La conversion

Hélène Laberge
À l'heure où des illuminés s'auto-sanctifiant occupent une scène publique où agonise le bon sens le plus élémentaire, il y a lieu de s'arrêter à ce retournement ou à cet éclatement de l'âme qu'on appelle conversion. Justement, et impérieusement, pour bien distinguer ce phénomène, d'autant plus réel qu'il est d'abord et avant tout intérieur, des divagations exhibitionnistes à la Raël. La première distinction est le caractère individuel, privé, d'une conversion authentique. Quand tout un groupe de personnes se convertit à un gourou et au système qu'il sécrète, alors naît une secte.
Le faux Dieu change la souffrance en violence.
Le vrai Dieu change la violence en souffrance.
Simone Weil


Molière a immortalisé le faux converti dans Tartuffe. Son trait dominant, l'hypocrisie, d'un mot grec signifiant jouer un rôle, mimer. Tartuffe effectivement se couvre du masque de la vertu pour mener à bien son entreprise de séduction d'une femme mariée dont il tente de duper le mari. Ce qui nous amène au premier trait du converti authentique : la transparence de ses pensées et de sa vie. Et immédiatement au second, la modestie, née du sentiment de son indignité devant la beauté de ce qui lui est révélé. Dans ce sens, certains mystiques apparaissent comme se convertissant à chaque instant de leur vie tant ils sont éblouis par les vérités qu'ils contemplent. Thérèse d'Avila a de multiples témoignages à ce sujet. «Ces vérités me sont montrées avec tant de clarté, écrit-elle dans sa biographie, que les choses du monde ne me semblent que folie.»

Mais la conversion peut aussi ressembler au coup de foudre. Cette rencontre m'a foudroyé, m'a renversé, m'a bouleversé, c'est par des allusions aux secousses terrestres que les humains ont tenté de décrire le phénomène par lequel la ligne droite et rassurante de la vie quotidienne est soudainement brisée et transformée par l'amour.

C'est par son analogie avec le coup de foudre humain qu'on peut tenter d'expliquer la conversion authentique qui est invariablement une conversion, non pas à une personne, mais à une vérité transcendantale, à l'amour de Dieu,. Comme dans le cas de l'amour humain, voilà que l'univers se concentre autour de l'irruption de l'être aimé dans la vie du converti. Le regard qu'il portait jusque-là sur le monde et sur lui-même est transformé; l'essentiel ou ce qui lui apparaissait comme tel devient accessoire. Tout est retourné, tourné à l'envers comme la terre sous les labours. Tout s'éclaire sous un autre jour, d'une autre lumière. Le converti a l'impression de toucher à quelque chose qui l'attendait secrètement quelque part : la clef de la vie, de l'amour et de la mort, le dévoilement du secret de Dieu. Et même si la vie atténue cette impression, elle ne la détruit pas. D'où le troisième trait de la conversion : le plus mystérieux. Elle ne porte pas sur un autre être humain, comme dans le cas des sectes où il y a captation de l'individu par le fondateur, le preacher, elle ne porte pas non plus sur un groupe constitué, même si le converti peut se tourner vers une grande religion existante. Elle est dans son essence même authentique, seulement si elle est intérieure, si elle est un contact avec le surnaturel et si elle s'exprime par l'amour et la compassion dans la transparence du moi. La conversion de Simone Weil, cette philosophe de génie, née dans une famille juive athée, est d'autant plus frappante qu'elle a été le fruit d'une constante recherche de la vérité à travers l'attention au réel : «Si on tourne l'intelligence vers le bien, il est impossible que peu à peu toute l'âme n'y soit pas attirée malgré elle…Non pas comprendre des choses nouvelles, mais parvenir à force de patience, d'effort et de méthode à comprendre les vérités évidentes avec tout soi-même» 1

Il n'y a de comparable à la conversion produite par cette attention que celle de l'illumination de l'intelligence conduisant aux grandes découvertes philosophiques ou scientifiques. Papin observant la vapeur qui s'échappe d'une bouilloire, Newton regardant une pomme tomber de l'arbre. Tout se passe comme si l'objet observé allait tout à coup, au cœur même de l'esprit, réveiller la princesse endormie. Wilfrid Raby explicite dans son article cette mystérieuse fonction du cerveau.

Cette soudaine évidence peut être puissante au point de changer le cours de l'histoire dans le cas de grandes découvertes scientifiques aussi bien que dans celui de certaines conversions. La conversion de saint Paul en est un exemple irrécusable. Que la révélation non seulement de l'existence de Dieu mais de son amour se soit faite de façon aussi foudroyante correspond si bien au tempérament ardent et excessif de Paul de Tarse qu'on ne peut que s'incliner devant elle. Même et surtout si elle semble contraire à toute rationalité scientifique. Les faits sont là, indéniables : le retournement de Paul a imprégné toute sa vie jusqu'à sa mort. Et a marqué de son empreinte tout le christianisme naissant. Il est malheureux qu'un courant féministe réduise les écrits de ce fougueux défenseur du Christ à quelques lignes sur le rôle de la femme dans la vie conjugale qui était le reflet d'une antique culture encore à l'œuvre dans de nombreux pays.

Mais toutes les conversions ne sont pas aussi éclatantes. Nous nous arrêterons aux conversions de deux grands auteurs du XXe siècle : Karl Stern, et G.K. Chesterton, précisément parce que la façon dont elles se sont déroulées semble plus en accord avec notre rationalité scientifique ou avec la psychologie contemporaine. Comme celle de Simone Weil, ce sont des conversions de l'intelligence se déployant dans une recherche constante et droite de la vérité.

Ces auteurs ont en commun de s'être tournés vers le catholicisme après avoir adhéré aux idéologies de leur siècle dont ils ont pu mesurer de l'intérieur les limites ou les effets dévastateurs. Étant extérieurs à la religion du Christ, cette dernière leur est apparue dans toute la fraîcheur de son innocence primordiale, sans les inévitables déviations que les catholiques reprochent à leur vieille et vénérable Église avec une amertume qui prouve qu'ils ont attendu d'une institution (et non du Dieu qu'elle prône) qu'elle étanche leur soif de pureté!

Dans ce moment de l'histoire où les certitudes les plus inébranlables semblent s'écrouler, où les chrétiens sont tentés de se tourner vers d'autres religions par une conversion qui ressemble plus à un reniement qu'à un retournement, les points de vue de ces grands écrivains sur le catholicisme jettent une lumière éblouissante sur l'essentiel. Et l'essentiel, quelles que soient les taches et les ombres jetées par le temps et l'histoire, renaît comme l'hydre sous le tranchant de l'attention.

De ces deux convertis, Karl Stern est certainement celui qui aura été le plus torturé. Entendons par là qu'en vertu du contexte de l'époque (voir en encadré une courte biographie), il a eu l'impression déchirante, que se convertir au catholicisme, c'était abandonner son peuple persécuté par les Nazis. Il s'était juré à lui-même que s'il parvenait un jour à s'échapper d'Allemagne, «il ferait tout son possible sa vie durant pour aider les Juifs.» C'est alors qu'il rencontre une religieuse contemplative qui lui révèle cette chose mystérieuse qui est la justification même de la vie monastique : la réversibilité des souffrances et des prières cachées. «Si j'avais réellement pénétré le monde de saint Thomas et de saint Augustin, de Newman et de Pascal, il y avait une chose que je serais forcé d'admettre : c'est que les souffrances et la nuit spirituelle que je traversais à ce moment pourraient bien suffire à aider les Juifs, et pourraient se révéler d'infiniment plus de poids que tout ce que je pourrais accomplir dans l'ordre pratique des choses.» 2 Ce qui nous renvoie au mot définitif de Simone Weil : «Le christianisme n'apporte pas un remède à la souffrance mais un usage surnaturel de la souffrance.».

Pour suivre de façon rigoureuse la progressive adhésion de Stern au christianisme, il me faudrait citer de trop longs passages de son admirable biographie Le Buisson ardent. Dans le texte suivant, il analyse le phénomène de résistance à la vérité, du faux retournement : «L'homme moderne ne peut plus prendre les réalités spirituelles pour leurs valeurs apparentes. Sa tragédie est celle de Hamlet. Il ne se contente pas d'éprouver, il réfléchit. […] Il manque de naïveté, et ne se fait pas confiance à lui-même; bientôt, il se voit pris sans espoir dans un réseau inextricable de références purement psychologiques. C'est alors que se produit le grand revirement; la seule chose qui soit réelle, la Réalité ultime, lui apparaît comme un phénomène relatif, un pur effet de miroir; et c'est le réseau de références qui prend une apparence de réalité.» […] C'est là un des pièges spirituels de notre temps.» 3

Les conversions prennent la forme de la personne. Je ne crois pas qu'on puisse opposer deux personnalités aussi différentes que celles de Stern et de Chesterton. Le premier tout en subtilité et pénétration, propres à l'intelligence juive, le second, éclatant de joie de vivre et de cet humour anglais qui est la forme ironique et amusée de la lucidité. Ce gros homme jovial débordant d'écrits et de formules aussi désopilantes que profondes a soulevé en solitaire tous les masques de son époque; il se relie à Stern par sa dénonciation de la montée du nazisme et de Hitler dans une Angleterre qui, sauf exception, n'en mesurait pas la portée.

Après avoir comme Stern (et Simone Weil) été séduit par le marxisme, c'est avec une joyeuse franchise qu'il raconte pourquoi il s'est converti : «Quand on me demande, écrit Chesterton, ou quand on se demande : Pourquoi vous être rallié à l'Église de Rome?, la première réponse qui me vient, la réponse essentielle, bien que partiellement elliptique encore, c'est : pour me débarrasser de mes péchés. Car il n'est pas d'autre système religieux qui enseigne vraiment à l'homme de se débarrasser de ses péchés. Il trouve sa confirmation dans la logique, qui semble à beaucoup surprenante, par quoi l'Église déduit que le péché dont on s'est confessé et convenablement repenti, est positivement aboli ; que le pécheur repenti se retrouve vraiment dans un état nouveau comparable à celui qui n'a jamais péché.» 4

Ce passage est tiré de son autobiographie, L'homme à la clef d'or, dans laquelle Chesterton décrit son enfance comme une période où la lumière diurne lui apparaissait comme quelque chose de plus que la lumière d'un jour ordinaire. Et il a gardé de ces expériences d'une forme de transcendance «cette indescriptible et indestructible certitude que ces premières années d'innocence furent le commencement de quelque chose de digne, de plus digne peut-être qu'aucune des choses qui leur ont succédé.» Pour lui la merveille de la confession c'est qu'elle permet à un catholique de «retourner vraiment, par définition, à cette aurore de son commencement. […] Il croit que, dans le coin sombre du confessionnal, à la faveur de ce bref rituel, Dieu l'a véritablement recréé à son image. […] L'accumulation des âges ne le terrifie plus. Tout grisonnant, voire tout goutteux, il n'a que cinq minutes d'âge.» 5

On peut évidemment arguer que cette magnifique conception de la confession reposait sur le sentiment du péché personnel et que la psychologie ayant transformé les péchés en complexes a remplacé le dur agenouilloir du confessionnal par le lit plus moelleux de la psychanalyse. Mais on ne peut pas mettre en doute l'authenticité de ce témoignage. Anciennement athée et agnostique, Chesterton était trop au fait des controverses religieuses pour ne pas mesurer la portée de ses paroles. Aussi fait-il remarquer à ses lecteurs qu'il ne défend pas ici «telle ou telle doctrine, comme celle du Sacrement de Pénitence, pas plus que celle également bouleversante de l'amour divin pour la créature. […] Je ne suis ici engagé que dans la tâche honteuse et morbide de dire l'histoire de ma vie; et n'ai rien d'autre à faire qu'à rapporter ce que furent vraiment les effets de telles doctrines sur mes actes et sur mes sentiments.» 6

Il existe sans doute de multiples conversions inconnues du grand public. Mais où irions-nous si ne se levaient pas de temps à autre parmi les humains des êtres qui, en décrivant le parcours qui les a menés à l'essentiel, incarnent ce mot de Simone Weil : «L'intelligence ne peut jamais pénétrer le mystère, mais elle peut et peut seule rendre compte de la convenance des mots qui l'expriment.» 7


Notes

1. La pesanteur et la grâce, Plon, 1948, p. 134-135. (
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2. Le Buisson ardent, Éditions du Seuil, 1953, p. 272. (
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3. Ibidem. p 201. (
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4. L'homme à la clef d'or, Desclée de Brouwer, 1948, p.418. (
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5. Ibidem, p. 419. (
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6. Ibidem, p. 419. (
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7. La pesanteur et la grâce, p. 151 (
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