Les Considérations
C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu: il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail et de la patrie, qu'on leur inspirait dès l'enfance; dans la sévérité de la discipline militaire; dans ces dissensions intestines qui donnaient du ressort aux esprits et qui cessaient tout-à-coup à la vue de l'ennemi; dans cette constance après le malheur, qui ne désespérait jamais de la république; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des victoires; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux; dans la protection qu'ils accordaient aux peuples révoltés contre leurs rois; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l'aggrandissement même de l'État, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires, dans les guerres éloignées qui forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l'esprit républicain; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations et qui ne fit plus du peuple romain qu'une espèce de monstre à plusieurs têtes; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie; dans les proscriptions de Sylla qui avilirent l'esprit de la nation, et la prépareront à l'esclavage; dans la nécessité où les Romains se trouvèrent de souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge; dans l'obligation où ils furent de changer de maximes, en changeant de gouvernement; dans cette suite de monstres qui régnèrent, presque sans interruption, depuis Tibère jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin; enfin dans la translation et le partage de l'empire, qui périt d'abord en Occident par la puissance des Barbares, et qui après avoir langui plusieurs siècles en Orient sous des empereurs imbéciles ou féroces, s'anéantit insensiblement comme ces fleuves qui disparaissent dans des sables.
Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l'auteur ne s'appesantit point sur des détails, et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d'espace un grand nombre d'objects distinctement aperçus et rapidement présentés sans fatigue pour le lecteur, en laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser et il aurait pu intituler son livre: Histoire romaine à l'usage des hommes d'État et des philosophes.