Les premiers siècles du régime féodal

Émile Levasseur
SOMMAIRE. — Les grands domaines féodaux et la hiérarchie. — Le régime féodal. — Le groupement des populations. — Les deux périodes.



Les grands domaines féodaux et la hiérarchie. — A quelle époque le régime féodal a-t-il commencé? Question qui ne comporte pas de réponse précise. La dernière phrase de l'Esprit des lois est: «Italiam, Italiam... Je termine le traité des fiefs où la plupart des auteurs l'ont commencé.» Montesquieu voyait en effet le germe de la féodalité dans le comitat germanique, il soutenait que les Francs l'avaient apporté avec eux en pénétrant en Gaule et que la féodalité s'était formée dès la période mérovingienne. Dubos croyait en trouver l'origine dans les institutions romaines. Tel autre remontait jusqu'aux traditions celtiques. Quelques-uns l'ont fait dater du démembrement de l'empire de Charlemagne et particulièrement du capitulaire de Kiersy-sur-Oise. Il y en a qui en ont reculé l'avènement jusqu'aux Capétiens parce qu'alors une dynastie sortie de la féodalité s'est assise sur le trône de France. En réalité, la féodalité, comme beaucoup de modes d'organisation sociale, n'a pas de date de naissance. Elle s'est formée à travers les âges d’éléments divers qui en recelaient les germes et elle s'est définitivement constituée parce qu'elle s'adaptait à l'état social.

Seule la puissante main de Charlemagne avait pu retenir en un faisceau les contrées et les races diverses de son vaste empire. Le démembrement politique commença sous son successeur et fut consacré par la division en trois États au traité de Verdun (843), trente ans à peine après la mort du grand empereur. Le morcellement administratif suivit de près; il existait même déjà en partie auparavant.

L'indépendance du propriétaire féodal 1, propriétaire d'alleu ou propriétaire de fief, était devenue plus complète à mesure que l'administration centrale de la royauté ou l'administration provinciale des ducs et comtes était devenue plus impuissante. L'émiettement de la souveraineté est un des caractères saillants du régime féodal qui se constituait peu à peu.

Le régime féodal. — On a défini le régime féodal: fusion de la propriété et de la souveraineté. Guérard précise: «Ce qui forme la base de la société féodale, c'est la terre, et quiconque la possède, prêtre ou gentilhomme ou vilain, est dépositaire d'une portion plus ou moins grande de la puissance temporelle 2». M. Flach n'accepte pas cette définition et croit qu'il conviendrait mieux de dire: «usurpation de la souveraineté par la propriété 3». Au fond les deux définitions ne sont pas très éloignées l'une de l'autre; c'est parce qu'ils possédaient la terre et qu'ils étaient forts que les fonctionnaires et les grands propriétaires se sont fait donner ou ont usurpé un à un les pouvoirs et les profits de la souveraineté, service militaire, redevances foncières, justice, impôts et autres.

Ce que veut dire toutefois M. Flach, c'est que la formation de la féodalité a été lente, complexe et que le principe premier se trouve dans la foi qui liait l'homme à l'homme plutôt que dans la dépendance hiérarchique du fief vassal relevant d'un domaine suzerain.

Ce qui forme la base de la société féodale des XIe et XIIe siècles, dit-il, c'est le clan. «A mes yeux la relation foncière est encore, à cette époque, subordonnée à la relation personnelle, le lien réel au lien personnel 4.» Il se représente le seigneur, grand ou petit, groupant autour de lui et sous lui ses hommes, comme faisait jadis le chef de clan et parmi ces hommes qui lui ont prêté le serment de fidélité, il voit qu'il se trouve des roturiers aussi bien que des chevaliers; au Xe siècle, beaucoup de bénéfices sont en roture, tenus même par des serfs. Ce n'est, dit M. Flach, qu'au cours du XIe siècle que l'expression fief, feudum, a commencé à prévaloir sur celle de bénéfice.

M. Luchaire dans un ouvrage classique publié, il est vrai, avant le second volume de M. Flach, tient pour l'opinion commune que la terre est la base du fief. «À proprement parler, dit-il, dans son acception primitive et la plus générale, le fief est la terre pour laquelle le vassal ou détenteur héréditaire (vassalus; homo, feodatus) rend au propriétaire direct, au seigneur (dominus) des services d'une nature particulière réputés honorables ou nobles, tels que le service militaire. Cette définition du fief' est caractéristique, en ce qu'elle suffit à le distinguer du bénéfice qui n'est pas héréditaire, et de l'alleu qui n'est pas grevé de services (au moins envers le seigneur direct), et de la censive qui est la terre roturière, celle dont le détenteur ou le tenancier acquitte un cens, des redevances annuelles en argent ou est assujetti à des œuvres non nobles, telles gare la corvée 5.

M. Luchaire ajoute que cette définition ne correspond pas toujours aux faits et qu'il se trouve des fiefs qui se confondent avec des censives; mais elle exprime la règle la plus générale, résultat d'une lente évolution. à la fin du XIe siècle, presque tous les bénéfices qui étaient viagers, s'étaient, transformés en fiefs au profil des familles et le morcellement s'était ainsi accusé davantage: Dans beaucoup de provinces néanmoins, particulièrement dans le Midi, il existait encore nombre d'alleux qui n'étaient pas englobés dans le cadre féodal.

Entre M. Flach et M. Luchaire, la différence consiste surtout dans la date de la constitution du régime féodal, M. Flach regarde surtout le Xe siècle et il croit y voir ce régime en formation. M. Luchaire parle surtout de la féodalité constituée à la fin du XIe siècle, mais il montre en même temps qu'elle avait déjà presque partout le caractère territorial au Xe siècle.

Les fiefs étaient en quelque sorte enveloppés les uns dans les autres en une hiérarchie au bas de laquelle étaient les simples possesseurs qui n'avaient pas de droits seigneuriaux, et dont le sommet était occupé par le roi, suzerain de ses grands vassaux, lesquels étaient eux-mêmes suzerains de leurs vassaux directs, et ainsi de suite. Théoriquement, il y avait du haut en bas un agencement régulier. En pratique, il n'en était pas de même; le désordre était en permanence; la tendance était à l'isolement et la force seule maintenait des faisceaux 6.

Le fief d'ailleurs ne s'appliquait pas uniquement à la terre. Les offices étaient érigés très souvent en fiefs; certains services et la jouissance de certains revenus, tels que les banalités ou la perception d'un péage, voire même l'exercice de certains travaux manuels, pouvaient fournir matière à inféodation.

Le vassal recevait le fief des mains de son suzerain et lui prêtait hommage, hommage simple ou hommage lige, s'engageant ainsi à remplir tous les devoirs attachés au fief, lesquels consistaient principalement en services militaires et en services de justice et, dans certains cas, en aide pécuniaire. Tant que le vassal accomplissait ces devoirs, il ne pouvait être privé de son fief. Il arriva souvent que le vassal qui ne voulait pas les accomplir, ou qui était molesté par son suzerain immédiat, renonçait à sa foi et allait porter son hommage à un autre seigneur capable de le défendre, souvent au suzerain se son suzerain.

Le groupement des populations. — Quelle influence les invasions et la transformation sociale ont-elles exercée sur le groupement de la population? Nous avons vu que les villes, déjà en déclin à la fin de l'Empire romain, avaient considérablement souffert des ravages des barbares, de la diminution de l'industrie et du commerce et des mœurs des nouveaux maîtres du pays qui préféraient la vie des champs au séjour des villes. Nous avons vu qu'avant le Xe siècle, mainte grande ville était déjà devenue un centre, autour duquel s'étaient agglomérés les hommes appartenant au maître ou recherchant sa protection des villages, des villes même étaient nés de ces agglomérations. Les invasions, particulièrement celles des Normands, avaient contribué à la concentration des populations .rurales 7.

Pour se mettre à l'abri des attaques non seulement de ces pirates mais aussi de voisins turbulents, les seigneurs substituèrent aux villas des camps retranchés; au lieu d'habiter leurs villas ouvertes, ils se cantonnèrent derrière de hautes murailles, dans une position naturellement forte, avec leurs hommes d'armes. A partir du Xe siècle les campagnes se hérissèrent de forteresses perchées sur les hauteurs ou abritées par un cours d'eau.

Le donjon devint la demeure du maître et le réduit suprême; le reste de la forteresse fut occupé par les hommes d'armes et par les provisions; la basse-cour, ceinte d'un rempart, le fut par les habitants; elle renfermait le marché et, en cas d'incursion ennemie, elle servait de refuge aux bestiaux et aux paysans de la seigneurie. Coucy conserve encore à peu près l'aspect de ces réduits, mais est bien postérieur aux Xe et XIe siècles 8: c'est un château de la première moitié du XIIIe siècle. Laon, qui est peut-être une ville de création mérovingienne et qui a eu, grâce à sa position, la bonne fortune de résister aux Normands, est un type agrandi du même genre.

La construction d'une forteresse suffit quelquefois pour faire éclore une cité, parce qu'elle donnait à la fois aux gens de métier et de commerce une clientèle et de la sécurité. Voici comment, d'après une chronique du IXe siècle, s'est formée la ville de Bruges. Baudouin Bras-de-Fer, comte de Flandre, avait fait construire un château-fort. Devant le pont-levis de ce châteaux vinrent s'établir des marchands, des cabaretiers, des aubergistes qui approvisionnaient le château ou recevaient les personnes qui avaient affaire au comte et ne pouvaient pas être logées dans le château. «Allons au pont», répétait-on, et telle fut l'affluence qu'une grande ville naquit qui a conservé le nom de Brugghe (pont) 9.

Un groupement analogue se fit autour des monastères, mais le caractère militaire n'y est pas aussi accentué, quoique souvent le monastère ait été fortifié. Sur les terres boisées ou incultes qu'il se proposait de défricher, l'abbé envoyait de petites colonies de moines créer des métairies, et la métairie quand elle réussissait., ne tardait pas à devenir un noyau d'agglomération.

Ce mouvement de colonisation continua pendant les Xe et XIe siècles; des villas se transformèrent en villages de paysans et des chapelles devinrent des paroisses rurales.

Ailleurs les villas subsistèrent, mais modifiées dans leur administration. On peut suivre cet autre changement dans un cartulaire du XIIe siècle de l'abbaye de Saint-Vaast d'Arras dont le rédacteur a comparé l'état des domaines tel qu'il était de son temps avec l'état tel qu'il avait été au milieu du IXe siècle. Dans la villa Vinea, par exemple, l'abbaye a conservé la justice, mais elle en a inféodé la moitié, ainsi que la moitié des redevances, à l'avoué deBéthune. Cette villa se compose de 116 courtils faisant partie de trois paroisse et occupés par des tenanciers qui cultivent l'un sept courtils, les autres de six et demi à un demi seulement; chaque courtil doit une redevance en argent et en nature. Une autre villa, la villa Hadis, est restée tout entière la propriété de l'abbaye; elle possède une maison seigneuriale, domus dominicata, habitée par les serviteurs directs de l'abbaye, vingt-six courtils, et, en outre, des hôtes; elle est administrée par deux villici, sortes de maires qui tiennent leur office en fief 10.

Un seigneur puissant, laïc ou ecclésiastique, projette de fonder de toutes pièces une ville neuve, soit pour élever un boulevard sur ses frontières, soit pour attirer des sujets et créer un marché qui lui procurera des revenus; depuis le Xe et surtout depuis le XIe siècle les exemples de ce genre abondent. Il dresse le plan: c'est ordinairement une construction régulière, avec rempart quadrangulaire et quatre rues aboutissant au marché central. La population se forme tantôt d'hommes de la seigneurie même, tantôt d'émigrants qui, attirés par les privilèges promis, arrivent des seigneuries voisines, malgré le droit de suite s'ils sont serfs 11.

La fondation d'Ardres, racontée par un chroniqueur du commencement du XIIIe siècle, est un exemple de ville neuve à citer 12. Dans une lande (Hardt; Ardea) où des pâtres se réunissaient, s'étaient élevées quelques cabanes qui formèrent bientôt un village. Le seigneur Arnoul résolut d'abandonner sa résidence pour se fixer en ce lieu; il y fit construire un haut donjon et entoura tout le terrain d'un rempart. Ayant obtenu de son suzerain, le comte de Guines, l'autorisation d'avoir une église et un marché, il vit se peupler sa ville naissante dont il dut bientôt agrandir l'enceinte. Une plus grande église fut construite et dotée de reliques précieuses. Arnoul avait accordé une entière liberté aux habitants et institué, conformément aux statuts de Saint-Omer, un tribunal de douze pairs pour les vassaux, des échevins pour les bourgeois et une administration municipale. Ardres prospéra.

Nombre de villes de France ont des origines de ce genre 13. Il ne faut pas cependant s'imaginer que toutes les villes et tous les villages avaient été de création féodale. Depuis le temps des Romains, une grande partie de la population vivait plus ou moins agglomérée, et il n'y a pas de raison de croire, malgré les longues misères des siècles d'invasion, que la majorité des agglomérations qui se trouvaient dans un site favorable au point de vue économique ou militaire eussent entièrement disparu.

Les grandes villes subsistaient presque toutes, quoique amoindries, et elles étaient encore, par situation, des centres de commerce: Narbonne, Toulouse, Bordeaux dans le sud; Poitiers dans le centre; Orléans, Nantes sur la Loire; Paris, Rouen sur la Seine et bien d'autres. Dans le nord, s'étaient bâties des villes nouvelles, surtout en Flandre, Ypres et Gand, plus tard Bruges, qui de bonne heure ont été florissantes et ont joui de larges franchises municipales et politiques.

Les grandes villes, comme les villages, étaient encore au milieu du XIe siècle dans les mains d'un seigneur ou de plusieurs seigneurs qui se partageaient l'autorité et les revenus et souvent se les disputaient. Les habitants formaient des catégories distinctes suivant leur condition personnelle, les chevaliers, les clercs, les bourgeois, les serfs et même autant de groupes qu'il y avait de seigneurs; mais ils ne paraissent nulle part, au commencement du XIe siècle, au moment de la pleine constitution du régime féodal, avoir possédé un corps municipal 14.

Cette absence d'autonomie n'empêchait pas que des villes anciennes ou neuves eussent des propriétés communales dont jouissaient les manants, des immunités d'impôt concédées par le seigneur, des privilèges de marché. Elles pouvaient avoir une sauveté, c’est-à-dire un droit d'asile placé sous l'autorité morale de l'Église et garanti par le bras séculier.

Les deux périodes. — La constitution du régime féodal dont nous venons de donner un aperçu dans ce chapitre, a une généralité qui dépasse l'histoire spéciale des classes ouvrières; mais il était nécessaire d'en dire quelques mots afin de tracer le cadre dans lequel se meut cette histoire. En somme, depuis la grande invasion jusqu'à la première croisade, sept siècles se sont écoulés pendant lesquels l'industrie et la classe industrielle ont subi une longue éclipse. On peut y distinguer deux périodes, sans prétendre délimiter avec précision les périodes par des dates: celle des invasions que nous plaçons, avons-nous dit, entre les années 406 et 911, pendant les cinq siècles de laquelle la civilisation et les institutions romaines ont été sapées et désagrégées par la barbarie envahissante et ont été finalement remplacées par la formation lente de relations nouvelles entre les personnes; celle de la constitution du régime féodal à laquelle nous assignons, non moins arbitrairement, pour début et pour terme les années 911 et 1095, période plus obscure encore que la précédente pendant laquelle la société française s'est repliée sur elle-même, en quelque sorte à l'état de chrysalide, non qu'elle soit demeurée constamment dans l'immobilité, mais parce qu'elle se transformait à l'état latent et dans l'isolement.


Notes
1. Voir entre autres ouvrages sur cette matière: M. Glasson, Hist. du droit et des institutions de la France, t. IV, la Féodalité. Un registre de Philippe Auguste (voir M. Luchaire, Manuel des institutions françaises, p. 181), contenant la liste des nobles qui relevaient immédiatement ou médiatement du roi, en fait cinq catégories: 1° comites et duces regis Franciæ, les ducs et comtes; 2° baronnes, les barons; 3° castellani, les châtelains: 4° milites, les chevaliers: 5° vavassores, les vavassaux.
2. Guérard, Prolégomènes du cart. de S. Père de Chartres, p. 1.13.
3. M. Flach, les Origines de l'ancienne France, t. I, p. 381. Au sujet des redevances imposées par usurpation, voir par le même, Notes et doc. sur l'origine des redevances et services coutumiers au XIe siècle.
4. M. Flach est revenu sur cette question dans le second volume des Origines de l’anc. France (t. II, p. 42, et suiv., p. 491 et suiv.). Contrairement aux conclusions de Fustel de Coulanges et autres historiens, il affirme que l'hommage précède le don du fief et en est indépendant; que la concession du sol n'est pas l'élément principal et essentiel de la féodalité; que le serment féodal lie aussi étroitement que l'ancien serment de compagnonnage et implique le service militaire.
5. M. Luchaire, Manuel des inst. françaises, période des Capétiens, p. 155.
6. Voir sur l'instabilité féodale, M. Flach, op. cit., t. II, p. 548 et suiv.
7. M. Flach (l'Origine hist. de l'hab., p: 43) estime «que dès l'époque franque, par les nécessités de la défense et les exigences d'une culture rationnelle, nos villages devaient être compacts plutôt que dispersés. Il en donne comme preuve Villeneuve-Saint-Georges qui, d'après le polyptyque de l'abbé Irminon, avait 513 habitants. La commune en avait 1,035 en 1846, avant la construction des chemins de fer.
8. Le vieux château de Langeais, qui n'est plus qu'une ruine, est un spécimen des forteresses de la fin du Xe siècle.
9. Johannis Longi chronica S. Bertini. Cité par M. Fagniez, op. cit., n° 95.
10. Voir M. Flach, op. cit., t. II, p. 103 et suiv..
11. Voir M. Flach, op. cit., passim.
12. Voir M. Flach, op., cit., t II, p. 334.
13: Voir M. Flach, op., cit., t. II, p. 325.
14. Voir M. Flach, op., cit., t. II, p. 351. et suiv..

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