Ce qu'est la sympathie

Remy de Gourmont
Connaissez-vous la sympathie ? C’est un sentiment que vous éprouvez certainement, Amazone, plus que toute autre heureusement née, je l’ai lu dans vos yeux, mais que vous n’éprouvez pas avec la profondeur désespérée de qui n’en attend plus d’autre et qui le boit comme un rafraîchissement d’été.

Celui même qui ne désire plus rien, dont l’âme s’est repliée comme des antennes fatiguées d’avoir senti et palpé le monde, celui-là désire encore la sympathie. Ainsi que l’amour dont elle est peut-être un des masques, ou l’une des formes, car tous les sentiments actifs se ramènent à l’amour ou à sa négation, la sympathie tombe où elle peut. On la voit installée entre des personnes en apparence fort éloignées l’une de l’autre, rapprocher des caractères faits pour se combattre, des esprits d’essence différente et des cœurs aux aspirations divergentes, on le croyait et ils le croyaient eux-mêmes. La sympathie se prononce à l’improviste et s’affirme aussitôt avec une certaine indiscrétion. Elle connaît la jalousie, les désespoirs et les aveux timides et indirects, cherche à se manifester par de petits dévouements absurdes qui lui semblent autant d’actions d’éclat, et se montre fort dépitée quand elle se voit méconnue. Mais la sympathie ne se décourage pas. Elle invente sans cesse et n’est contente que dans l’activité, car,
    La foi qui n’agit pas, est-ce une foi sincère ?
Or, la sympathie vit dans la foi, comme elle vit dans l’amour. Elle en arrive à considérer l’être auquel elle s’est vouée comme un dieu à l’ombre duquel elle vit et loin duquel elle ne saurait vivre. À force d’aimer et de veiller, elle finit par se croire je ne sais quels droits de réciprocité et elle les implore avec une douceur sévère.

(Vous entendez bien qu’il s’agit de la sympathie profonde, qui n’a aucun rapport que de nom avec la sympathie distinguée qui figure lâchement au bas des lettres mensongères. Pour la préciser et me conformer à un langage plus philosophique, je l’appellerai maintenant amour de sympathie. Aussi bien je ne la veux examiner que dans ses rapports entre des êtres où elle peut devenir de l’amour, ce qui arrive très bien.)

La sympathie, donc, est une variété de l’amour et qui s’oppose assez bien à l’amour de passion qui a, malgré l’étymologie, des caractères tout différents. Tel qui ne compte plus, s’il y a jamais compté, sur l’amour frénétique, ne désespère pas encore de l’amour de sympathie. C’est lui qui régit les sociétés et qui en permet la vie sentimentale, passé l’âge de la fougue et de l’audace, car l’amour-passion est insociable et sans l’amour de sympathie, aux innombrables nuances, elles ne seraient pas ou ne seraient qu’une bacchanale triste. C’est par lui et pour lui qu’ont été inventés tous les jeux de la vie, les réunions, les spectacles, les parures, les fleurs et les sourires. C’est lui qui a donné un sens à la nature, à la démarche des femmes, aux gestes des hommes, à la pluie, au soleil, à la musique et à tous les arts qui le courtisent et lui tissent les étoffes où il brode. L’amour frénétique ne désire que lui-même, l’amour de sympathie désire le monde entier et ne se désire pas toujours lui-même. Il joue avec les parures de la vie dont il a besoin pour appuyer son désir et le justifier.
    Mais souvent il n’a pas d’autres désirs que le désir.
La sympathie, par une de ses antennes, touche à l’amitié violente, par l’autre, à l’amour. Elle oscille, prête à toutes les transformations, elle est apte à devenir la matière de tout sentiment tendre, de toutes les complaisances essentielles. Mais souvent elle reste ce qu’elle est, car, malgré son instabilité, elle existe par elle-même. Elle n’est pas l’amitié, n’étant pas spécialement spirituelle. Elle aime tout de ce qu’elle aime, car elle pardonnerait tout, jusqu’à la trahison, jusqu’à l’indifférence.

À quoi bon chercher pour un sentiment, hybride comme les plus belles fleurs, un nom exact ? La pensée qui ne peut s’exercer clairement dans la parole, intérieure ou extérieure, reçoit cependant des mots qu’elle emploie une précision apparente qui la dépasse. Au fond, sur presque tous les sujets, nous pensons confusément et notre effort pour mettre de la clarté dans ces ténèbres heureuses n’aboutit souvent qu’à une confusion d’un autre genre. Quand nous avons nommé toutes les nuances de la mosaïque, il nous vient une surprise, c’est que nous en sentons moins bien la valeur que lorsque nous les confondions sous des termes généraux. Les analyses les plus strictes ne peuvent faire qu’il n’y ait pas de couleurs fondamentales, où les nuances se fondent et viennent mourir. Une trace de jaune va au jaune; une trace de rouge va au rouge, et ne va que là. La répartition vaut peut-être mieux que l’analyse. Les obscures puissances du langage en ont jugé ainsi qui ont mis sous un nom tous les sentiments positifs, et sous un autre nom tous les sentiments négatifs. C’est la physique des sentiments, entrevue par Spinoza avant même qu’il y ait une physique. Loin de compliquer, comme la psychologie, qui tend à s’y détruire elle-même, elle simplifie. Elle met dans le premier groupe, sous le nom d’amour, tous les sentiments favorables, bienveillants, tendant à la joie et à la conservation de l’individu et de l’espèce; et dans l’autre, sous le nom de haine, tous les sentiments séparatistes qui tendent à détruire le lien que le premier groupe s’efforce sans cesse de nouer entre les êtres. Et cela n’est pas si simpliste que cela en a l’air, car il est évident que tous les sentiments de l’un ou l’autre groupe peuvent se transformer les uns dans les autres, au moindre choc nerveux, tandis que la transformation d’un groupe à l’autre est excessivement rare et peut être considérée comme une sorte de catastrophisme moral.

Il y a cependant parmi la classification vulgaire née des habitudes du langage de singulières confusions, mais c’est la communauté d’origine de tous les sentiments qui en est la cause et le fait qu’ils n’existent pas en eux-mêmes, mais relativement à l’être qui les éprouve, et qui lui-même est complexe et contradictoire. Le langage s’est tiré d’affaire en suivant les apparences. Ainsi veux-je faire ici. Aussi bien, nous vivons sur les apparences. Nul être ne peut savoir ce qui se passe dans le cœur de l’être qui se serre contre sa poitrine. Les sentiments sincères vivent dans l’inquiétude. Peut-être que la planche sur laquelle ils s’engagent va céder et choir dans l’abîme. On est quelquefois sûr de soi, et encore ! On ne l’est jamais de l’être qui s’est accroché à votre cou, peut-être dans le seul but ironique de se faire passer de l’autre côté du fleuve. De là, le tragique de toute expérience sentimentale. Mais cela ne touche pas aux lois de la physique, en lesquelles nous devons avoir confiance, ce sont des lois.

Et puis, mon amie, quand j’admets que l’amour-passion, c’est à cela que je songeais, contient de la haine, en quoi il peut se métamorphoser, je ne parle pas d’après ma courte expérience, mais d’après « ce que l’on dit ». Je n’ai jamais vu, encore moins éprouvé, une telle métamorphose, et je ne crois pas volontiers qu’elle soit soudaine. Il y a un intermédiaire, la jalousie, qui est une maladie de l’amour (la jalousie, c’est de l’amour malade), et les maladies troublent l’évolution physiologique. Puis c’est une exception et on ne fait pas de classifications avec les cas particuliers.

Revenons maintenant à la sympathie que nous appelons maintenant l’amour, parce que c’est plus vrai, plus simple et plus commode. Mais il y a trop de choses dans ce mot
    Né pour d’éternels parchemins.
Il contient trop de rêves. Nous sommes trop habitués à y enclore des joies trop précises et trop exaltées, d’un éclat trop intense, trop bref aussi, comme ces fleurs qui ont concentré toute une vie dans les émanations d’une journée d’été. Choisissez-le vous-même, le mot qu’il faut, Penthésilée, en songeant, non à vos conquêtes, mais à vos alliances, et aux moments mélancoliques qui suivent la victoire aussi bien que la défaite. Songez aux cœurs dont vous ne voudriez pas être séparée ni un moment ni à l’autre, ni dans cet état de royale nonchalance, où l’on médite sa vie.

Moi, je raconte les actions des hommes et des femmes et je les analyse vainement. La sympathie, ou l’amour, dont je suis encore capable, n’a que des occasions rares de s’exercer et je ne les recherche plus. On m’a fait lire l’autre jour une tragédie d’un poète grec moderne construite sur les amours de l’ombre d’Achille. Il aima Polyxène, il aima Médée, il aima Hélène; elles le sentirent pénétrer en lui comme un songe et lui sentait qu’il n’était qu’une ombre et sentait l’horreur de son état. Je n’avais pas compris tout d’abord la rénovation de cette légende post-hermétique, mais un matin j’en ai senti l’amertume et la beauté triste. Cette vie d’ombre, les hommes ne la mènent plus après, mais avant leur mort, dans la période crépusculaire où ils sont suspendus entre l’être et le néant,
    Entre l’horreur de vivre et l’horreur de mourir,
et où ils tentent encore, poussés je ne sais par quelle inutile reviviscence, de pénétrer comme des songes aux cœurs qui ne les songent plus. C’est peut-être pour ceux-là que des dieux ont créé la sympathie. Amazone, qu’en pensez-vous ?

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