Développement des collèges professionnels à Rome après les Antonins

Émile Levasseur
À toutes les époques, le pouvoir politique a redouté les associations de travailleurs. Au gré des régimes, on leur accordait ou on leur retirait le pouvoir de s'associer. Ce qui est vrai pendant la France de l'ancien régime, est vrai pour la Rome antique.
SOMMAIRE. — L'organisation des collèges fortifiée par Alexandre Sévère. — Multiplication des collèges. — Le collège devenu obligatoire. — Les manufactures impériales. — Degrés dans l'asservissement à la fonction.


L'organisation des collèges fortifiée par Alexandre Sévère. — Quoique sous les empereurs il n'y eût plus de brigues au Forum ou au Champ de Mars et que les associations ayant un caractère politique eussent cessé d'exister, les lois prohibitives et la défiance subsistèrent longtemps: nous l'avons vu par l'exemple de Trajan. Cependant Adrien avait enrôlé des ouvriers du bâtiment en cohortes sur le modèle des armées 1; Marc-Aurèle avait autorisé les collèges reconnus à accepter des legs 2. Mais l'édit provincial avait rappelé qu'aucun collège ne pouvait exister sans permission, et les lois, sénatus-consultes ou édits impériaux, n'en avaient autorisé qu'un nombre très restreint: Paucis admodum in causis concessa sunt hujusmodi corpora, dit Gaius 3. Cet auteur cite les fermiers des impôts directs et les compagnies d'exploitation de mines ou de salines et, particulièrement à Rome, les boulangers, quelques autres industriels et les naviculaires qui, ajoute-t-i1, existent aussi dans les provinces: d'où il n'est pas invraisemblable de conclure qu'il y avait, de son temps, très peu de collèges autres que ceux de naviculaires hors de Rome sous les premiers empereurs. Plus tard, à la fin du second siècle de l'ère chrétienne, Septime Sévère avait permis, sous certaines conditions déterminées, les petites associations dites tenuiorum collegia, lesquelles avaient ordinairement pour objet de pourvoir aux funérailles de leurs membres; mais il avait en même temps renouvelé la défense de former, sous aucun prétexte, des associations illégales, non seulement à Rome, mais en Italie et dans les provinces 4.

Cependant les anciennes associations légales devaient subsister 5. Dans cette catégorie étaient probablement compris nombre de collèges d'artisans et de marchands qui ne portaient pas ombrage à la souveraineté impériale et dont plusieurs servaient à l'approvisionnement de la capitale 6. Car on voit, du Ier au IIIe siècle, les empereurs conférer certains privilèges aux naviculaires, aux charcutiers, aux boulangers de Rome 7.

Ces collèges étaient, après tout, des cadres commodes dans lesquels venaient se grouper naturellement par profession les individus et qui facilitaient la surveillance de l'autorité publique. On comprit leur utilité quand on ne redouta plus leur turbulence. Les empereurs, après les avoir proscrits, les tolérèrent et, après les avoir tolérés, en firent des organes réguliers de l'administration. Le premier qui leur donna d'une manière générale l'existence officielle est Alexandre Sévère qui régnait (225-232 après J.-C.) douze ans après la mort de Septime Sévère. Dans l'intérêt du commerce et de l'approvisionnement de la capitale, il établit à Rome un grand nombre de fabriques; pour y attirer les marchands, il leur accorda des privilèges étendus 8. Il organisa en collèges les marchands de vin, les marchands de légumes, les cordonniers, tous les métiers en général; il serait peut-être plus exact de dire qu'il régularisa légalement ces collèges qui existaient depuis longtemps. En tout cas, il leur donna une sorte de constitution municipale en mettant à leur tête des défenseurs tirés de leur sein et en réglant la juridiction à laquelle leurs procès ressortiraient 9.

Multiplication des collèges. — Légalement autorisés, les collèges professionnels se multiplièrent, sinon dans tout l'Empire, — car on ne les trouve guère en Orient, — du moins dans un certain nombre de villes de l'Occident. Ils faisaient partie intégrante de la cité et ils étaient subordonnés aux magistrats municipaux. Comme les grandes affaires et les destinées de l'Empire se décidaient loin de ces cités et hors de la portée de leurs habitants, ceux-ci s'étaient d'autant plus attachés à cette cité comme à leur véritable. centre politique et, au-dessous de l'administration municipale, ils s'attachèrent à leurs groupements d'après la profession, le quartier et autres affinités. L'esprit de sociabilité et les petites ambitions locales y trouvaient une satisfaction. Les empereurs poussèrent leurs sujets dans cette voie; les collèges leur furent une garantie contre la licence et fournirent plus tard un moyen de retenir au travail les hommes qu'on pouvait croire tentés de s'y dérober.

Il est possible que la diminution du nombre des esclaves, en relevant un peu le moral de la classe laborieuse des artisans et des ouvriers, ait favorisé alors son groupement en corporations. En tout cas, il semblait que l'exercice d'une profession fût déjà une fonction sociale qui dût avoir sa place officiellement déterminée dans le cadre général de l'organisation impériale.

Le collège devenu obligatoire. — Un des soins qui, de tout temps, préoccupèrent le plus les empereurs fut d'assurer l'approvisionnement des grandes villes, surtout celui de Rome. L'un d'eux écrivait que rien n'était plus aimable que le peuple quand il avait mangé. Il importait au salut de l'Empire que ce peuple eût chaque jour son pain, sa viande, son vin, son huile, soit qu'il les achetât chez les débitants, soit qu'il les reçût par distribution gratuite. Plus l'administration devenait bureaucratique, moins elle se fiait aux spéculations privées du commerce pour cette fonction. Elle avait commencé dans les deux premiers siècles de l'ère chrétienne par accorder des faveurs aux négociants et aux détaillants qui s'en chargeaient, afin d'en attirer un nombre suffisant. Elle leur créa dans la suite des obligations légales pour les retenir. Elle finit au IVe siècle par les asservir à leur métier, et cela d'autant plus étroitement que ce métier tenait de plus près aux subsistances ou à la sécurité publique.

Aucun métier, d'ailleurs, ne parait être resté tout à fait à l'abri de cette mainmise de l'autorité publique: Corpora publicis necessitatibus obligata; dit une loi de l'an 408 10.Vers la fin du IVe siècle il n'était pas plus permis à un artisan d'abandonner son travail qu'à un curiale de s'affranchir des fonctions de la curie 11. C'est que la décadence s accentuait. Les rangs des travailleurs s'éclaircissaient: l'administration jugeait nécessaire d'enchaîner à leur poste par la loi du devoir des hommes que l'espoir du lucre n'y soutenait plus suffisamment.

Il fallait surtout que l'impôt rentrât. Or les collèges étaient chargés de le percevoir et avaient eux-mêmes besoin que tous les membres portassent leur part de la charge commune. C'est sans doute pourquoi une loi obligea tous les commerçants ou artisans à s'affilier à un collège 12.

Les manufactures impériales. — Les manufactures impériales étaient directement dans la main de l'État. De bonne heure Rome avait eu des esclaves publics; nous savons que les premiers empereurs avaient constitué des corps d'esclaves chargés de certains services cubains. A ces esclaves furent mêlés dans la suite des condamnés, des malfaiteurs: des hommes de la lie du peuple qui furent employés principalement aux mines, quand les mines furent devenues des propriétés domaniales, et à la fabrication des monnaies.

L'histoire nous a conservé le souvenir d'une révolte terrible à laquelle, sous le règne d'Aurélien, furent poussés les monétaires, sans doute par la misère et les mauvais traitements. Soulevés par un esclave devenu administrateur du trésor, Felicissimus, ils prirent les armes. Il fallut envoyer contre eux des troupes et livrer dans Rome une sanglante bataille. Les rebelles furent vaincus; mais sept mille légionnaires, chiffre incroyable s'il n'était donné par l'empereur lui-même, périrent dans l'action


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Degrés dans l'asservissement à la fonction. — Entre les ouvriers des manufactures impériales et les membres des collèges professionnels la distinction est nette. Entre les collèges qui étaient asservis à une fonction publique et ceux qui ne l'étaient pas ou l'étaient très peu elle l'est beaucoup moins parce qu'ils différaient les uns des autres par des nuances plus que par essence et que les nuances ont varié d'un lieu à un autre et d'un temps à un autre, s'accusant davantage et s'assombrissant à mesure que les liens naturels de la société romaine se relâchaient. Vers la-fin du IIIe siècle elles sont déjà très sensibles; on aperçoit les chaînes que la main impériale serrait autour-des collèges d'autant plus étroitement que l'industrie de ses membres paraissait plus nécessaire à l'État.

Les historiens romains n'ont pas signalé ces distinctions, d'abord parce qu'ils, ont très rarement daigné mentionner les faits de cet ordre, ensuite parce qu'ils n'ont pas trouvé ces trois catégories expressément définies dans les lois 13. Elles existaient néanmoins en fait et il est nécessaire de les étudier séparément pour avoir une idée exacte de la condition des classes ouvrières dans la Gaule romaine.


Notes
1. S. A. VICTOR, De Vità et Mor. Imp.; épit., cap. XIV.
2. Dig., lib. XXXIV, tit. V; I. 20.
3. Dig., lib. III, tit. VI, I. 1.
4. Dig., lib. XLVII, tit. XXII, I. 1.
1° Marcianus, Libro tertio -institutionum. Mandatis principalibus prœcipitur præsidibus provinciarum, ne patiantur esse collegia sodalicia neve milites collegia in castris habeant. Sed permittitur tenuioribus stipem menstruam conferre, dum tamen semel in mense cœant, ne sub prœtextu hujusmodi .illicitum collegium cœat. Quod non tantum in urbe, sed et in Italia et in provinciis locum habere divus quoque Severus rescripsit. Sed religionis causa coire non prohibentur, dum tamen per hoc non fiat contra senatus consultum quo illicita collegia arcentur. Non licet autem amplius quam unum collegium licitum habere, ut est constitutum et a divis fratribus; et, si quis in duobus fuerit rescriptum est eligere eum oportere in quo magis esse velit, accepturum-ex eo collegio, a quo recedit, id quod ei competit ex ratione quæ communis fuit.
2° Uplanus, lib. VI de off proconsulis. Quisquis illicitum collegium usurpaverit, ea, pœna tenetur, qua tenentur qui hominibus armatis loca publica vel templa occupasse judicati sunt.
3° Marcianus; lib. II jud. publicorum. — Collegia si qua fuerint illicita, niandatis et constitutionibus et senatus consultis dissolvuntur.
5. C’est l’opinion de Liebenam, Zur Geschichte und Organisation der römischen Vereinswesens Drei Untersuchen. 1890.
6. Ce sont les professions que Gaius (Dig., lib. III, tit. IV,I. 1), semble désigner en disant: «Veluti pistorum et quorundam aliorum...»
7. Étude hist. sur les corp. prof. chez les Rom., par M. Waltzing, t. II, p. 397.
8. «Mechanica opera Romæ plurima instituit... Negociatoribus, ut Romani volentes concurrerent, maximam immunitatem dedit,» Lampride, Alex. Sev., 22.
9. Fecit Romæ curatores urbis quatuordecim… Corpora omnium constituit vinariorum, lupinariorum, caligariorrum et omnino omnium artium; hisque et sese, defensores dedit et jussit quid ad quos judices pertineret.» Lampride, Alex. Sev., 33.
10. Cod. Theod., lib. XVI, t. II, I. 39, anno 408.
11. «Ut neque municipes curiam, neque collegiatus obsequium propriæ urbis effugiant:» Cod. Theod., lib. VII, t. XXI, I. 3, anno 396. «Corporati urbis Romæ redire cogantur ut servi possint functionibus.quas imposuit antiqua solennitas» Cod. Theod., lib. XIV, tit. II, 1. 4.
12. «Vacantes quoque et nulla veterum dispositione ullius corporis societate cohjunctos curiæ atque collegiis singularum urbium volumus subjugari.» Cod. Theod., lib. XII, t. I, 1. 179.
13. M. Waltzing, dans sa très savante Étude historique sur les Collèges professionnels chez les Romains, a indiqué les nuances, mais n'a pas osé distinguer. nettement deux catégories, parce qu'en effet il n'y avait pas de limite arrêtée entre l'une et l'autre.

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