Clean Disruption : l'élimination du pétrole par le marché ?

Jacques Dufresne

 
Voici une vidéo qui, même s’il s’avérait qu’elle ne contient qu’une part de vérité, soulève des questions qui devraient être au cœur de l’actuelle campagne électorale, au cœur également de la réflexion sur le développement urbain. Pour des raisons strictement économiques, les progrès du solaire combinés avec ceux du numérique et du stockage de l’électricité provoqueraient en quelques années la désuétude du pétrole et du charbon. Mais par les temps médiatiques qui courent qui croire, que croire et selon quels critères?

Suite à une consultation en rapport avec notre charte de la ville intelligente, j’ai reçu ce message d’un scientifique ami dont la compétence ne fait pas de doute à mes yeux.

« Toujours dans le cadre d’une ville conçue pour les gens d’abord, j’aimerais attirer ton attention sur une rupture technologique annoncée pour bientôt, par Tony Seba, entrepreneur et visionnaire californien très respecté (https://tonyseba.com/). Seba anticipe une rupture plus que majeure d’ici 2030 dans le monde des transports, de l’énergie et, par le fait même, de l’industrie automobile et de la société en général. Une des conséquences anticipées de cette rupture technologique est une occasion inespérée de mieux gérer l’espace urbain. La réduction de la place occupée par l’automobile dans nos sociétés sera telle qu’une ville comme Los Angeles, par exemple, récupérera un espace équivalent à trois fois la superficie de la ville de San Francisco. Ça va bien au-delà de l’avènement de la voiture électrique, c’est une onde de choc technologique avec impacts économique, social et environnemental majeurs qui s’en vient et, pour une fois... POSITIFS!  Malheureusement, ces changements ne surviendront pas parce que les gens deviendront plus sages mais parce que ce sera payant pour eux. Par contre, cette rupture donnera l’occasion aux gens de reprendre le contrôle de leurs communautés.»

« Je ne peux que vous encourager à visionner attentivement sur Youtube la conférence que Tony Seba a donnée à l’Université du Colorado en 2017  https://www.youtube.com/watch?v=2b3ttqydwf0; ce sera une heure très bien investie qui ne pourra qu’enrichir votre vision d’une ville fûtée. J’ai visionné quatre fois sa conférence au fil des semaines, je suis l’évolution des technologies dont Seba parle depuis quelques années et j’en arrive à la conclusion qu’il est très crédible. Il a repris cette conférence à Amsterdam en mars 2018 avec très peu de changements. Je suis l’évolution de la santé de la planète depuis quelques décennies et je désespère en lisant les nouvelles quotidiennes sur le sujet. Seba me relève de mes courtes déprimes passagères. C’est du bonheur de l’écouter en constatant que les dinosaures du pétrole vont disparaître, aussi puissants soient-ils... et plus vite qu’ils le pensent. Les astres s’alignent pour construire une meilleure société. »

L’écolonomie, oui mais

Gagné par cet enthousiasme, je me suis empressé de regarder ladite vidéo. Première impression favorable. Il y a vingt ans quand nous avons créé l’Encyclopédie de l’Agora, nous avons rangé écologie et économie dans une même catégorie, dans le but de créer chez nos lecteurs l’habitude de ne jamais dissocier ces deux univers. Illusion! Tout récemment, Nicolas Hulot déplorait encore une fois la distance qui sépare ces deux disciplines ayant pourtant la même étymologie. Et voilà qu’un expert californien annonce, m’a-t-il semblé, que la convergence entre les deux est aujourd’hui telle qu’il faut s’attendre à des bouleversements majeurs.

Au cours de la décennie 1980, alors que je tenais une chronique dans La Presse du samedi, je m’étais laissé prendre au piège d’une futurologie prometteuse. C’étaient les biotechnologies qui occupaient l’avant-scène à ce moment. Prudent, je me suis limité, sans donner mon opinion, à commenter un livre prédisant que les bactéries allaient désormais opérer proprement une bonne partie du raffinage du pétrole. L’avenir de la compagnie Pétromont de Montréal était menacé à ce moment. Mon innocent commentaire suscita une vive réaction parmi les patrons aussi bien que parmi les travailleurs de cette compagnie. L’onde de choc de la vidéo de Seba, s’ajoutant à celle de son livre, Clean Disruption devrait être mille fois plus forte.

L’admiration manifeste de Seba pour Elon Musk m’a incité à me demander si je n’étais pas la dupe d’une habile opération destinée à faire monter la valeur des actions des entreprises de ce futur conquérant de Mars! Mais était-ce là un prix trop cher à payer pour en finir avec les énergies fossiles? Question : épuiser le lithium et autres métaux de la planète est-ce plus prudent que d'en brûler le pétrole?

Jusque-là, les catastrophes sociales et politiques qu’entraînerait le scénario de Seba ne me sautaient pas aux yeux, preuve que les solutions purement techniques demeurent séduisantes, même pour ceux qui s’en méfient d’instinct.

J’ai alors consulté deux autres amis qui sont aussi des scientifiques. Il s’agit plutôt, me dit en substance le premier, d’une convergence entre la finance et une écologie hémiplégique. Un économiste digne de ce nom tiendrait compte de la complexité de la situation. Seba reste dans la perspective d’une croissance continue. Moins de voitures et de pipelines, mais plus de voyages en avion et en fusées, vers Mars par exemple. Et qu’en est-il du déficit global?

Commentaire du premier ami consulté

Il fait référence à l’analyse de Thomas Berry dans Le rêve de la Terre, initialement publié en 1988, et dont les données économiques [mises à jour en 2017 à des fins de comparaison dans cette traduction] montrent que le déficit planétaire progresse à un rythme aussi rapide que la technologie dont parle Tony Seba, ce qui laisse entrevoir une rupture d'un tout autre ordre de grandeur que celle dont parle monsieur Seba et que Silicone Valley et ses barons de la virtualité semblent ignorer :

« Si l’on se penche spécifiquement sur les données disponibles concernant l’économie des États-Unis, on constate que le produit national brut dépasse aujourd’hui les quatre trillions de dollars [NDT : vingt trillions en 2017]. En 1987, nous avions également une dette nationale de plus de 2 trillions de dollars [NDT : trente trillions en 2017], un déficit budgétaire annuel de quelque 150 milliards [NDT : plus de 600 milliards en 2017], une infrastructure désuète requérant 750 milliards de dollars de réparations, un déficit commercial de plus de 150 milliards [NDT : 566 milliards en 2017], des prêts à risque à des pays du tiers-monde de plus de 200 milliards et des dépenses militaires annuelles de 300 milliards [NDT : 585 milliards en 2017]. Tous ces chiffres peuvent être considérés comme des déficits financiers qui conduisent à ce que j’ai appelé un déficit planétaire.

« On mentionne rarement le déficit que représente la destruction des biosystèmes de base de la planète résultant des abus auxquels sont soumis l’air, les sols, l’eau et la végétation. Tel qu’indiqué plus haut, le déficit planétaire est le véritable et ultime déficit, le déficit dont certaines des conséquences majeures sont si absolues qu’aucune source céleste ou terrestre ne saurait y remédier. Étant donné que le système planétaire constitue la réserve ultime face à tout déficit, s’il y a faillite à ce niveau, la faillite est ultime dans sa portée. Ni la viabilité économique, ni l’amélioration des conditions de vie des mal-nantis ne sont réalisables dans de telles circonstances. Et cette situation ne peut qu’empirer compte tenu de la croissance démographique dans les pays en voie de développement.

« Dans son ultime modalité, ce déficit n’est pas seulement un déficit en ressources, mais la mort d’un processus vivant, et pas seulement la mort d’un processus vivant spécifique, mais celle du processus vivant, ce processus vivant qui, autant que nous le sachions, n’existe que sur la planète Terre. C’est en cela que nous sommes confrontés à une situation fondamentalement différente de celle de toute autre génération, de quelque tradition ethnique, culturelle, politique ou religieuse qu’elle fut, ou de toute autre période historique. Nous déterminons pour la première fois de manière globale et irréversible l’avenir de la planète. Le danger immédiat ne réside pas dans une possible guerre nucléaire, mais dans le saccage bien réel auquel se livre l’industrie." Thomas Berry, Le rêve de la Terre, chapitre 7. »

Commentaire du deuxième ami consulté :

 « Les impacts urbains des technologies décrites par M Seba seraient le dernier de nos soucis dans un monde où tous les employés du secteur des transports, à commencer par les chauffeurs (camions, taxis, livraison, transports en commun, etc.) auraient perdu leur emploi, à l’heure aussi de la ruine des gouvernements qui ont massivement investi dans ce que Seba appelle gentiment des "stranded assets" dont toute l'infrastructure hydroélectrique du Québec. Des gouvernants ruinés seraient incapables de rembourser leurs dettes (composée essentiellement de l'épargne des particuliers) et d'assurer les services publics. Nous ferions face à une crise économique, une concentration de la richesse, et une militarisation telle que ce qui a suivi le début de l'ère industrielle en occident apparaîtrait comme un petit accident de parcours par comparaison. Ce que M Seba nous décrit avec optimisme comme une amélioration pour l'humanité serait en fait l'aube de la plus grande dépossession collective jamais vue dans l'histoire... il faut souhaiter qu'il se trompe. Il ne serait plus question de villes où il fait bon vivre, mais de villes où survivre simplement ! 

« Mais je crois qu'il se trompe, comme tous les futurologues, et ne mesure ni la résistance farouche que ces technologies commencent déjà à rencontrer ni les pressions énormes pour inclure le coût des impacts sociaux dans les coûts de production, réduisant ainsi les écarts et ralentissant le rythme des changements... »

Seba a beau se tromper et servir manifestement les intérêts de l’élite californienne, il peut exercer une influence qui incitera les gouvernements à prendre des risques que l’entreprise privée ne voudra plus prendre; le financement par le gouvernement américain des aventures d'Elon Musk, qui n'ont jusqu'à présent jamais généré de profit, en est un bon exemple. 

 Cercle très vicieux. Les gouvernements et les contribuables risquent fort de se retrouver avec la facture pour des infrastructures compromises par les nouvelles technologies dont ils ont à l’origine assuré le financement. L'acquisition par le gouvernement canadien des actifs du pipeline Trans Mountain, dont la viabilité, comme celle des sables bitumineux, est remise en question par les techniques nouvelles de stockage d'énergie électrique en est un bon exemple. Mon dernier interlocuteur semble être de cet avis. Rejoint au téléphone, il m’a appris que ses recherches sur le stockage de l’énergie électrique confirmaient les propos de Seba sur les perspectives de baisse radicale des coûts d'énergie lorsque le réseau hydro-électrique actuel, conçu pour répondre à la demande de pointe, serait en mesure de fonctionner à plein régime.  Cette hypothèse a eu un écho à Ottawa. « Si c'était trop risqué pour une compagnie privée, pourquoi prend-il ce risque-là et le met-il sur le dos des citoyens? Parle-moi d'une décision de sans-dessein! » a fulminé le député de Rosemont, Alexandre Boulerice. 

Les géants californiens de l’Internet ont réussi à prendre le monde entier dans leurs filets, faisant subir une onde de choc majeure à tous les autres médias et commerces. Faut-il exclure qu’en combinant leurs efforts avec ceux du secteur de l’énergie ils donnent raison à monsieur Seba ?

Retour au premier ami consulté :

« Que les prédictions de monsieur Seba s'avèrent justes pour ce qui est du secteur du transport et des 10 prochaines années ne me semble pas suffisant pour crier au visionnaire et au génie. Ce qu'il nous dit est que le train fou fonce de plus en plus vite sur les rails du progrès défini de la manière la plus étroite qui soit. La grenouille enfle de façon exponentielle, quelle merveille! Le seul mot juste que j'ai entendu plusieurs fois
durant cette vidéo est "Boum!". Pauvre grenouilleI

Commentaires de l'auteur du message initial!

J’ai pris connaissance de ton article avec grand intérêt et j’aimerais te faire part de quelques commentaires.

Ton premier ami parle « d’une convergence entre la finance et une écologie hémiplégique ». En fait, je parlerais simplement de convergences technologiques et de modèles d’affaires comme le mentionne Seba. Les bienfaits écologiques sont essentiellement circonstanciels. Seba, d’ailleurs, ne se présente pas comme un apôtre de l’environnement même si on perçoit certains bienfaits potentiels de ce qu’il anticipe. Il explique simplement ce qu’il entrevoit avec son œil d’expert. Il ne porte pas de jugement non plus sur les bonnes ou mauvaises conséquences de ces changements : réduction de consommation de pétrole, moins de voitures sur les routes, pertes d’emplois dans certains domaines, etc. Il anticipe. Prenons un exemple que personne n’a vu venir aussi vite pour ce qui est des pertes d’emploi dues à l’arrivée des véhicules autonomes. Pour Suncor, 150 camions autonomes représentent le licenciement à brève échéance de quelque 400 chauffeurs.Source.


Je ne dirais pas que Seba présuppose une croissance continue. De fait, ce qu’il entrevoit va très bien survivre dans un contexte de grave crise économique car ce qui s’annonce coûte moins cher que le modèle existant sur un plan bêtement économique et c’est avantageux, à certains égards, pour l’environnement. Prenons l’exemple de la Chine. Ce pays qui fait face à d’énormes problèmes de qualité de l’air a annoncé l’an dernier qu’il planchait sur un plan pour faire disparaître tous les véhicules à essence le plus rapidement possible. Cela a créé une onde de choc chez tous les fabricants de voitures qui ont compris qu’ils devraient s’adapter. C’est le capitalisme qui tire avantage d’occasions pour répondre à de pressants besoins en qualité de l’air. Source.

Ton deuxième ami pose un portrait plutôt sombre et je peux comprendre pourquoi. Les gouvernements, et nous qui les avons laissé faire comme électeurs, laissent le monde des affaires et de la finance, et particulièrement des hautes technologies, faire la pluie et le beau temps. Si les riches se vautrent dans les paradis fiscaux avec la bénédiction des élus et si les Facebook/Apple/Amazon/GoogleBayer-Monsanto etc. de ce monde imposent leurs modèles depuis trop longtemps, c’est que nous les laissons faire. La Nature a horreur du vide et si nous ne prenons pas la place qui nous revient, d’autres le feront. Mais les choses changent et l’Europe nous donne l’exemple à cet égard, il s’agit de continuer. Je ne reproche pas à un loup d’en être un mais je nous reproche collectivement de les laisser vider le poulailler.Source.

Je ne crois pas que les actifs d’Hydro-Québec soient à risque, nos barrages continuent d’être de très bons acquis. Par contre, certains politiciens, comme François Legault de la CAQ, font preuve d’une ignorance crasse quand il dit que, un fois Premier ministre, il va relancer la construction de grands barrages. Même si Hydro Québec, qui a bien compris la situation, s’est empressé de remettre les pendules à l’heure et que j’ai fait parvenir la vidéo de Tony Seba à la CAQ en insistant sur l’urgence pour les responsables de l’énergie et de l’environnement d’en prendre connaissance, cela n’empêche pas M. Legault de nous débiter son mantra sur les barrages.

Pourquoi Justin Trudeau s’est-il empressé d’acheter les pipelines Trans Mountain? Pour moi, la réponse est très simple. Nous sommes assez vieux pour nous rappeler que P.E. Trudeau s’est aliéné l’Alberta en 1981 à cause de sa politique énergétique qui a eu comme conséquence de vider quelque peu les poches de la province. Fiston Trudeau a reconnu que son papa avait commis une erreur et s’est promis de la réparer. Gardons aussi à l’esprit que Fiston a déclaré, lors de la conférence de presse où il annonçait qu’il se lançait en politique, qu’il le faisait « pour perpétuer l’héritage politique de mon père ».

Concernant Elon Musk, il est génial à certains égards, tout comme Albert Einstein le fut également. Mais personne n’est génial entièrement. Si Einstein le fut en physique, sa vie personnelle fut un échec lamentable. Je n’aurais pas voulu avoir été son épouse ou l’un de ses enfants. Musk peut aussi déconner royalement et dire les pires âneries : « Si nous restons toujours sur Terre, il y aura éventuellement un événement d'extinction massive. L'alternative est de devenir une civilisation voyageant dans l'espace et une espèce multi-planètes. » Il ferait mieux d’utiliser tout son talent à rendre la Terre davantage vivable.Source

Le capitalisme est à l’origine de bien des horreurs et, dans ce cas-ci, la convergence fait en sorte que ceux et celles qui aspirent à un monde meilleur pourront en profiter car elle entraînera une baisse importante de la consommation de pétrole à l’origine de la majeure partie des gaz à effets de serre et des changements climatiques. Mais je suis entièrement d’accord que cela ne règlera pas tout, très loin de là.

Moi qui accumule les mauvaises nouvelles jour après jour sur l’état de santé de notre planète, je m’en voudrais de ne pas conclure sur une réalisation encourageante sur les énergies renouvelables même si elle n'est qu'une goutte d’eau dans l’océan des choses à corriger et une petite vidéo pleine d’espoir.

 

Quelques points de vue en français sur Internet

 


Pierre Langlois

Les lilas, écologie


Agoravox

Ouest France

Techniques-ingénieur

À lire également du même auteur

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal

Culture médicale: un ABC
La culture médicale est la première condition de l'autonomie des personnes face &a

Du salut à la santé, de la santé à la vie
Cet article a d'abord paru dans la revue Relations à l'automne 2020. On peut




Articles récents