu'il fallait mettre à l'ordre du jour, sous peine de voir toute forme de marché et de capitalisme sombrer sous les assauts répétés d'un socialisme de plus en plus menaçant, c'était de favoriser l'instauration de ces marchés pleinement efficaces, dont on n'avait malheureusement pas beaucoup d'exemples mais dont, au moins, on avait la recette. Les socialistes, de leur côté, facilitaient indirectement cette prise en charge des intérêts du libéralisme par les seuls partisans de la «concurrence parfaite», puisqu'ils ne se lassaient pas de minimiser les différences entre ce qu'ils estimaient n'être que des tactiques diverses dans la défense des intérêts des capitalistes. Bref, si le libéralisme économique fondé sur le laissez faire était prôné avec beaucoup de conviction par la plupart des économistes de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, cette conviction s'est progressivement affadie à partir du milieu du XIXe siècle. Depuis lors, si ceux qui ont fait figure de libéraux se sont voulus des défenseurs du marché libre, les marchés auxquels ils aimaient se référer étaient des marchés tout artificiels, construits comme autant de variantes élaborées à partir d'un modèle idéal de concurrence parfaite.
Les historiens de la pensée économique s'entendent généralement pour qualifier de «néoclassique» le courant de pensée qui a largement dominé l'analyse économique tout au long de cette dernière période où le libéralisme ne survivait que sous cette forme quelque peu impure. Il est en effet important de bien voir que, jusque vers les années 1970, les économistes dits néoclassiques, s'ils étaient d'ardents partisans du marché libre, ne croyaient guère plus que les socialistes aux vertus du «laissez faire». Ne retenons, pour illustrer la chose que l'exemple de trois économistes, Léon Walras, John Maynard Keynes et Paul Samuelson qui, à des époques différentes, ont contribué fortement à orienter le développement de ce qui allait s'affirmer de plus en plus comme le courant «dominant» en analyse économique.
Léon Walras est l'auteur d'un ouvrage qui devait établir pour des décennies à venir un cadre mathématique permettant d'analyser de façon rigoureuse le mécanisme qui expliquerait les vertus reconnues au marché libre. Il n'est donc pas absurde, de ce point de vue, de l'associer à un courant de pensée «libéral». Ce serait se méprendre gravement toutefois que d'en faire pour autant un partisan du «laissez faire». Pour s'en convaincre, écoutons-le prendre vivement à partie, dès les premières pages de son ouvrage le plus célèbre, Éléments d'économie politique pure, les économistes qui, du seul fait qu'elle évacuait à l'avance toute forme de socialisme, se sont laissés séduire par une façon de caractériser la science économique qu'avait proposée le très libéral Jean-Baptiste Say:
Tout plan d'organisation du travail, tout plan d'organisation de la propriété était repoussé par eux a priori et, pour ainsi dire, sans discussion, non pas comme contraire à l'intérêt économique, ni comme contraire à la justice sociale, mais simplement comme une combinaison artificielle se substituant aux combinaisons naturelles. Ce point de vue naturaliste était, du reste, emprunté par J.-B. Say aux physiocrates et inspiré par la formule: Laissez faire, laissez passer qui résumait leur doctrine en matière de production industrielle et commerciale. (Walras, 1952, p. 8)
Ce que Walras reproche à la définition proposée par Say, c'est de traiter la science économique comme une science naturelle, ou mieux de laisser entendre que l'ordre économique s'impose de lui-même comme s'il s'agissait d'un ordre naturel. Pour Walras, ce «point de vue naturaliste» défendu par Say est sans doute «commode», mais il n'en est pas moins «faux» car «l'homme est un être doué de raison et de liberté, capable d'initiative et de progrès» (p. 8). Cette insistance sur la raison et sur l'initiative de l'homme, jointe à d'aussi fortes réserves à l'égard du «système» du laissez faire, laissez passer (pp. 8-9; cf. aussi 34-35, 448, etc.) suffisent sans doute largement à faire de Walras un «faux libéral» au sens de Hayek. En proposant, pour sa part, comme idéal de marché un modèle de concurrence parfaite dont il n'était pas pensable qu'il puisse être réalisé sans une intervention humaine éclairée par la raison, en suggérant par là même qu'il y avait plus à attendre d'une telle intervention que d'une politique de «laissez faire», Walras contribuait de façon décisive à la «dérive» du libéralisme en direction d'une conception artificialiste du marché.
John Maynard Keynes, malgré ses hésitations à ce propos 1 aurait pu aisément être qualifié de «libéral»; en tout cas, il croyait aux vertus de la concurrence et défendait, avec conviction, les mérites d'un système économique fondé sur le marché. Seulement, il n'hésitait pas à assurer que l'âge du «laissez faire» était bel et bien chose du passé. 2 Si l'on peut se permettre de parodier Clémenceau, le marché était, à ses yeux, une chose trop importante pour être laissée à elle-même; c'est pourquoi il estimait qu'une intervention stabilisatrice de l'État était requise pour permettre aux mécanismes en cause de fonctionner de façon optimale. Alors que Walras se contentait de construire le modèle théorique d'un marché idéalement constitué, Keynes en se plaçant à un niveau macro-économique nettement plus propice à l'intervention directe du pouvoir politique, proposait à «la raison» et à «l'initiative» humaine, pour reprendre les termes de Walras, les moyens de faire en sorte qu'une économie de marché fonctionne sans bavures. Depuis que les économistes néolibéraux en ont fait, avec le succès que l'on sait, leur cible principale, on ne conteste plus que le keynésianisme est une doctrine fort différente du libéralisme, mais pendant longtemps, la macro-économie keynésienne a été perçue comme une partie intégrante et même comme une pièce centrale de la théorie que les économistes néoclassiques de l'époque de Paul Samuelson — que l'on prenait pour les porte-flambeaux du libéralisme — s'affairaient à raffiner pour l'opposer, au besoin, à leurs adversaires socialistes.
L'un des principaux titres de gloire de Samuelson est justement d'avoir réalisé — en même temps que quelques autres économistes, il est vrai — une sorte de synthèse des analyses micro-économiques de Walras et des vues macro-économiques de Keynes. Or, tout au long des années 1950 et 1960, seuls quelques théoriciens pointilleux ou quelques libéraux attardés auraient senti le besoin de ramener à l'ordre ceux qui qualifiaient de «libérale» cette économie néoclassique, qui était diffusée dans tant de salles de cours grâce au célèbre manuel de Samuelson. Encore tout récemment, dans les milieux de gauche surtout, on recourait volontiers à l'expression «économie dominante» pour désigner de façon volontairement indifférenciée la synthèse néoclassique et l'économie proprement libérale qui déjà avait trouvé son plus ardent avocat, Milton Friedman, et sa capitale intellectuelle, l'Université de Chicago. Pourtant, tout au long de cette période, Samuelson et ses collègues néoclassiques n'avaient guère cessé de polémiquer avec les économistes de Chicago qui, à leurs yeux, s'en remettaient, de façon beaucoup trop doctrinaire à la logique du marché laissée à elle-même. 3
Pour Samuelson, comme pour Walras et pour Keynes, la conviction que l'économie de marché est celle qui peut assurer la meilleure allocation des ressources, tout en garantissant le libre épanouissement des individus, ne pouvait, en aucune façon, être mise en cause. Toutefois, chez chacun de ces trois auteurs, cette conviction reposait moins sur l’idée que le mécanisme du marché, en vertu de son caractère impersonnel et automatique, serait supérieur à toute forme d'intervention, que sur le fait qu'une analyse de la logique du marché peut fournir un programme optimal d'intervention qu'il importe alors de s'attacher à réaliser scrupuleusement. Autant les néoclassiques sont préoccupés par les inefficacités du marché, auxquelles leur programme entend remédier, autant les libéraux, ou plus exactement ceux qu'on appellera désormais les néolibéraux, se montrent inquiétés par la multiplication des interventions qui, sous prétexte de corriger le marché, finissent par lui substituer partout l'autorité d'un État responsable du bien-être des citoyens. Les néoclassiques de la trempe de Samuelson, tout tournés qu'ils soient vers l'optimalité des décisions qu'idéalement le marché est censé assurer, ont, en quelque sorte, tendance à penser que l'intégrité de la fin poursuivie importe plus que la pureté des moyens et que, par conséquent, même s'il faut sans relâche soutenir et compléter l'action du marché, on n'a qu'à s'en féliciter si, de cette façon, l'économie de marché donne ses meilleurs résultats. Les néolibéraux estiment, à l'inverse, que la pureté des moyens est, en la matière, d'autant plus essentielle que c'est elle, et elle seule, qui justifie la supériorité reconnue au marché. Si on a des raisons de penser que les décisions prises par l'intermédiaire du marché peuvent donner des résultats optimaux, c'est justement, estiment-ils, parce que ces décisions sont dictées par les intérêts et les désirs de chacun et nullement par le jugement toujours suspect d'une quelconque autorité. Tel est donc l'abîme, presque inaperçu jusqu'à assez récemment, qui séparait des «néoclassiques» les économistes néolibéraux.
5) Qu'est-ce que le néo-libéralisme?
J'ai parlé, à quelques reprises, de «néolibéraux» plutôt que plus simplement de «libéraux» pour désigner ces économistes qui, au cours du dernier demi-siècle, ont pris leur distance à l'égard des économistes néoclassiques. Plusieurs d'entre eux, associés à l'Université de Chicago, ont commencé à faire école vers les années 1950 et, après avoir occupé longtemps une position marginale, ont vu presque subitement, au cours des années 1970, leurs idées connaître une audience publique qui jusque-là n'avait été accordée qu'à celles de Keynes. Il est donc temps de voir ce qu'il en est du «néolibéralisme» proprement dit ou, si l'on préfère, de voir en quoi les «néolibéraux» se distinguent des libéraux de plus vielle souche. En un sens, on pourrait dire qu'ils ne s'en distinguent pas vraiment et qu'ils s'efforcent souvent, au contraire, — c'est tout particulièrement le cas de Hayek — de souligner leur stricte fidélité aux points de vue de Locke et de Smith, par-delà les errements modernes qui, comme nous venons de le voir, auraient été le fait de tant de «faux libéraux». Le néolibéralisme ne serait donc rien d'autre qu'un retour, dont Hayek s'est fait le héraut, à ce libéralisme authentique d'Adam Smith, par-delà toutes ces analyses plus modernes (comme celles de Walras, de Keynes ou de Samuelson) qui auraient en commun de subordonner le «libéralisme» à une savante mise en place d'un marché modelé sur les exigences d'un rationalisme sans fondements. Il en va apparemment ainsi au niveau macro-économique, où les idées monétaristes de Milton Friedman, qui, dans la perception populaire en tout cas, semblent avoir consacré ce retournement des choses, peuvent, en un sens, être perçues comme un retour à l'orthodoxie monétaire, par-delà les audaces de la théorie keynésienne. Ce n'est donc pas sans un fondement au moins apparent que les adversaires de ces nouveaux libéraux les ont parfois, par dérision, qualifiés de «paléo-libéraux».4
Il paraît toutefois bien injuste de considérer ainsi les néolibéraux comme de nostalgiques conservateurs qui s'efforceraient de faire revivre un lointain passé désormais révolu. Pour bien voir que les néolibéraux sont loin d'être des paléo-libéraux, il peut être utile d'examiner de plus près la conjoncture qui a rendu possible la quasi mise au rancart, pendant plus d'un siècle, du «vrai libéralisme» et celle qui, au cours des années 1970, a apparemment permis à celui-ci de réapparaître en force, sous la forme de ce «néolibéralisme». Aux mêmes fins, il importe aussi de voir comment les néolibéraux, à cause même de cette conjoncture qui les a forcés à contester l'hégémonie des économistes néoclassiques d'alors, ont été amenés à expliciter quelques-unes des dimensions fondamentales du libéralisme que, dans son pragmatisme, Adam Smith aurait été assez peu enclin à dégager.
a) Grandeur et misère de la raison économique
Si le «vrai libéralisme» d'Adam Smith a pu être ainsi refoulé pendant plus d'un siècle au profit d'une conception qui faisait davantage place aux interventions destinées à soutenir le marché, c'est que l'interventionnisme auquel il a fait place s'est développé dans la foulée de l'irrésistible tendance à accorder une confiance presque absolue aux possibilités de la raison humaine — et plus particulièrement à celles de la science — tendance qui a si profondément marqué le XIXe siècle et qui n'a été ébranlée que progressivement et partiellement au cours du XXe siècle. Toute cette époque a été dominée par la conviction que les sciences allaient permettre des applications bénéfiques dans tous les domaines, y compris dans celui qui intéresse la gestion des sociétés. Seuls quelques esprits chagrins, peu écoutés d'ailleurs, auraient pu alors émettre des doutes sur la possibilité pour les sciences sociales, encore dans leur enfance, de parvenir un jour à fournir les moyens de bâtir une société meilleure. Du point de vue qui nous intéresse ici, la seule question qui comptait vraiment était celle de savoir si une telle société devait être construite à l'aide de marchés bien contrôlés, comme le croyaient les économistes néoclassiques, ou à l'aide d'une planification centrale, comme le croyaient les théoriciens socialistes.
Or, ce qu'il faut bien voir, c'est que, dans un tel contexte, la position des libéraux était, en quelque sorte, piégée. La chose est pourtant loin d'être évidente dans la mesure où, au XVIIIe siècle, le libéralisme avait pu présider littéralement à la naissance de ce qui allait être la science économique, en ce sens que ce libéralisme n'était rien d'autre que la conviction que les sociétés humaines ne devaient sous aucune considération être régies par des volontés arbitraires, puisque, tout comme les planètes, elles pouvaient l'être, beaucoup plus harmonieusement, par des lois strictement impersonnelles. 5 S'il y a explication proprement scientifique là où sont dégagés des mécanismes impersonnels, le libéralisme constitue prima facie une doctrine dont le développement semble aller de pair avec celui de la science. Toutefois, la science n'est pas que recherche des lois, elle est aussi effort constant pour tirer des applications de ces lois et c'est ici que le bât blesse. Appliquer de telles lois, c'est, en effet, développer une sorte d'ingénierie sociale qui en tire parti; mais si ces lois tirent leur nécessité du fait qu'elles résultent, de façon impersonnelle et inconsciente, des actions des hommes, cette ingénierie sociale semble bien, paradoxalement, devoir les remettre en question.
Un tel problème ne se pose pas pour les sciences physiques. Une fois découvertes, par exemple, les lois du mouvement des planètes, les ingénieurs pouvaient en tirer parti pour transformer le monde en le peuplant de satellites nouveaux, sans que les lois elles-mêmes ne soient remises en cause pour autant. En effet, un monde physique dépourvu de lois serait une sorte de chaos total et ne laisserait aux hommes aucune possibilité d'y intervenir de façon significative, fût-ce arbitrairement; par conséquent, prendre en main ce monde physique pour le transformer grâce à la connaissance de ces lois est bien autre chose que revenir au chaos. En sciences sociales, par contre, le monde sans lois auquel on croyait avoir affaire avant le XVIIIe siècle était justement un monde régi par les décisions arbitraires des hommes. Dès lors, la volonté de tirer parti de ces lois pour remodeler le monde ne pouvait qu'être suspecte aux yeux de ceux pour qui l'une des grandes conquêtes scientifiques du XVIIIe siècle était précisément la découverte de lois qui sont censées régir les sociétés mieux que ne saurait le faire aucun décideur, fût-il armé de la connaissance qu'il aurait de telles lois. Dans ce contexte, l'économie libérale ne pouvait s'engager sur la voie des applications de la pensée scientifique sans risquer de miner le principe même qui la fondait. Bien entendu, les libéraux pouvaient demeurer fidèles à ce principe tout en s'employant à tirer parti des lois du marché pour prévoir les mouvements de prix un peu comme les astronomes pouvaient prévoir les éclipses, et c'est bien ce qu'ils ont cherché à faire. Ils pouvaient même prétendre tirer parti de ces lois pour prévoir les résultats fâcheux des interventions maladroites des autorités politiques ou corporatives comme Adam Smith lui-même leur en avait abondamment donné l'exemple. Mais dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avec le deuxième souffle de la révolution industrielle, ce qui s'imposait de plus en plus comme le trait le plus caractéristique de la pensée scientifique, c'était l'application plus encore que la prévision, l'aptitude à «transformer le monde», comme disait Marx, plus encore que l'aptitude à en prévoir les transformations. Dès lors, une doctrine qui recommandait le «laissez faire», eût-elle à son actif de ne prendre appui que sur des mécanismes impersonnels, était fortement handicapée face à une autre doctrine qui prétendait pouvoir s'appuyer sur l'analyse des mêmes mécanismes pour en dégager le modèle stylisé, la «concurrence parfaite», et en appliquer le principe à des arrangements sociaux artificiels. De tels arrangements paraissaient, en effet, plus efficaces que les marchés spontanés, un peu comme les produits synthétiques mis au point par des chimistes à force de savantes manipulations paraissaient déjà plus efficaces que les produits naturels qui leur en fournissaient le principe. Bref l'économie libérale orthodoxe était vouée à être déclassée par l'économie néoclassique.
Si, depuis les années 1970, le libéralisme a retrouvé tout son prestige, ce n'est toutefois pas que cette mentalité d'ingénieur se soit vraiment estompée au sein du monde scientifique, c'est plutôt que, à la faveur d'une conjoncture marquée par une série d'échecs spectaculaires, s'est littéralement effondrée la confiance en la possibilité de dégager une science sociale susceptible de donner lieu à des applications comparables à celles qu'autorisent les sciences physiques. Déjà avec le premier tiers du XXe siècle, les espoirs démesurés d'un Saint-Simon et de la plupart des penseurs sociaux du XIXe siècle s'étaient passablement atténués. Ce qu'on a appelé la «crise de la physique» avait entraîné l'abandon des prétentions assez simplistes qui avaient présidé à l'élaboration des conceptions positivistes du XIXe siècle. La première guerre mondiale avait mis une fin brutale non seulement à un siècle de paix européenne quasi ininterrompue mais aussi à la conviction naïve voulant que ce relatif succès politique ait pu être le fruit du triomphe de la civilisation scientifique sur le continent européen. Sans doute l'Amérique devait-elle tirer parti de la situation et offrir un terrain neuf à l'optimisme occidental, mais, au cours des années 1930, la plus sévère de toutes les crises allait paralyser son dynamisme assez longtemps pour que soit minée la crédibilité de tous les espoirs qu'elle avait engendrés. La montée des fascismes et des régimes totalitaires dans certains des pays sur lesquels on misait le plus allait ébranler à son tour les convictions de ceux qui étaient ainsi forcés de découvrir le caractère assez dangereux des «expériences» en matière sociale. Enfin, un peu partout, on commençait à ressentir un désenchantement certain à l'égard du monde des machines dont le potentiel libérateur, qui avait suscité tant d'espoirs, se révélait passablement ambigu tant sur le plan social que sur le plan écologique. Tout cela réuni ne permettait plus de chanter bien haut ou sans, au moins, y mettre quelque bémol le couplet assurant que le développement de la pensée scientifique allait donner le jour à une société meilleure.
L'espoir pourtant allait bientôt renaître et survivre même aux affres de la deuxième guerre mondiale du fait que, tant à l'Est qu'à l'Ouest, malgré toutes ces raisons de désespérer de l'avenir, on semblait, pour la première fois, réussir à tirer vraiment parti de la science économique, peut-être pas au point de pouvoir prétendre bâtir une société meilleure à tous égards, mais du moins de manière à pouvoir assurer un certain contrôle du développement économique.
À l'Est, l'expérience de la planification en U.R.S.S. a paru, pendant ses premières années, fournir la clé d'une croissance tout à fait spectaculaire. Sans doute, l'appréciation de ces résultats allait-elle bientôt être nuancée quelque peu, mais, l'héroïsme de l'effort de guerre de l'U.R.S.S. aidant à faire oublier les premiers échecs, il a fallu attendre le rapport Kroutchev et, vu sa très lente assimilation, le début des années 60 pour se rendre à l'évidence. Déjà à ce moment cependant, la plupart des marxistes d'Occident avaient trouvé une solution de rechange. Si la planification était en voie d'échouer, estimaient-ils, c'est qu'elle se faisait sans s'appuyer sur une participation populaire; dès lors, pour peu que cette grave erreur soit corrigée — et la Chine de Mao n'était-elle pas justement en train de la corriger avec éclat?— on pouvait continuer d'entretenir tous les espoirs à propos des effets bénéfiques d'une saine application à la construction sociale d'une analyse scientifique dont on aimait penser qu'elle venait tout droit de Marx. Or après les doutes soulevés au cours des années 1970, les années 1980 ont consommé la fin brutale de ce nouveau rêve, au-delà duquel il ne faisait plus tellement sérieux de chercher d'autres horizons plus prometteurs, comme certains l'ont fait en se tournant vers une Albanie dont le principal mérite était d'être assez mal connue pour qu'on puisse y fonder les rêves les plus farfelus. Partout les expériences de planification centrale semblaient devoir non seulement renforcer le pouvoir de régimes totalitaires solidement installés, mais au surplus donner dans des cul-de-sac économiques fort peu attrayants.
Un vent de désenchantement et de pessimisme, on le sait, a vite gagné les socialistes de toutes tendances, mais ce qui nous intéresse ici, c'est que, de façon à peu près parallèle, l'orthodoxie néoclassique a successivement inspiré les plus grands espoirs aux dirigeants des sociétés occidentales avant de déboucher sur des échecs moins spectaculaires peut-être, mais tout aussi significatifs que ceux de la planification socialiste. La machinerie économique inspirée de Keynes, que la plupart des gouvernements occidentaux ont eu tôt fait de mettre en place avec un succès qui ne semblait pourtant pas devoir se démentir aux cours des «trente glorieuses», s'est mise, vers le début des années 1970, à tourner pratiquement à vide. Elle devait en principe permettre de mâter, selon le cas, soit l'inflation, soit la stagnation de l'économie, mais quand ces deux maux, que la théorie keynésienne présentait comme exclusifs l'un de l'autre, se sont mis à sévir ensemble en donnant lieu au phénomène que l'on a baptisé «stagflation», les gouvernements occidentaux se sont brusquement trouvés complètement désemparés. La crise dont tout le monde se mit à parler alors n'était, à vrai dire, pas si sévère qu'on le laissait entendre et le spectre de la pénurie de pétrole qui planait partout devait se résorber assez vite, mais il n'en fallait pas plus pour introduire un doute sérieux et persistant à l'égard des prétentions de ceux qui estimaient qu'il était de la responsabilité de l'État de diriger l'économie. À la faveur de ce doute, on a brusquement pris conscience du fait que les États d'Occident avaient progressivement pris dans la vie de leurs citoyens une importance qui, désormais, paraissait franchement démesurée. Tant qu'ils voyaient là la seule façon de faire fonctionner efficacement l'économie et de repousser, de ce fait, la menace socialiste, bien des citoyens, pourtant férus de liberté économique, avaient supporté, pendant des décennies, de payer de lourds impôts qui grugeaient de plus en plus les revenus de leur travail. Mais une fois que se manifestait l'impuissance de l'État en matière de stabilisation économique, il devenait évident que ce sacrifice était inacceptable, d'autant plus qu'il servait pour une très large part à payer une armée de fonctionnaires tracassiers qui souvent gênaient bien plus qu'ils n'aidaient la bonne marche de l'économie de marché. Puisque le socialisme était de moins en moins une menace, au nom de quoi fallait-il continuer à suivre aveuglément la consigne de John F. Kennedy en se demandant frénétiquement ce que l'on pouvait faire de plus pour le bien du pays?
Bref l'échec conjugué de l'interventionnisme socialiste et de l'interventionnisme néoclassique remettait sérieusement en question la prétention, qui paraissait pourtant si légitime, de prendre appui sur l'analyse scientifique des sociétés, en vue d'intervenir efficacement dans le développement de celles-ci, et cela même dans le cas où cette intervention n'aurait visé qu'à permettre au marché de mieux fonctionner. La mentalité scientifique était cependant trop ancrée dans la civilisation occidentale pour que ce double échec puisse remettre en cause le bien-fondé d'une science du social comme telle. On n'allait quand même pas s'empêcher de chercher à mieux connaître les mécanismes qui régissent le développement des sociétés. Seule était invalidée la prétention d'adapter ces mécanismes de manière à les mettre au service de la conception qu'on pouvait se faire d’une société meilleure. On était plutôt incité par cette situation à faire en sorte que cette conception de la société s'adapte aux exigences propres à ces mécanismes. L'heure d'un retour en force du libéralisme avait sonné.
b) les néolibéraux à l'assaut de la forteresse néoclassique
En renouant avec le pragmatisme d'Adam Smith, les néolibéraux remettaient donc sérieusement en cause une large part de ce que les néoclassiques considéraient comme les principaux acquis de l'analyse économique moderne. Après avoir vu plus haut les néoclassiques repousser la philosophie des premiers économistes libéraux, nous verrons maintenant les néolibéraux prendre à leur tour, avec fracas, leur distance à l'égard des néoclassiques de la tradition qui va de Walras à Samuelson. On a trop souvent sous-estimé le caractère radical de ce rejet par les néolibéraux non seulement de la plupart des conclusions politiques mais même d'importants postulats théoriques des économistes néoclassiques; or il est essentiel d'en prendre clairement conscience si l'on veut se faire une juste idée de la contribution proprement néolibérale.
Comme on s'entend généralement pour faire de Hayek le théoricien le plus systématique des principes fondamentaux du néolibéralisme, c'est vers son oeuvre qu'il semble naturel de se tourner pour y mesurer la distance prise à l'endroit du néoclassicisme. On pourrait aborder la question de diverses façons, mais la sévérité avec laquelle Hayek critique la conception typiquement néoclassique de la concurrence incite à commencer par l'examen de cette question. Dans un court essai qui reproduit une conférence présentée en 1946 et intitulée «The Meaning of Competition», Hayek adopte à l'égard du concept de «concurrence parfaite», si fondamental pour l'économie néoclassique, une attitude qui aurait fort bien pu être celle du plus iconoclaste de ces économistes institutionnalistes qui ont consacré une si large part de leur énergie à pourfendre les théories économiques dominantes. À ses yeux, cette notion qui ne correspond en rien au sens habituel de la notion de «concurrence» est qualifiée de «totalement non-pertinente»6Les conclusions politiques que l'on pourrait tirer d'un tel modèle sont «fort trompeuses et même dangereuses»7. Hayek ne se laisse pas davantage séduire par l'idée que ce modèle, manifestement irréaliste aux yeux de qui se place dans le court terme, pourrait néanmoins prendre tout son sens pour peu qu'on l'inscrive dans le long terme, c'est-à-dire pour peu qu'on admette que chacun des agents économiques a tout le temps requis pour s'ajuster à la situation. Cette fiction du long terme ne lui paraît, en effet, pas plus acceptable qu'elle ne le paraissait à Keynes dont on sait qu'il était lui aussi un virulent critique de l'économie dominante, même si celle-ci a pu par la suite, grâce entre autres à Samuelson, récupérer une version domestiquée de sa pensée.
Des diverses caractéristiques que les économistes néoclassiques associaient traditionnellement à la notion de concurrence, Hayek n'en retient qu'une seule, soit celle voulant qu'un marché concurrentiel ne tolère aucune barrière à l'entrée de participants potentiels. On notera que cette caractéristique négative est une exigence du laissez faire et non pas d'une représentation idéalisée de la concurrence. Hayek ne se fait pas faute de ridiculiser les autres caractéristiques traditionnelles comme celles qui requièrent, pour que le marché soit vraiment concurrentiel, la stricte homogénéité des marchandises transigées et la présence d'une multitude de vendeurs ou d'acheteurs incapables d'exercer chacun pour leur part une influence significative. Comme on pouvait toutefois s'y attendre, c'est la notion d'information complète qui lui paraît la plus incongrue des caractéristiques traditionnelles de la concurrence, au point où il y voit une sorte de condensé des errements des économistes néoclassiques.
On a vu, en effet, la place que l'idée des limites de la connaissance occupe dans l’œuvre de Hayek. S'il lui paraissait si important de dénoncer ceux qu'il appelait les «faux libéraux», c'est que leur conception du libéralisme reposerait sur une philosophie à laquelle il a donné le nom de «constructivisme» et qui serait étroitement associée à ce que d'autres ont appelé l'esprit cartésien. C'est cette philosophie qui inciterait ceux qui en sont imbus à tenter de façonner la société, dans l'espoir, à la limite, de la reconstruire conformément à un plan rationnel. Les «vrais libéraux», convaincus de l'impossibilité de prévoir les conséquences des actions individuelles, seraient, au contraire, solidement immunisés contre toute vaine tentation de reconstruire la société. La métaphore de la «main invisible» traduirait justement, pour Hayek, l'idée voulant qu'une société qui fonctionne bien résulte de l'action d'une multitude d'agents économiques prenant leurs décisions à la lumière de leur seuls intérêts, sans être le moindrement à même d'entrevoir les conséquences de leurs gestes sur l'ensemble de la société à propos de laquelle ils s'en remettraient au mécanisme du marché, tout comme le croyant est présumé s'en remettre à la main invisible de Dieu.
Une telle conception n'est pas incompatible, il est vrai, avec l'idée néoclassique d'une connaissance complète de la part des agents puisque la connaissance invoquée par les néoclassiques ne concerne pas les conséquences des actions posées mais uniquement les conditions du marché; toutefois, la conception hayékienne n'en relève pas moins d'une approche toute différente où l'accent est mis simplement sur la perception spontanée par chacun de ses intérêts et non sur la précision d'une quelconque connaissance. Or une fois que l'on place au centre de l'analyse le modèle du marché de concurrence parfaite qui suppose des produits homogènes, un grand nombre d'agents sensiblement égaux entre eux et, chez chacun d'eux, une connaissance complète des données qui le concerne, on est déjà engagé sur la voie qui mène à une tentative de mise en place d'un marché qui se caractérise de cette façon. Ceci est d’autant plus vrai que les néoclassiques concevaient l'économie comme un processus par lequel des décisions sont prises à propos de l'utilisation des ressources rares, de sorte que cette économie prenait aisément, à leurs yeux, la forme d’un vaste problème qu'il s'agit de solutionner de façon optimale à partir de connaissances précises et de calculs rationnels. C'est bien sur cette voie que se sont engagés les économistes néoclassiques comme Walras, Marshall, Pigou, Keynes, Hicks ou Samuelson pour qui la solution technique d'un tel problème et la mise en place d'un marché idéal — quand ce n'est pas la mise en place d'un équivalent (du point de vue du résultat atteint) d'un marché idéal — a pris le pas sur le strict respect des exigences propres au marché. Cet aveuglement, selon Hayek, trahit le fait que ces économistes ont oublié que le marché est avant tout un moyen d'arriver à une solution satisfaisante dans un contexte où chacun dispose de trop peu d'informations pour prendre d'autres décisions que celles qui concernent la satisfaction de ses propres intérêts.
On pourrait objecter ici que si Hayek a souvent dénoncé les modèles abstraits des économistes néoclassiques, la plupart des économistes néolibéraux — ceux qui sont associés à l'école de Chicago en particulier — ne se sont pas privés de recourir au même genre de modèles sans que ceci ne les incite pour autant à se donner pour tâche de construire artificiellement un marché à l'image de tels modèles. Ceci ne fait pas de doute, mais c'est ici qu'intervient la conception de la science que Milton Friedman a proposée lui-même dans un texte célèbre de 1953 et que l'on a, par la suite qualifiée d'«instrumentaliste» (Friedman, 1953). Selon Friedman, l'économiste n'a pas à se préoccuper du caractère «irréaliste» des modèles auxquels il recourt, car ces modèles auraient pour seule fonction de permettre la prédiction correcte de phénomènes qui, eux, sont bien réels comme, par exemple, des variations de prix. Quoi qu'il en soit du bien-fondé d'une telle conception de la science économique 8, elle permettait aux néolibéraux de recourir aux modèles les plus éloignés de toute réalité sans être le moindrement tenté pour autant de chercher à transformer cette réalité en vue de la faire ressembler aux modèles en question. C'est ainsi, par exemple, que se rejoignent dans leurs conséquences pratiques les positions de Hayek et de Friedman sur les monopoles. Le premier estime qu'on n'a pas à s'efforcer de modifier la forme prise par la concurrence effective en l’orientant vers celle que décrivent des modèles abstraits d’une concurrence mieux conçue parce que ces abstractions n'ont aucun fondement ni aucune valeur, alors que le second en arrive à la même conclusion parce que ces modèles, tout utiles et justifiés qu'ils soient, n'ont rien à voir avec le monde réel.
Ainsi, pour Hayek, les économistes néoclassiques, qui ont mis au point le concept de «concurrence parfaite» ne sont, tout au plus, que de faux libéraux tout comme l'auraient même été certains économistes classiques comme John Stuart Mill (Hayek, 1948, p. 137). Face au dilemme que la question des monopoles poserait au libéraux, Hayek et Friedman n'ont, on vient de le voir, aucune hésitation. Il ne s'agit plus d'adopter des politiques anti-cartels, mais d'exiger seulement que l'État cesse de soutenir les monopoles. S'il faut en croire ces deux économistes, les seuls monopoles vraiment redoutables sont ceux qui sont créés et soutenus par l'État. Il importait de bien établir la chose avant de chercher à évaluer la contribution propre des néolibéraux, sans quoi on risque de mettre à leur actif ou à leur passif des positions qui leur sont étrangères. Par exemple, le supposé conflit interne au libéralisme, dont S.C. Kolm faisait encore état dans son livre intitulé Le libéralisme moderne (Kolm, 1984, p. 28), n'existerait pas pour les néolibéraux comme tels. Les vrais libéraux ne s'emploieraient nullement à protéger la concurrence: les législations anti-cartels relèveraient d'une politique préconisée typiquement par les économistes néoclassiques, donc par de «faux» libéraux qui, en s'évertuant à tenter de modeler ce qui ne saurait l'être de main d'homme, s'engagent irrémédiablement sur une voie qui débouche peu à peu sur une négation des vertus du marché. Le laissez faire et la «concurrence parfaite» constituant deux idéaux incompatibles, le néolibéralisme se présente comme un retour en force du premier de ces idéaux aux dépens du second.
Le néolibéralisme serait donc bel et bien un retour à une vision smithienne de l'économie et une violente dénonciation de la corruption par le rationalisme néoclassique de cette vision toute pragmatique de l'économie. Le programme de recherche néolibéral, si l'on peut s'exprimer ainsi, correspond à un déblocage théorique de possibilités d'analyse que le succès du programme néoclassique, axé sur le modèle de la «concurrence parfaite», avait en quelque sorte camouflées. L'épuisement du programme néoclassique offre donc une nouvelle chance à l'entreprise libérale, à condition, bien entendu, que celle-ci se donne les instruments intellectuels requis pour surmonter les difficultés où avait sombré le programme libéral original. L'accusation de «paléo-libéralisme» repose donc sur quelque chose, mais elle n'en est pas moins profondément injuste, à la fois pour les anciens libéraux comme Adam Smith et pour les néolibéraux. D’une part, le libéralisme pragmatique d’Adam Smith était beaucoup moins radical et systématique que celui de la plupart des néolibéraux. La pensée de Smith était plus nuancée à bien des égards et elle ne visait pas, comme celle des néolibéraux, à dégager systématiquement les implications du laissez faire. D’autre part, si le néolibéralisme est un retour à une doctrine qui a paru jadis dépassée, c'est un retour qui n'a pu se faire que grâce à une analyse qui prétend faire face à toutes les objections que, depuis plus d'un siècle, on avait cru pouvoir accumuler avec succès contre le libéralisme. C'est donc un retour qui s'appuie sur des analyses et des données nouvelles auprès desquelles ce sont bien plutôt les arguments traditionnels du libéralisme mitigé ou du socialisme qui risquent de paraître vétustes et sclérosés.
6) Droit, politique et néolibéralisme
On peut maintenant étendre quelques-unes de ces conclusions hors de la sphère économique qui a servi jusqu'ici de référence privilégiée. Le libéralisme est avant tout une doctrine qui soutient que la vie sociale repose sur le respect des libertés individuelles. Or respecter les libertés individuelles, c'est respecter également celles de tous les citoyens. C'est pourquoi la pensée moderne dont l'individualisme libéral prétend hériter comportait une forte composante égalitaire. C'est pourquoi la Déclaration d'indépendance de 1776, si admirée des néolibéraux, semble faire de l'égalité une condition de la liberté. Seulement, il est clair que le concept d'égalité est gros d'une ambiguïté parallèle à celle que nous avons rencontrée en examinant les notions de marché libre et de liberté. Le marché est-il libre quand on laisse agir librement les échangistes ou quand (aux dépens de cette stricte liberté de transaction) on veille à ce que soient garanties les conditions idéalisées d'une libre concurrence? Faut-il parler de liberté quand sont éliminées toutes les contraintes susceptibles d'empêcher les individus de faire ce qu'ils entendent (liberté formelle) ou plutôt quand sont assurés à tous (moyennant certaines contraintes) les moyens de réaliser effectivement certaines des choses désirées (liberté réelle)?
Avant de voir comment un dilemme analogue affecte la notion d'égalité, rappelons que cette opposition de la liberté formelle et de la liberté réelle concerne aussi au premier chef la conception que l'on peut se faire de ce qui est juste. Liberté et justice correspondant, en effet, à deux droits qui ont été simultanément revendiqués comme droits fondamentaux à l'âge des Lumières, ils ont longtemps été perçus comme inséparables. Aussi, les socialistes qui, plus tard, devaient davantage mettre l'accent sur la justice n'allaient évidemment pas être indifférents pour autant à la liberté. Seulement, la liberté qui leur paraissait pleinement compatible avec la priorité accordée à la justice devait être associée au groupe social plus qu'à l'individu. Pour les socialistes, il importait par-dessus tout de libérer de la domination dont ils sont victimes la classe ouvrière et les peuples dominés. Cet impératif, on en conviendra, n'est guère compatible avec la volonté de traiter comme valeur suprême la liberté individuelle entendue comme le droit pour chaque individu, quel qu'il soit, de faire ce que bon lui semble ou, plus précisément, d'agir conformément à ses désirs à la seule condition que soit respectée la liberté des autres individus. Or, pour les libéraux, c'est bien cette liberté individuelle qui constitue la valeur qui doit être préservée avant tout, faute de quoi toute autre forme de liberté s'en trouverait menacée. Quand Marx, à son tour, a voulu dénoncer les conceptions libérales au nom même de la liberté, il a cru y parvenir par le biais d'une mise en relief du caractère purement formel d'une conception de la liberté qui proclame bien haut le droit pour chacun de faire ce que bon lui semble, tout en demeurant un mot vide de contenu pour la grande majorité des individus dépourvus des moyens de réaliser ce qui leur est ainsi formellement permis. De là l'idée d'une liberté réelle qui s'opposerait à cette liberté formelle en ceci qu'elle garantirait à chacun de tels moyens, ce qui rendrait la liberté dépendante de la réalisation (par le socialisme) d'une véritable justice sociale. Inutile de dire que les libéraux ont dénoncé vivement ce qui leur paraît être une trahison de l'idéal associé à l'idée de liberté et que cette dénonciation s'est vue fortement renforcée quand il est devenu manifeste que, dans les pays socialistes, on souffrait cruellement de l'absence de cette liberté formelle sans qu'une véritable liberté réelle n'ait été acquise pour autant — et c'est là un euphémisme — en compensation.
De la même façon, on a pu se demander s'il y a égalité quand tous les membres d'une société se voient reconnus les mêmes droits au départ, y compris le droit de poser des gestes susceptibles, par leur succès, de compromettre cette égalité ou s'il y a égalité quand tous les membres d'une société se voient régulièrement ramenés à des situations à peu près équivalentes sur ce plan. C'est la seconde interprétation qui, depuis le XIXe siècle, a séduit ceux qui se sont faits les champions de l'égalitarisme. Les socialistes de diverses tendances, les utilitaristes désireux d'accroître l'utilité générale en répartissant de façon plus égalitaire les satisfactions, les défenseurs de l'impôt progressif et du Welfare State se sont attaqués aux inégalités existantes lesquelles, pour des raisons diverses, leur paraissaient inacceptables. Les libéraux estimaient, pour leur part, que cette recherche d'une «égalité des conditions» ou d'une «égalité des résultats» n'avait pas de raison d'être, voire, qu'elle rendait vaine l'égalité au sens de la première de ces deux interprétations qui leur paraissait la seule valable et qu'ils ont baptisé «égalité des chances».
Aussi quand Hayek défendait l'idéal d'un libéralisme compris dans le sens qui lui paraissait le seul acceptable, il ne faisait pas qu'écarter une équivoque terminologique explicable par les différences entre les conditions socio-politiques de l'Europe et de l'Amérique, il ne faisait pas que dissiper une équivoque qui remontait à l'époque des Lumières où les idéaux associés à la modernité étaient encore indifférenciés, il prenait vigoureusement parti pour un libéralisme spontané «à l'état nature» contre tous ceux qui prétendaient qu'il fallait attendre de l'État qu'il intervienne par des lois anti-cartels, par une politique de stabilisation ou par des réglementations de tous ordres pour mettre en place les conditions présumées requises pour le bon fonctionnement d'un marché et d'une société conformes à un idéal construit de toutes pièces. Pour Hayek, le véritable libéral est celui qui est convaincu que la libre négociation entre les hommes est le meilleur moyen d'arriver aux arrangements les plus satisfaisants et que les solutions imposées par une autorité centrale seront toujours moins satisfaisantes que ces arrangements, faute de pouvoir tenir compte valablement de désirs individuels dispersés et à peu près indénombrables et inanalysables. Le véritable libéral est donc celui qui soutient qu'il ne faut confier au gouvernement que le soin d'assurer la sécurité et la liberté de tous et le soin de faire respecter les contrats (parce que c'est là le minimum requis pour qu'une négociation ait un sens). Le vrai libéral est celui qui, une fois que le mécanisme du marché est ainsi mis en branle, s'oppose à ce que le gouvernement intervienne plus avant, même sous prétexte d'«améliorer» le fonctionnement de ce marché. Le véritable libéral est enfin celui qui estime que, en vertu d'un mécanisme qui s'apparente à la sélection naturelle, les institutions efficaces prendront forme spontanément, pour peu que la liberté et la sécurité des individus soient assurées et qu'on ne mette pas d'entraves à ce processus.
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Le néolibéralisme, qui correspond à un retour en force de cet idéal libéral, est donc un vaste mouvement de pensée très contemporain avec lequel il faut compter. Il pourrait même, non sans de bonnes raisons être présenté comme l'une des grandes philosophies ou l'une des grandes sources d'inspiration intellectuelle de notre temps. On a bien tort de chercher à le dénigrer systématiquement comme s'il s'agissait d'une plaie sociale. Ce n'est pas dire toutefois qu'on a tort d'y voir une idéologie dont il y a lieu de se méfier, tant il est vrai que les idéologies les plus efficaces prennent normalement racine dans des courants de pensée auxquels on peut accorder une certaine crédibilité. C’est parce que le néolibéralisme est un tel courant de pensée qui touche juste à bien des égards qu’il a pu donner naissance à une puissante idéologie qui, comme toutes les idéologies permet à ceux qui détiennent un certain pouvoir de justifier leurs entreprises. Mais montrer comment le néolibéralisme peut être associé à la fois à une entreprise scientifique et à une idéologie irait au-delà des bornes que s'est fixées la présente étude qui visait uniquement à caractériser l’origine et les traits essentiels de ce courant de pensée 9.
Notes
1- Voir son texte «Am I a Liberal?» paru dans Keynes, 1963, pp. 323-338; sur ce point, voir aussi Lagueux, 1998.
2-Voir en particulier le texte «The End of Laissez-faire» dans Keynes, 1963, pp. 312-322.
3-La chose est clairement illustrée par la polémique autour de la privatisation des ondes de radio qui, dans les pages du Journal of Law and Economics , a opposé P. Samuelson et J.R. Minasian au cours des années soixante; voir, en particulier, Minasian, 1964 et Samuelson, 1964.
4-Dans un petit livre du sociologue Marcel Rioux, Hayek est, sans doute pour cette raison, présenté tout bonnement comme un «diplodocus» (Rioux, 1984, pp. 84 et 101) !
5-Pour une illustration fort peu équivoque de cette façon de se représenter les rapports des sciences économiques et des sciences physiques au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, voir le «Discours préliminaire» qui constitue l'introduction de Say, 1972, paru en 1803.
6-«wholly irrelevent », Hayek, 1946, p.100
7-«highly misleading and even dangerous», Hayek, 1946, p. 102
8-Pour une discussion de cette thèse épistémologique, voir Lagueux, 1994.
9-On pourra consulter à ce propos Lagueux (1989)