Guerre et civilisation
Dans ce livre, Le Contrat naturel, que j'ai présenté récemment dans cette chronique, Michel Serres rappelle aussi que les hommes se servent des guerres pour régler leurs différends, mais sans jamais tenir compte d'un ennemi commun, qui devrait en principe être un ami: la nature. Il démontre qu'à mesure que les guerres s'aggravent, que les armes se perfectionnent, les avantages que peut en tirer le vainqueur sont de plus en plus dérisoires par rapport aux torts faits à la nature et par là à l'ensemble de l'humanité et donc au vainqueur lui-même.
Ce pacifisme de principe ne met pas Michel Serres en contradiction avec sa thèse sur la guerre comme état de droit. C'est la dégradation récente et accélérée de la nature qui fait apparaître la guerre comme une catastrophe absolue plutôt que comme un moindre mal.
La guerre, un état de droit! Y-a-t-il vraiment lieu de s'étonner de cette position? La guerre n'est pas la violence. Elle est la violence encadrée, réglementée, limitée. Elle suppose un contrat qui en marque le début: c'est la déclaration réciproque de guerre et un autre qui en marque la fin: l'armistice et ses conditions.
Si une telle institution n'était pas apparue un jour, jamais la civilisaiton n'aurait pu se développer. La violence aurait été constante et omniprésente. «Quand tous se battent contre tous, écrit Michel Serres, il n'y a pas état de guerre, mais violence, crise pure et déchaînée, sans arrêt possible, et menace d'extinction de la population qui s'y adonne. En fait et par le droit, la guerre nous protège contre la reproduction indéfinie de la violence.»
Michel Serres nous rappelle que si on ne parle pas des cultures qui ont été victimes de cette reproduction de la violence, c'est parce qu'ayant été ainsi détruites, ces cultures n'ont pas accédé à l'histoire, à la mémoire.
Il faut cependant préciser qu'aux plus belles heures de la civilisation, la guerre ne touchait pas les populations civiles et était réglementée au point de rendre possible des trêves, comme celles qui marquaient les Jeux Olympiques en Grèce.
Les règles du jeu
Les guerres d'aujourd'hui étant ce qu'elles sont, la définition classique de la guerre ne s'applique à elles qu'en partie. La chose est incontestable; il faut cependant y voir non pas une raison supplémentaire de faire fi des règles du jeu, mais au contraire une obligation accrue de respecter les quelques-unes qui subsistent.
Le traitement que Saddam Hussein inflige aux prisonniers de guerre alliés est particulièrement odieux vu sous cet angle; il en est ainsi des attaques contre Israël, un pays qui n'est pas en guerre contre l'Irak; il en est ainsi, à plus forte raison, du terrorisme international dont a vu cette semaine les effets au Liban et en Turquie.
Au même moment, répliquent les Irakiens, les alliés s'attaquent aux populations civiles de notre pays. En Irak même et dans de nombreux autres pays arabes de la région, en Jordanie notamment, on est d'autre part persuadé que le terrorisme et le sort fait aux prisonniers sont amplement justifiés par la supériorité militaire démesurée des alliés et par le préjugé favorable dont jouirait Israël dans le camp des pays riches.
Une profonde sympathie
Face à un ennemi trop fort, tout est permis. Tel semble être le credo des masses arabes. Ce credo suscite une profonde sympathie dans le reste du monde pour la bonne raison qu'il correspond à un trait humain universel: contre Goliath, David peut tout se permettre!
C'est pourquoi les Occidentaux parlent dans le désert -c'est le cas de le dire- quand ils invoquent le droit indivisible ou la convention de Genève sur les prisonniers de guerrre. Aux yeux de tous les petits du monde, ils ont le tort d'être démesurément forts.
Quand le fort invoque le droit, il est toujours suspect. C'est l'argument central des pacifistes. Mais comment ne pas voir que c'est le droit encore plus que la force qui est discrédité par cette suspicion.
Et comment ne pas voir que le plus sûr moyen de faire le lit de la force est de discréditer le droit. Comme quoi il y a une complicité congénitale, quoique paradoxale, entre le pacifisme et la force.
Il existe de solides preuves historiques de cette complicité. Quiconque connaît un peu l'histoire contemporaine sait que les pacifistes européens des années 1930 sont directement responsables de la guerre de 1939. Ils ont empêché les pays alliés de faire respecter le traité de Versailles, dont Hitler se moquait déjà dès 1933. Pour tuer la puissance nazie dans l'oeuf, il aurait suffi, à ce moment, d'une petite promenade militaire. Mais non, les pacifistes et à leur suite les gouvernements européens, français et anglais d'abord, ont préféré croire qu'Hitler était un être bienveillant.
Un danger pour l'humanité
Pour ce qui est de la guerre du Golfe, la question cruciale paraît de plus en plus claire à la lumière de ce qui vient d'être dit. Depuis l'implosion de l'étoile soviétique, qui paraît pour le moment irréversible, les États-Unis jouissent d'une puissance militaire qui paraît démesurée et qui de toute évidence pourrait constituer un danger pour l'humanité. Cette dernière a le choix entre conspirer contre la puissance américaine jusqu'à ce qu'une nouvelle contre-puissance surgisse ou au contraire accepter d'entrer dans cette pax americana que le président Bush appelle le nouvel ordre mondial.
Si les États-Unis n'avaient pas pris la précaution de se mettre du côté du droit et des Nations Unies, les pires craintes à l'égard de la pax americana seraient justifiées. Mais ils n'ont pas commis cette erreur. D'autre part la prospérité de leurs ennemis d'hier, l'Allemagne et le Japon, prouve que de grands peuples peuvent s'épanouir sous leur tutelle militaire. Le malheur frappe plutôt les pays qui leur ont résisté, comme Cuba et le Vietnam.
On me dira que c'est moins de l'hégémonie américaine que de la guerre froide, de l'équilibre entre les deux super-puissances que l'Allemagne et le Japon ont profité pour assurer leur épanouissement; et que rien ne garantit qu'une Amérique sans rival saurait résister à la tentation des puissances impériales.
Un rôle accru
des Nations Unies
La question est évidemment complexe. De toute évidence le monde a tout à gagner d'un rôle accru des Nations Unies. Une pax americana comme celle qui a permis l'épanouissement de l'Allemagne et du Japon est sûrement préférable, y compris du point de vue écologique, à un monde en proie à une multitude de conflits locaux et régionaux.
Faut-il exclure un ordre mondial tel que les Nations Unies interviendraient seules dans les conflits mineurs tandis que les États-Unis, en accord avec les mêmes Nations-Unies continueraient pendant un certain temps à jouer un rôle de premier plan contre les ennemis du droit de la taille de l'Irak.
Comment ne pas souhaiter que des puissances désintéressées interviennent rapidement pour protéger certaines régions d'Afrique contre leurs propres querelles tribales.
Le gouvernement mondial idéal ressemblerait à la confédération que les Européens tentent de constituer en s'efforçant d'empêcher l'Allemagne d'y jouer un rôle trop important. Surtout une puissance économique, l'Allemagne, qui n'a pas la bombe H, voit son pouvoir tempéré par la France et l'Angleterre. Surtout une puissance militaire, les États-Unis doivent tenir compte de la puissance économique de l'Allemagne et du Japon. Il y a peut-être là les conditions d'un équilibre mondial qui pourrait durer quelques décennies.