L'Esprit des lois et sa défense

Jean le Rond d'Alembert
Quatrième partie de l'éloge de Montesquieu, par d'Alembert, paru sous le titre "Éloge de Monsieur le Président de Montesquieu" en tête du cinquième volume de L'Encyclopédie raisonnée ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers dirigée par Diderot et d'Alembert.

Il fallut plus de vingt années à Montesquieu pour compléter son grand oeuvre: L'Esprit des lois. Sitôt paru, des critiques s'enflammèrent, au nom de la religion, contre le livre et son auteur qui releva avec dignité les calomnies et les accusations de spinozisme et d'irreligion dans sa Défense de l'Esprit des lois.
Quelque réputation que M. de Montesquieu se fut acquise par ce dernier ouvrage et par ceux qui l'avaient précédé, il n'avait fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom et le rendre respectable aux siècles futurs. Il en avait dès longtemps formé le dessein, il en médita pendant vingt ans l'exécution; ou, pour parler plus exactement, toute sa vie en avait la méditation continuelle. D'abord il s'était fait en quelque sorte étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître; il avait ensuite parcouru toute l'Europe, et profondément étudié les différents peuples qui l'habitent. L'île fameuse qui se glorifie tant de ses lois et qui en profite si mal, avait été pour lui dans ce long voyage, ce que l'île de Crête fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avait su s'instruire sans tout approuver; enfin, il avait, si on peut parler ainsi, interrogé et jugé les nations et les hommes célèbres qui n'existent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un sage puisse mériter, celui de Législateur des nations.

S'il était animé par l'importance de la matière, il était effrayé en même temps par son étendue: il l'abandonna et y revint à plusieurs reprises; il sentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même, tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces et donna l'Esprit des lois. Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s'appesantir, à l'exemple de ceux qui l'ont précédé, sur des discussions métaphysiques relatives à l'homme supposé dans un état d'abstraction, sans se borner, comme d'autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulières, envisage les habitants de l'univers dans l'état où ils sont et dans tous les rapports qu'ils peuvent avoir entre eux. La plupart des autres écrivains en ce genre sont presque toujours ou de simples moralistes, ou de simples jurisconsultes, ou même quelquefois de simples théologiens; pour lui, l'homme de tous les pays et de toutes les nations, il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir, de la perfection métaphysique des lois que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles, des lois qu'on a faites que de celles qu'on a dû faire, des lois d'un peuple particulier que de celles de tous les peuples. Ainsi en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande et noble carrière, il a pû dire comme le Corrège, quand il eut vu les ouvrages de ses rivaux: «Et moi aussi je suis peintre (voir «Analyse de L'Esprit des lois»).

Rempli et pénétré de son objet, l'auteur de l'Esprit des lois y embrasse un si grand nombre de matières, et les traite avec tant de brièveté et de profondeur, qu'une lecture assidue et méditée peut seule faire sentir le mérite de ce livre. Elle servira surtout, nous osons le dire, à faire disparaître le prétendu défaut de méthode dont quelques lecteurs ont accusé M. de Montesquieu; avantage qu'ils n'auraient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matière philosophique, et dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le désordre réel de celui qui n'est qu'apparent. Le désordre est réel, quand l'analogie et la fuite des idées n'est point observée; quand les conclusions sont érigées en principes, ou les précèdent; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au point d'où il est parti. Le désordre n'est qu'apparent, quand l'auteur mettant à leur véritable place les idées dont fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les idées intermédiaires: et c'est ainsi que M. de Montesquieu a cru pouvoir et devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires et raisonnées.

L'ordre qui se fait apercevoir dans les grandes parties de l'Esprit des lois, ne règne pas moins dans les détails: nous croyons que plus on approfondira l'ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à ses divisions générales, l'auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartiennent exclusivement; et à l'égard de ceux qui par différentes branches appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre: par là, on aperçoit aisément, et sans confusion, l'influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur les autres, comme dans un arbre ou système bien entendu des connaissances humaines, on peut voit le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus juste, qu'il en est du plan qu'on peut se faire dans l'examen philosophique des lois, comme de l'ordre qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences: il y restera toujours de l'arbitraire; et tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il suive sans détour et sans écart le système qu'il s'est une fois formé.

Nous dirons de l'obscurité qu'on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre; ce qui serait obscur pour les lecteurs vulgaires, ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ailleurs l'obscurité volontaire n'en est point une: M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit, a eu la prudence louable de les envelopper, et par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages.

Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu'il surtout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque; mais quoiqu'un philosophe a fait ce deux lectures, soit dispensé de beaucoup d'autres, il n'avait pas cru devoir en ce genre rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvait être utile à son objet. La lecture que suppose l'Esprit des lois est immense et l'usage raisonné que l'auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux, paraîtra encore plus surprenant, quand on saura qu'il était presque entièrement privé de la vue et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non seulement à l'utilité, mais à l'agrément de l'ouvrage: sans dérober à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l'austérité et procurer aux lecteurs des moments de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillants, qui peignent d'un seul trait les peuples et les hommes.

Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d'Homère, il y a sans doute des fautes dans l'Esprit des lois, comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l'auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous, pour l'étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie; il éclaire souvent, et se trompe quelquefois, et en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. La nouvelle édition qu'on prépare, montrera les additions et corrections qu'il y a faites, que s'il est tombé de temps en temps, il a su le reconnaîter et se relever; par là, il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits où il n'aura pas été de l'avis de ses censeurs; peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correctoin, leur a-t-il absolument échappé, tant l'envie de nuire est ordinairement aveugle.

Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans l'Esprit des lois, ce qui doit rendre l'auteur cher à toutes les nations, ce qui servirait même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c'est l'esprit de citoyen qui l'a dicté. L'amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux s'y montrent de toutes parts; et n'eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne par cet endroit seul, d'être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas dans ses lecteurs à des sentiments stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de l'Esprit des lois, il a eu la satisfaction d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous; l'amour naturel des Français pour leur patrie, tourné vers son véritable objet; ce goût pour le commerce, pour l'agriculture et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imaginent: l'ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret et sans honte pour notre siècle, que nous allons les dévoiler; mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu et à l'avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire!

À peine l'Esprit des lois parut-il, qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l'auteur; mais quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du peuple, il ne devait pas avoir le peuple pour juge; la profondeur de l'objet était une suite de son importance même. Cependant les traits qui étaient répandus dans l'ouvrage, et qui auraient été déplacés s'ils n'étaient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il était écrit pour elles: on cherchait un livre agréable et on ne trouvait qu'un livre utile, dont on ne pouvait d'ailleurs sans quelque attention saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement l'Esprit des lois, le titre même fut un sujet de plaisanterie; enfin, l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation fut regardé d'abord par elle avec assez d'indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire: bientôt ils ramenèrent la multitude toujours prompte à changer d'avis; la partie du public qui enseigne, dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devait penser et dire; et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.

Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là, cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli où elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n'avaient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croirait que l'Esprit des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.

M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talent, qui soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public, qui aime la satire et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre; et plus odieux par le mal qu'ils veulent faire que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que la facilité et son objet rendent également vil. Il mettait les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner se venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irreligion qu'on l'accusa d'avoir semé dans l'Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches, il aurait cru les mériter, et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zèle et également empressés d'en faire paraître, également effrayés de la lumière que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avaient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagème aussi puéril que pusillanime, s'étaient écrit à eux-mêmes; les autres, après l'avoir déchiré sous le masque de l'Anonyme, s'étaient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres, il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'était le plus signalé par ses excès.

C'était l'auteur d'une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Pascal, parce qu'il a succédé à ses opinions, panégyriste d'ouvrages que personne ne lit et apologiste de miracles que l'autorité séculière a fait cesser dès qu'elle l'a voulu; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens prennent à ses querelles, et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avait le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l'inspirèrent; il accusa M. de Montesquieu de spinozisme et de déisme (deux imputations incompatibles); d'avoir suivi le système de Pope (dont il n'avait pas un mot dans l'ouvrage); d'avoir cité Plutarque qui n'est pas un auteur chrétien; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grâce. Il prétendit enfin que l'Esprit des lois était une production de la constitution Unigenitus; idée qu'on nous soupçonnera peut-être par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent juger par cette accusation de toutes les autres.

Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager: il voulut perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire comme homme de lettres; la Défense de l'Esprit des lois. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de plaisanterie qui y règnent, doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvait le rendre odieux sans peine; il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre. Mais ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'auteur s'y est peint lui-même sans y penser; ceux qui l'ont connu, croient l'entendre, et la postérité s'assurera, en lisant sa Défense, que sa conversation n'était pas inférieure à ses écrits; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.

Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage de cette dispute: le critique qui pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusait hautement le clergé de France, et surtout la Faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivaient pas authentiquement un si pernicieux ouvrage. La Faculté était en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu; mais il s'agissait de la religion; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner l'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici et fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auraient demandées de la part du corps le plus éclairé de l'Église prouverait au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipitera rien dans une si importante matière: il connait les bornes de la raison et de la foi; il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien; que les mauvaises conséquences auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même; que d'ailleurs nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés, et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal à propos sur des génies du premier ordre le soupçon d'incrédulité; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'Église a de plus respectable et de plus grand; eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissait, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux?

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