Nous sommes tous des étrangers ici-bas - Nicholas Ray, entre l’ombre et la lumière de l’aliénation

Jean-Philippe Costes

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nicholas Ray (cliquez ici pour accéder à son dossier biographique)

 

              Nicholas Ray confia jadis qu’il se sentait « comme un étranger ici-bas »[1]. Cette déclaration peut sembler outrancière, de la part d’un artiste de premier plan dont Jean-Luc Godard disait à juste titre qu’il « personnifiait le Cinéma ». Elle ne faisait cependant que sanctionner lucidement un itinéraire qui, du début à la fin, fut placé sous le signe du décalage et de la solitude. Avec le recul de l’Histoire, il apparaît ainsi que l’auteur de Derrière le miroir (Bigger Than Life) a toujours été en porte-à-faux avec son environnement. Il naquit d’abord d’un père alcoolique, géniteur indigne dont il renia le patronyme après avoir côtoyé, dans les années 1930, un fin connaisseur des écorchés vifs : Elia Kazan[2]. Il mena ensuite une vie sentimentale des plus instables, auprès de l’actrice Gloria Grahame. Ce naufrage conjugal, tristement banal en apparence et finalement, unique en son genre, se solda par deux mariages et deux divorces successifs. La carrière du metteur en scène fut à l’image de cette curieuse propension à l’anormalité. Alors qu’il pouvait atteindre le firmament de la gloire, en dirigeant des superproductions comme Les dents du Diable (The Savage Innocents) ou Le Roi des rois (King of Kings), son étoile pâlit brusquement. De son talent naguère flamboyant, il ne resta plus que des cendres. En dépit de ses abords déconcertants, cette déchéance ne doit rien au hasard. Elle est l’aboutissement d’une nécessité, fille maudite de la Nature et de la Fatalité : Nicholas Ray était trop marginal et frondeur pour s’épanouir dans la prison dorée des grands studios Américains. Symbole de cette chronique d’une mort annoncée, le dieu crépusculaire fut victime d’un infarctus pendant le tournage des 55 jours de Pékin (55 Days at Pekin), œuvre médiocre dont les vents mauvais le précipitèrent sur les récifs sans retour d’une agonie de quinze ans[3]. Le Destin avait rendu son jugement sans appel. Le plus singulier de tous les réalisateurs Hollywoodiens n’avait d’autre horizon que de vivre et de périr selon les lois implacables de l’inadaptation.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les amants de la nuit (They Live by Night)

 

            Cette malédiction exerça heureusement une influence bienfaitrice sur son œuvre à la fois brève et riche en longs-métrages de génie. Plus qu’un romantique enfiévré, plus qu’un maître de la chromatique, plus qu’un témoin avisé des bouleversements sociologiques de son temps, Nicholas Ray est en effet devenu, par la grâce paradoxale de son profil atypique, le porte-parole immortel d’un personnage universel : l’Etranger. Le cinéaste aux tourments légendaires est, parmi ses pairs, celui qui a le mieux saisi la quintessence de cet être dont nous croyons tout savoir et qui, pourtant, nous est largement inconnu. Dès le prologue de son premier film, Les amants de la nuit (They Live by Night), il le place, lui et ses frères d’âme, au centre de ses préoccupations. Ce garçon et cette fille, fait-il dire à une voix off sur une image poignante de Keechie (Cathy O’Donnell) et de Bowie (Farley Granger), Tristan et Iseut égarés dans les vicissitudes de l’Amérique d’après-guerre, sont étrangers au monde. Cette phrase, concise et tranchante, résonne comme un manifeste artistique. Nicholas Ray consacrera sa vie de créateur à ces individus en clair-obscur qui ne sont liés à aucun groupe[4], à ces ambassadeurs de nulle part que les Anglo-Saxons appellent des « aliens », dans un langage de Science-Fiction qui ne sied théoriquement qu’aux extraterrestres. Il ne se penchera pas sur la question de l’appartenance ethnique, même si cette problématique n’est pas totalement absente de sa réflexion. Sa caméra ne s’allumera que pour filmer cet ange promis à la chute dont Albert Camus parla en ces termes, après lui avoir consacré son plus grand roman : « J’ai résumé L’Etranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : « Dans notre Société, tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort ». Je voulais dire que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la Société où il vit, où il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle »[5]. Ces paroles sont essentielles pour comprendre le cinéma de Nicholas Ray. L’Etranger, dit le réalisateur Américain à la suite de l’écrivain Français, ne se conçoit pas en fonction d’une nationalité, d’un passeport ou d’une race. Il est le fruit défendu d’une philosophie contestataire, qui se défie ostensiblement de la Norme. Gueule d’Amour (Burl Ives), le ruffian magnifique de La forêt interdite (Wind Across the Everglades), le clame haut et fort avec sa verve de boucanier des marécages Floridiens : l’Etranger est avant tout celui qui proteste contre l’ordre établi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le violent (In a Lonely Place)

 

            Ce désir farouche de braver les règles sociales force le respect, dans la mesure où il suppose un immense courage. Il fascine le citoyen ordinaire, trop faible pour oser vivre cette aventure hors du commun qu’est l’anticonformisme. Néanmoins, tempère Nicholas Ray en observateur avisé des choses humaines, la différence est un chemin de braises que l’on traverse pieds nus. Elle conduit généralement ceux qui la choisissent à la tragédie. Ainsi, l’Etranger est une créature de l’ombre, qui subit son destin plus qu’il ne le détermine. Il réside à l’écart de ses congénères parce que la Nature lui en intime l’ordre. L’Enfant est le vivant témoignage de cette funeste nécessité. Il naît de géniteurs qu’il ne connaît pas. Il est appelé à grandir dans un milieu dont il ignore tout. Pourtant, cet étranger parmi les étrangers n’a décidé de rien. Il est entraîné par les courants d’une condition qui le dépasse. Il est à l’image de Jim Stark (James Dean), le héros emblématique de La fureur de vivre (Rebel Without a Cause) : tel un lointain héritier de Don Quichotte, il est voué à se révolter vainement contre des parents qui ne le comprennent pas et dans lesquels il ne peut se reconnaître[6]. L’Adolescence, purgatoire obligatoire de l’Etre humain, ne fera qu’aggraver sa misère existentielle. Plus le malheureux affirmera sa personnalité, plus il s’éloignera d’un monde qu’il n’a ni voulu, ni créé.

 

            Le sort dramatique de cet étranger involontaire fait écho à celui d’un autre paria malgré lui : l’Homme naturel. Comme son cadet accablé, cet individu rétif à toute forme d’artifice n’est pas en position de tracer souverainement sa voie. Il est contraint, par ses gènes subversifs, de faire constamment tomber le masque dont se plaît à s’affubler l’Homme institutionnel. Tel est le cas de Dixon Steele (Humphrey Bogart), le bouillant scénariste d’In a Lonely Place. Parce que son caryotype est irradié par les chromosomes de la passion, de l’emportement et de la violence[7], cet inadapté archétypique ne peut souffrir la tiédeur et l’hypocrisie de ses contemporains. Il lui faut défier, en paroles comme en actes, tous ceux dont la fausseté l’indispose. Peu lui importent le respect des conventions et les dangers que lui font courir ses joutes verbales et ses pugilats incessants. C’est un homme irréductiblement intègre, qui ne saurait tolérer le règne de la dualité[8].

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La maison dans lombre (On Dangerous Ground)

 

         « Ne pas pouvoir accepter » est une formule qui résume parfaitement la situation à la fois héroïque et tragique de l’Etranger. Ce dernier est en effet soumis à une force insaisissable, qui fait de lui un éternel indomptable. Non seulement il ressent le besoin irrépressible d’affirmer son caractère mais de surcroît, il est guidé par le désir incoercible de laisser libre cours à sa volonté, fût-elle incompatible avec celle de la Collectivité. Stephano Torino (Cornel Wilde), le « marié forcé » de L’ardente Gitane (Hot Blood), appartient à cette race d’insurgés épidermiques. La voix doucereuse de la Sagesse lui suggère de se plier docilement aux usages ancestraux de son peuple, afin de protéger ses intérêts vitaux. Néanmoins, le jeune homme au sang chaud[9] ne peut se résoudre à pareille compromission. Il entend faire fi des traditions familiales pour épouser une femme de son choix. Affronter la colère de son frère aîné Marco (Luther Adler), chef d’un clan uni depuis des siècles par les lois de l’endogamie, ne l’effraie en aucune manière. Vouloir est à son sens un principe sacré qui l’emporte sur les exigences profanes du devoir. Gadjo dans l’âme il est, gadjo dans l’âme il restera[10].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Johnny Guitare (Johnny Guitar)

 

            Cette intransigeance, que l’on peut légitimement qualifier de « viscérale » tant elle est profondément ancrée dans celui qui la défend, met en lumière une autre dimension du drame que vit l’Etranger au monde : épris de pureté, il exprime sa pensée sans précaution ni retenue. Pareille attitude est éminemment dangereuse. Nul ne dit impunément la vérité à des individus auxquels la Société, impératif de stabilité oblige, impose le maniement quotidien du mensonge. Cependant, les héros de Nicholas Ray sont imperméables à toute prudence. La Nature, chez ces êtres aussi déconcertants qu’admirables, parle trop fort pour respecter le coupable silence de la Civilisation. Vicki Gaye (Cyd Charisse), la danseuse intraitable de Traquenard (Party Girl), donne un merveilleux exemple de cette sincérité à fleur de peau. La Raison lui commande de se taire pour mieux séduire le riche et puissant Thomas Farrell (Robert Taylor), avocat attitré du Syndicat du Crime. Elle est toutefois étrangère à la bassesse ordinaire et en tant que telle, elle désapprouve catégoriquement les plaidoiries perverses de son soupirant, ange gardien de démons indéfendables. L’augure de voir son mariage mourir des suites de sa probité ne réfrène pas ses ardeurs. Elle préfère, contre toutes les prescriptions du machiavélisme dominant, une destruction honorable à une conservation détestable.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fureur de vivre (Rebel Without a Cause)

 

           Jesse James (Robert Wagner), le Brigand bien-aimé[11], est lui aussi gouverné par cet étrange instinct de contestation. Comme tous les vaincus de la guerre de Sécession, cet ancien combattant Sudiste devrait endurer sans sourciller les exactions des Nordistes triomphants. Cependant, il n’est pas de la race des gens « normaux ». Accepter le pire en attendant un meilleur hypothétique lui est insupportable. Il se sent investi du devoir de hurler sa haine de l’injustice à un pays qui feint lamentablement d’être sourd. En cela, le modeste fermier devenu hors-la-loi par conviction morale apparaît comme le frère jumeau de Walter Murdoch (Christopher Plummer), le héros de La forêt interdite. Comme lui, le Robin des bois des Everglades refuse d’entendre la parole majoritaire. En cette fin de XIXè siècle où l’Ecologie est traitée avec un dédain absolu, il a l’audace de faire entendre une voix dissonante : massacrer des milliers d’oiseaux rares pour faire commerce de leurs plumes est un crime contre la Terre. Ces mots incisifs comme un poignard suscitent immédiatement la rancœur tenace des braconniers, criminels sans scrupules prêts à couvrir leurs mains de sang pour les remplir d’espèces sonnantes et trébuchantes. Leur ennemi juré ne saurait pourtant courber l’échine devant eux. Sa différence, consubstantielle à son être, le rend imperméable à la menace. Il ne peut que dire, encore et toujours, ce qu’il croit être vrai.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fureur de vivre (Rebel Without a Cause)

  

           En ce point crucial, Nicholas Ray et Albert Camus convergent de nouveau. L’Etranger, disent-ils de concert, ne joue pas le jeu de la Société parce qu’il refuse de mentir[12]. Il n’est pas de ces mathématiciens des rapports humains, qui calculent et dissimulent pour survivre ou bien, pour étancher leur soif de conquête. Il est franc, quel qu’en soit le prix. Son honnêteté est telle qu’à force de fréquenter la pureté, elle confine parfois à la naïveté. Bowie le prouve de façon très émouvante dans Les amants de la nuit. Le jeune repris de Justice, incarcéré pour un forfait qu’il n’a pas commis, est ainsi convaincu qu’il obtiendra la révision de son procès en s’évadant de prison. Pire, il envisage de s’offrir les services d’un avocat en pillant une bijouterie. L’ineffable candeur de ses projets lui échappe. La cause de sa stupéfiante inconséquence ne se situe pas dans quelque amoindrissement intellectuel. Elle n’est que l’aboutissement logique d’un constat cinglant : il ne partage ni les orientations, ni les références d’un univers qu’il réprouve. En d’autres termes, il n’est pas de notre monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fureur de vivre (Rebel Without a Cause) 

 

 

          Cette absence d’identification achève de condamner l’Etranger au malheur. En effet, son inaptitude chronique à vivre selon les normes de l’Humanité le prive mécaniquement de ces deux piliers du bonheur que sont la fraternité et la solidarité. Il est, par la force des choses, exclu de la communauté des hommes. Cette distanciation inexorable se fait cruellement jour dans La maison dans l’ombre (On Dangerous Ground). Parce qu’elle est considérée comme une étrangère en raison de sa cécité et plus encore, de la tendresse qu’elle témoigne à son frère aliéné, Mary Malden (Ida Lupino), l’héroïne de ce film aussi noir qu’une nuit de désespoir, est ainsi ostracisée par ceux qui devraient être ses concitoyens. Elle est reléguée, à cause de sa condition d’être singulier, dans une masure perdue dans les mornes plaines du Nord des Etats-Unis[13]. Sa terrible solitude, enseigne Ray de long-métrage en long-métrage, n’est nullement une exception. Elle est une règle pour tous ceux qui ont l’infortune d’appartenir à la famille déchirée des « aliens ». Les jeunes protagonistes de La fureur de vivre en apportent la preuve. Compte tenu de leur âge, John (Sal Mineo), Judy (Natalie Wood) et Jim devraient être à l’abri des affres de l’isolement. Il n’en est cependant rien. Le premier est abandonné aux bons soins d’une gouvernante. La deuxième ne reçoit aucune affection de son père. Le troisième, confronté à des parents insensés, ne peut compter que sur lui-même. Tous ces affligés sont pareils à des fantômes, qui errent dans des maisons vides[14]. Leur mauvais sort tient dans une formule tragiquement immuable : par définition, l’Etranger n’a pas de foyer ; indésirable partout, il n’a nulle part où aller

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'ardente Gitane (Hot Blood)

 

            Cette vie à la lisière de l’Institution et de l’Altérité, dit Nicholas Ray en parfaite connaissance de cause, le prive de remparts. Elle fait de lui une cible facile pour une Société qui n’apprécie rien tant que de chercher des exutoires. Dixon Steele en fait l’amère expérience dans In a Lonely Place. Lorsqu’une femme se fait assassiner, peu de temps après avoir quitté son domicile, le scénariste taciturne est immédiatement mis en cause. Il n’avait aucune raison objective de commettre ce crime atroce mais la Police, ses confrères et même Laurel Gray (Gloria Grahame), sa compagne, ne peuvent s’empêcher de le suspecter. Sa violence, jugée contraire à la Norme, le condamne par avance.

 

            S’il n’est voué au soupçon, l’Etranger doit supporter le fardeau de l’hostilité générale. Nul n’est plus qualifié que Walter Murdoch pour le certifier. Du fond de sa Forêt interdite, où il combat vaillamment les tueurs de volatiles, le jeune garde-chasse ne peut en effet compter sur l’appui de personne. Les gens de la ville ne lui pardonnent pas son activisme écologique et plus encore, son opposition radicale à leur mode de vie. Dès lors que le trublion s’avise de quitter son royaume végétal, il doit répondre, devant les tribunaux, de ses outrages aux « bonnes mœurs »[15].

 

            Celui qui s’obstine à transgresser la règle commune, prévient Nicholas Ray avec l’émotion d’un homme incapable de sauver son frère en péril, subira le martyre d’une sombre trinité. Comme Stephano Torino, le Gitan prisonnier d’un mariage auquel il n’a pas consenti, on tentera d’abord de l’intégrer de force à la Société[16]. Comme Vicki Gaye, la femme insoumise qui, dans Traquenard, ose inciter son amant à ne plus défendre les membres de la Pègre, on essaiera ensuite de briser sa résistance en faisant usage de la violence[17]. Comme Jesse James, le brigand trop aimé des masses pour être épargné par les puissants, on l’abattra enfin comme un animal sauvage, pour s’assurer qu’il ne nuira jamais plus à l’ordre établi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le brigand bien-aimé (The True Story of Jesse James)

 

            Ces maudits entre les maudits sont, en définitive, emmurés vivants dans leur différence. Pour que le Spectateur prenne la mesure de cette tragédie, Nicholas Ray accroît subtilement la sensation de malaise qui traverse ses films. Dans La fureur de vivre, par exemple, il multiplie les plans obliques et n’hésite pas, en bon disciple d’Elia Kazan, à renverser la caméra pour que la nausée nous saisisse. Parallèlement, il porte James Dean et ses autres comédiens à incandescence. Il les dirige de manière à ce que chacun d’eux rouvre ses failles intimes et laisse échapper, au grand jour, sa détresse existentielle[18]. Pour parachever son œuvre de déstabilisation du Public, le cinéaste pare le ténébreux Jim Stark d’un blouson rouge vif. L’étoffe, devenue mythique après la mort accidentelle de son illustre propriétaire, est riche de sens. Elle symbolise, à elle seule, la souffrance de ces êtres qu’une différence insurmontable contraint à vivre avec « la fièvre dans le sang »[19]. Cette esthétique a toutefois une justification plus élémentaire : l’Etranger se distingue généralement par sa couleur. Nicholas Ray a eu le mérite de garder cette vérité première en mémoire. Il l’a inscrite dans l’ensemble de son œuvre, sublime pyrotechnie visuelle où le pourpre, l’or et des myriades de teintes chatoyantes apparaissent comme autant de frontières infranchissables entre l’Homme d’ici et l’Homme d’ailleurs. Au temps où le Technicolor lui était inaccessible, l’auteur d’A l’ombre des potences (Run for Cover) utilisait un procédé similaire. Il plongeait ses chers aliens dans un halo éclatant, qui contrastait puissamment avec la noirceur du monde[20].

 

            Cette image, emprunt judicieux à l’imagerie Judéo-Chrétienne, est essentielle en ceci qu’elle suggère que l’Etranger n’est pas un personnage exclusivement tragique. Partager un être entre l’ombre de l’abîme et la lumière céleste est en effet une façon, poétique et néanmoins rationnelle, de faire comprendre qu’il porte en lui une étincelle de félicité. Cette flammèche d’espérance, Nicholas Ray la perçoit comme un feu Prométhéen. Saint crucifié pour avoir abjuré le démon du Mensonge, l’Etranger serait ainsi un prophète de la Vérité. Il aurait pour principale vocation de dévoiler ce que nul ne veut voir : la perversité naturelle de l’Homme institutionnel. Cette fonction de révélateur du pire apparaît clairement dans Amère victoire (Bitter Victory), long-métrage méconnu et pourtant capital d’un point de vue thématique. Le Capitaine James Leith (Richard Burton), héros de cette épopée Saharienne qui traite moins de la seconde guerre mondiale que des conflits ancestraux qui minent l’âme humaine, poursuit ainsi un but bien précis. Ce misanthrope, écoeuré par l’ignominie de ceux qui prétendent être ses semblables, ne se porte pas volontaire pour une mission à haut risque dans le vain espoir de faire étalage de sa bravoure. Il veut montrer la couardise et l’hypocrisie de Brand (Curd Jürgens), détestable individu que l’Etat-major Britannique a jugé opportun de nommer chef de son commando. Ce projet le condamne à une mort certaine. Il sait en effet que son rival, sournois en diable, s’efforcera de le supprimer par de bons procédés. Cependant, l’officier solitaire ne s’en offusque nullement. Il a la conviction que de sa défaite apparente surgira un triomphe : par son refus de vivre plus longtemps, il aura mis en évidence l’insoutenable disgrâce de l’Humanité[21].

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amère victoire (Bitter Victory)

 

         L’Etranger, poursuit Ray avec une cohérence intellectuelle et une lucidité remarquables, est idéalement placé pour dresser pareil constat. Sa position, excentrée par essence, fait ainsi de lui un observateur privilégié des tares sociales. Johnny Guitar (Sterling Hayden) est l’exemple même de ce recul salutaire. Du haut de son cheval, seul bien qu’il possède avec l’instrument de musique qui lui a valu son surnom légendaire, cet homme libre comme l’air, qui répète à l’envi que le principal, dans la vie, « c’est une cigarette et une bonne tasse de café », peut s’offrir le luxe d’être le juge de ses contemporains. Il lui est permis, en sa qualité d’impartial témoin, de désigner du doigt les maux qui l’ont poussé à se tenir en marge de la Société. Ces infamies sont au centre de la querelle universelle qui oppose Vienna (Joan Crawford) à Emma (Mercedes McCambridge), deux femmes en lutte pour le contrôle d’une bourgade que le chemin de fer promet de changer en métropole. Elles se nomment « égocentrisme » et « volonté de puissance ».

 

            Tout Etranger, renchérit Nicholas Ray, est à l’image de Johnny Guitar. Il nous prête ses yeux, pour que nous puissions regarder notre laideur en face. A travers Jesse James, Christ païen abattu par un Judas pour trente deniers, il nous est ainsi donné de voir notre incurable cupidité[22]. A travers Walter Murdoch, adversaire infatigable d’une Société si terre-à-terre qu’elle est disposée à sacrifier tous les oiseaux du ciel sur l’autel de la Mode, nous saisissons toute l’ampleur de notre conformisme. A travers Stephano Torino, Gitan révolté par un communautarisme en voie de généralisation[23], nous nous apercevons de nos penchants scandaleux pour la discrimination raciale. A travers Vicki Gaye, fiancée d’un avocat prêt à toutes les compromissions pour s’élever dans la hiérarchie sociale, nous prenons la mesure de notre fol appétit de reconnaissance. A travers Jim Stark, adolescent exaspéré par la faiblesse toute libérale d’un père incapable de lui donner une éducation, nous constatons sans ambages la faillite totale de la famille post-moderne[24]. A travers Mary Malden, non-voyante horrifiée par la violence aveugle des hommes, nous comprenons pourquoi certains préfèrent la réclusion dans une maison dans l’ombre, lointaine et solitaire, à la survie dans des villes irrémédiablement brutales.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La forêt interdite (Wind Across the Everglades)

 

            L’anaphore peut sembler désespérante. Néanmoins, elle s’avère éminemment profitable à qui sait l’entendre, dans la mesure où ses sentences accusatrices sont porteuses d’une véritable révolution culturelle : tandis que la Grèce Antique, berceau de toutes les Nations d’Occident, percevait l’Etranger à la Civilisation comme un barbare, Nicholas Ray laisse entendre que c’est la Civilisation qui est en proie à la barbarie. Dans cette perspective, l’Alien n’apparaît plus comme une menace à l’ordre public. Il cesse également d’être le héros pathétique d’une tragédie sans issue. Frère spirituel du Démon Hitchcockien et de l’Ami Cicéronien que vantait jadis Howard Hawks, il nous révèle à nous-mêmes, au-delà des apparences et de l’hypocrisie des conventions. Il est celui par lequel la lucidité arrive. Il est l’être de Raison qui nous confronte sans détour à nos plus viles passions. Il est ce dévoué serviteur qui éclaire nos zones d’ombre, pour nous guider sur les sentiers sinueux de la lumière. En un mot comme en cent, il est l’ange du Progrès, au sens le plus noble du terme[25]. Johnny Guitar est une fois encore le plus beau représentant de cette race de sauveurs célestes, qui ne semblent arpenter la Terre que dans le but d’indiquer la bonne direction à des humains égarés dans la jungle de leurs turpitudes. Après moult aventures entre bagarres à mains nues, fusillades et pendaisons, le truand apprend ainsi à sa douce Vienna que la vénalité est une impasse. Il lui enseigne les vertus de la frugalité, au mépris des valeurs matérialistes qui ont bâti la légende du Far West[26].

 

            Vicki Gaye remplit une fonction analogue auprès de Thomas Farrell, dans Traquenard. En convainquant l’avocat corrompu d’abandonner la clientèle mafieuse qui faisait sa fortune et sa notoriété, elle transforme un narcissique patenté en bon apôtre de la simplicité. La séquence mémorable qui clôt le film symbolise magnifiquement ce voyage au bout de la rédemption : enlevé par le redoutable Rico Angelo, malfrat résolu à obliger son ancien homme de loi à se remettre à son service, Maître Farrell use de l’effet de prétoire grâce auquel il persuadait les jurys de la prétendue innocence de ses sulfureux protégés ; ce faisant, il retarde le déclenchement de la séance de torture qui lui était promise et donne le temps à la Police de voler à son secours.

            Marco Torino fait lui aussi pénitence dans L’ardente Gitane. Son frère cadet, rebelle au racisme latent de ses congénères, l’amène à faire preuve de tolérance et l’incite à laisser les siens épouser les femmes qu’ils désirent. Certes, le turbulent Stephano finit par se marier avec Annie (Jane Russell), la belle que d’aucuns avaient jugé opportun de désigner pour être sa compagne. Cependant, il s’unit à elle par Amour et non, par nécessité.

            Ce volontarisme euphorisant entre en résonance avec la victoire éclatante que remporte Walter Murdoch dans La forêt interdite. Au terme d’une lutte harassante dans des marais infestés de serpents et de coupe-jarrets, le chevalier de l’Ecologie réussit ce que nul n’osait même espérer : conduire les pirates des Everglades, grands pourfendeurs de la faune sauvage, à prendre le chemin de Damas[27].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traquenard (Party Girl)

 

            Jim Wilson (Robert Ryan), le policier aux méthodes expéditives de La maison dans l’ombre, connaît une semblable conversion au Bien. Mary Malden, l’aveugle sourde aux abominations du monde, finit en effet par lui ouvrir les yeux sur l’essentiel de la Vie. En implorant la miséricorde de Dieu pour son frère, innocent devenu assassin au gré d’une crise de démence, elle lui montre les vertus de la compassion et l’horreur indicible de la violence.

 

            La fureur de vivre apporte la touche finale à ce formidable éloge des mérites de l’Etranger. A qui l’insignifiant Monsieur Stark doit-il son salut ? Contre toute attente, c’est Jim, son fils révolté par l’incapacité des adultes à donner des repères aux plus jeunes, qui lui permet de devenir un véritable chef de famille. C’est l’exaspération de cet adolescent blessé de ne pouvoir devenir adulte[28] qui le pousse à s’affirmer en tant que père, c’est-à-dire, en tant que dépositaire d’une valeur sans laquelle il n’est ni progression, ni épanouissement de l’Individu : l’Autorité[29].

 

            En faisant jaillir ce torrent de fins heureuses du désert accablant de la misère humaine, Nicholas Ray accomplit un prodige : il réhabilite un réprouvé, que tout prédestinait à la tristesse et à la solitude éternelles. Cependant, il fait mieux encore. Emma, la prédatrice acharnée qui sévit dans Johnny Guitar, en administre la preuve saisissante. Pour faire main basse sur la ville qu’elle convoite, elle accepte de perpétrer les crimes les plus abjects. Elle finit même par investir le repaire de ses adversaires, afin d’affronter Vienna dans un duel au pistolet. La défection de ses affidés rend sa défaite inéluctable, mais rien ne saurait l’arrêter. La folie de cette femme à l’avidité tragiquement conventionnelle est d’une importance cruciale. Elle lance ainsi une sévère mise en garde au xénophobe et à l’intolérant qui sommeillent en chacun de nous : nous ne sommes pas les animaux politiques que nous croyons être. Le conformisme, l’agressivité, le sectarisme et toutes les vanités que nous poursuivons, en notre âme et bonne conscience d’héritiers présomptifs de la Cité Hellénique, nous arrachent inexorablement aux cimes de la sociabilité pour nous faire glisser dans les gouffres de la sauvagerie. Cette incapacité structurelle à respecter nos propres règles de conduite[30] fait de nous des aliénés, au sens Latin du terme.  Elle signifie, cruelle désillusion, que nous sommes tous des étrangers ici-bas[31].

 

 



[1] Il fit cette confession lors d’une interview aux Cahiers du Cinéma, en 1957.

[2] Nicholas Ray, né Raymond Nicholas Kienzle, fut notamment l’assistant d’Elia Kazan sur le tournage du Lys de Brooklyn (A Tree Grows in Brooklyn).

[3] Malade et abandonné de tous, le cinéaste mourut en 1979. Seul Wim Wenders vint rompre son long et terrible isolement, en filmant ses derniers jours dans un documentaire intitulé Nick’s Movie / Lightning Over Water.

[4] Au sens premier du terme, l’Etranger est celui qui n’appartient pas à la Communauté.

[5] Le prix Nobel de Littérature donna cette définition dans un journal, en 1955. Rappelons qu’il écrivit L’Etranger en 1942, au plus fort de la seconde guerre mondiale.

[6] Pour mieux nous faire sentir la souffrance inhérente à ce drame universel, Ray reprend à son compte les codes de la Tragédie classique. Il soumet son récit à la règle des trois unités (temps, lieu et action).

[7] Le titre Français du film est d’ailleurs Le violent.

[8] « Intègre » vient du Latin « integer », qui signifie « entier ». L’intégrité s’oppose donc à la dualité et de façon plus précise, au fractionnement de la personnalité.

[9] D’où le titre du film : Hot Blood.

[10] Chez les Tziganes, un « gadjo » est un étranger.

[11] Le titre original du film est : The True Story of Jesse James.

[12] Camus utilise précisément cette formule dans son interview de janvier 1955.

[13] Plaines d’autant plus mortifères que Nicholas Ray les filme comme un Enfer dantesque, figé dans des neiges qui paraissent éternelles.

[14] Ils finissent d’ailleurs par trouver refuge dans une maison abandonnée.

[15] Au début du film, l’impétueux Murdoch est poursuivi en Justice pour avoir arraché les plumes du chapeau que portait la femme d’un notable de Miami.

[16] Notons que le héros de L’ardente Gitane est prisonnier au sens propre du terme. Lorsque le moment fatidique de la nuit de noces est venu, ses proches l’enferment en effet dans une chambre nuptiale qu’ils surveillent scrupuleusement.

[17] Rico Angelo (Lee J. Cobb), chef de la Mafia et accessoirement, premier client de Maître Farrell, menace la danseuse de lui verser du vitriol sur le visage.

[18] Là encore, l’influence d’Elia Kazan est évidente.

[19] Par une étrange ironie du sort, les héros de ce classique Hollywoodien, ambassadeurs éternels de tous les étrangers au monde, ont connu une fin dramatique. Outre James Dean, qui se tua dans un accident de la route quelques jours après le tournage du film, Sal Mineo fut mortellement poignardé en 1976. Quant à Natalie Wood, elle se noya en 1981, lors d’une sortie en mer qu’elle avait faite en compagnie d’un membre de la troupe de Nicholas Ray : Robert Wagner.

[20] Keechie et Bowie en donnent un brillant exemple dans Les amants de la nuit.

[21] Sa démarche rejoint celle du suicidé, tel que l’envisage Emile Durkheim. Celui qui met fin à ses jours, professe le sociologue Français, tue autant la Société que sa propre personne. Brand le comprend, à la fin du film. Telle est la raison pour laquelle il ne peut célébrer son « amère victoire » sur Leith.

[22] Jesse James est tué, d’une balle dans le dos, par l’un de ses anciens disciples. L’Iscariote convoitait les trente mille dollars de récompense promis à celui qui terrasserait l’ennemi public numéro un.

[23] Otage du sectarisme des siens, Stephano est méprisé par l’Amérique Blanche, Anglo-Saxonne et Protestante. Lui qui rêvait d’être professeur de danse ne se voit attribuer que des emplois dégradants.

[24] Jim n’a de cesse de demander conseil à son père. Ce dernier, avili par une épouse tyrannique, ne lui est cependant d’aucun secours. Il le laisse errer dans les ténèbres de l’Adolescence. Une scène résume admirablement ce funeste décalage entre l’espoir d’un enfant en quête de soutien et la coupable inertie d’un géniteur sans envergure : Monsieur Stark (Jim Backus), vêtu d’un tablier de ménagère, marche à quatre pattes devant son fils médusé pour ramasser, sur la moquette de la maison familiale, les vestiges d’un plateau-repas qu’il apportait servilement à sa femme.

[25] C’est-à-dire, au sens moral, le Progrès étant irréductible à son acception purement technique.

[26] A l’appui de ce bouleversement éthique, Nicholas Ray renverse habilement les codes du Western. Johnny, le « roi du revolver », est ainsi un troubadour qui a troqué son arme contre une guitare. Le « dur à cuir » du film est une femme – en l’occurrence, Vienna. Son ennemi mortel est Emma, une autre femme. Quant aux « bons », incarnés par les habitants du village où se déroule l’action, ils sont des inquisiteurs, des boutefeux tout de noir vêtu qui se plaisent à mener leurs prochains récalcitrants sur le bûcher.

[27] Peu avant de mourir des suites d’une morsure de serpent, Gueule d’Amour, le chef des flibustiers, confie à Murdoch qu’il s’est fourvoyé en portant préjudice à la Nature pendant de longues années.

[28] Comme ses camarades, Jim craint de rester un garçon toute sa vie. Il est obsédé par le désir d’être un homme. Pour essayer d’en être un, il en est réduit à tromper la Mort en précipitant sa voiture dans un ravin. Son désespoir est tel qu’il finit par fonder une famille de pacotille, au sein de laquelle Judy tient le rôle de sa femme et John, celui de son fils.

[29] Nicholas Ray rejoint ici Hannah Arendt. L’auteur de La crise de la Culture explique ainsi que l’Autorité, dérivation du Latin « augere » qui signifie « augmenter », constitue le levier grâce auquel l’Elève dépasse le Maître, l’Enfant devient adulte et succède à son père.

[30] Ou, pour paraphraser Camus, cette incapacité à « jouer le jeu » de la Société.

[31] « Aliénation » vient du Latin « alienus », qui signifie « étranger ».




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