L'utopie ou la démesure politique
Les rêveries naissent bien du désir. Mais elles s'engagent aussi dans les chemins sinueux et ambigus de la politique. Elles deviennent alors des utopies. De la République de Platon à la "société sans classe" de Marx, en passant par la Cité de Dieu d'Augustin et l'Utopie de Thomas More, la rêverie s'est posée comme contestation d'un ordre politique fini et aliéné. Pas plus que l'artiste, l'utopiste ne tolère le réel. Dans son utopie, c'est son désir d'être qui danse et chante et pleure à la fois.
Mais l'utopie n'appartient pas au règne humain. Elle est faite, comme l'affirmait Rousseau de la démocratie, pour un peuple de dieux. L'utopie n'est pas à la mesure de l'homme.
Elle est une rêverie démesurée, enfantée à la fois par la conscience tragique de la finitude et de l'aliénation ainsi que par le désir infini d'être et de perfection.
L'utopie est le rêve d'une société parfaite et définitive dans les limites de l'espace et du temps humains. Née de la conscience malheureuse et du sentiment profond de la finitude et de l'aliénation politiques, elle cherche à les nier. Née du désir infini d'être et de perfection, elle tente de lui donner une configuration, une représentation concrète.
La conscience malheureuse ne peut être niée. "Il n'y a pas d'amour heureux", disait le poète. Car l'amour, lui aussi, naît du désir infini. Mais dès l'instant de sa réalisation ou de son incarnation, il est soumis à la finitude et à l'aliénation, il doit se plier aux conditions limitées de l'existence. C'est en ce sens que Nabert nous rappelle que le mal est radical. Il se situe au point de rencontre d'une aspiration infinie et d'une expérience de finitude au coeur de l'homme. Le "dur métier d'homme", comme l'affirme Rouault dans le Miserere, consiste à assumer ce mal radical.
Les utopies naissent donc de la conscience malheureuse comme des tentatives pour la nier. L'utopie est un divertissement pascalien. Elle détourne de l'authentique situation humaine. Elle nie le mai radical inhérent aux conditions d'existence. En elle, l'homme se fait ange ou dieu; la terre devient le ciel ; la cité prend le visage du Paradis. L'utopiste, en effet, rêve d'une société parfaite ici-bas. Il croit à la réconciliation de l'essence et de l'existence humaines. Pour lui, en effet, la contradiction de l'essence et de l'existence humaines peut être vaincue de façon définitive dans l'espace et le temps finis. Pour lui, le mai n'est donc pas radical, c'est-à-dire inhérent à la condition humaine. Il peut être nié, totalement surmonté dans une possible société aux structures parfaites et définitives.
L'utopiste se prépare une déception, voir un désespoir profond. Car il nie ce versant de l'expérience humaine où le mai est donné comme radical. La finitude de toute existence concrète vouée à l'espace et au temps, et donc à l'opacité, à la solitude, à l'incompréhension et à la mort, est fondamentalement repoussée. Le "penchant au mal", dans le coeur de l'homme, ce dont nous parlent Kant et la Bible avant lui, se trouve radicalement nié. La déception de l'utopiste, devant l'impossibilité de nier la finitude et l'aliénation, sera proportionnelle à la démesure de sa rêverie. Elle pourra même le conduire au désespoir. Car, comme le dit Pascal, "l'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête". Ainsi, le malheur veut que le rêve démesuré conduise au désespoir.
Est-ce à dire qu'il faille "tolérer le réel" et nier, à son tour, le désir qui engendre une telle rêverie? La politique ne ressemblerait-elle donc plus au dieu Janus, à double face? Son seul visage serait-il celui du pouvoir acquis et conservé par la ruse ou par la force? Celui d'une triste et mesquine réalité?
Refuser le rêve d'une société parfaite et définitive dans les limites de l'espace et du temps humains, ce n'est pas refuser l'idéal d'une société à construire par les luttes concrètes, "faisant reculer les frontières du mal", comme aimait à le répéter Camus. Rejeter la "forme" de l'utopie, ce n'est pas rejeter son "contenu" automatiquement. Condamner l'utopie, ce n'est pas condamner l'idéal politique, ou ce que certains appellent l'idéologie. Ainsi la République de Platon ou l'Utopie de Thomas More, s'il faut les refuser comme utopies, peuvent néanmoins nourrir des Idéologies fécondes et des luttes concrètes.
Les idéologies, elles aussi, naissent du désir infini au coeur de l'homme. Elles aussi portent leur langage de rêverie. Elles aussi "ne tolèrent pas le réel". Mais, à la différence des utopies, elles n'affirment pas que la société parfaite et définitive est possible dans cet espace et ce temps. Les idéologies sont des systèmes de valeurs et de représentations explicites appartenant à un groupe humain. Elles ne deviennent des utopies que lorsqu'on les rêve pour le Grand jour ou le Grand soir. Elles demeurent à la mesure de l'homme lorsqu'elles s'accompagnent de luttes concrètes et historiques pour faire avancer certaines valeurs et reculer certaines injustices. Système de valeurs et lutte concrète, idéologie et stratégie, ou, comme l'indiquait Mounier, pôle prophétique et pôle politique de l'action, tel est l'espoir à la mesure de l'homme. Sans l'illusion d'un quelconque "Royaume de Dieu" sur cette terre.
Les sociétés humaines n'échappent pas plus au destin qu'à la liberté. La conscience du destin est nécessaire à la saisie des tâches particulières exigées par un temps particulier. C'est ce que d'autres appellent "les conditions objectives". C'est ce que nous appelons les exigences d'un moment historique donné. Ces exigences d'un temps et d'un moment sont un pressant appel lancé à la liberté personnelle ou politique. Elles demandent des engagements existentiels où seront vérifiées et incarnées certaines valeurs; elles suscitent des luttes concrètes pour faire reculer les frontières de l'aliénation. Le destin appelle la liberté; le réel, l'idéal; le moment historique, l'action morale. Ici et maintenant, un courage et un espoir humains ont pris place dans l'histoire, pour que recule la frontière du mai et que s'incarne, modestement, un ensemble de valeurs. Mais l'homme demeure toujours déchiré et toujours en lutte. Car le mal est radical dans l'être et dans l'action de l'homme. Le Royaume de Dieu, s'il existe, n'est pas pour cette terre et ce temps. Le désir et la rêverie trouvent ici leur mesure. L'utopie est faite pour un peuple de dieux. Et l'homme est tout au plus un dieu déchu. »