Portrait de l'homme

Jean le Rond d'Alembert
Dernière partie de l'Éloge de Montesquieu par D'Alembert paru en tête du cinquième volume de L'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers dirigée par Diderot et D'Alembert. Ses derniers jours, le caractère affable et agréable de Montesquieu, sa sobriété, Montesquieu poète dans le Temple de Gnide.
Pendant que des insectes le tourmentaient dans son propre pays, l'Angleterre élévait un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de la Tour, cet artiste si supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son âme, avait ardemment désiré de donner un nouveau lustre à son pinceau, en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de l'Esprit des Lois; il ne voulait que la satisfaction de le peindre, et il méritait, comme Apelle, que cet honneur lui fût réservé: mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de la Tour que celui-ci en était plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d'abord des difficultés semblables: «Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgeuil à refuser ma proposition qu'à l'accepter?» Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.

L'auteur de l'Esprit des Lois jouissait enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençait à s'altérer depuis longtemps par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avait cherché à lui susciter sur son ouvrage; enfin par le genre de vie qu'on le forçait de mener à Paris, et qu'il sentait lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchait sa société était trop vif pour n'être pas quelque fois indiscret; on voulait, sans s'en apercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. À peine la nouvelle du danger où il était se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations et de l'inquiétude publique; sa maison ne désemplit point de personnes de rang qui venaient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son royaume allait faire, en demande plusieurs fois des nouvelles; témoignage de bonté et de justice qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une famille à qui il était cher, et qui n'a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis et d'un plus grand nombre de spectateurs, il conserva jusqu'au dernier moment la paix et l'égalité de son âme. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance envers l'Être éternel auquel il allait se rejoindre, il mourut avec la tranquilité d'un homme de bien, qui n'avait jamais consacré ses talents qu'à l'avantage de la vertu et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent le 10 février 1755, à l'âge de soixante-dix révolus.

Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourrait appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d'un illustre Romain; que personne en apprenant sa mort n'en témoigna de joie, que personne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'empressèrent de faire éclater leurs regrets; et Mylord Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer dans un des papiers publics de Londres un article en son honneur, article digne de l'un et de l'autre; c'est le portrait d'Anaxagore tracé par Périclès (a). L'Académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, quoiqu'on n'y soit point dans l'usage de prononcer l'éloge des associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu'elle n'a fait encore qu'à l'illustre Jean Bernouilli; M. de Maupertuis, tout malade qu'il était, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir et n'a pas voulu se reposer sur personne d'un soin si cher et si triste. À tant de suffrages éclatants en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre sans indiscrétion les éloges que lui a donnés, en présence de l'un de nous, le Monarque même auquel cette académie célèbre doit son lustre, prince fait pour sentir les pertes de la philosophie et pour s'en consoler.

Le 17 février, l'Académie française lui fit, selon l'usage, un service solennel, auquel malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de lettres de ce corps, qui n'étaient point absents de Paris, se firent un devoir d'assister. On aurait dû, dans cette triste cérémonie, placer l'Esprit des Lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois vis-à-vis le cercueil de Raphaël son dernier tableau de la Transfiguration. Cet appareil simple et touchant eût été une belle oraison funèbre.

Jusqu'ici nous n'avons considéré M. de Montesquieu que comme écrivain et philosophe; ce serait lui dérober la moitié de sa gloire que de passer sous silence ses agréments et ses qualités personnelles.

Il était dans le commerce d'une douceur et d'une gaieté toujours égales. Sa conversation était légère, agréable et instructive par le grand nombre d'hommes et de peuples qu'il avait connus. Elle était coupée comme son style, pleine de sel et de saillies, sans amertume et sans satire; personne ne racontait plus vivement, plus promptement, avec plus de grace et moins d'apprêt. Il savait que la fin d'une histoire plaisante en est toujours le but; il se hâtait donc d'y arriver, et produisait l'effet sans l'avoir promis.

Ses fréquentes distractions ne le rendaient que plus aimable; il en sortait toujours par quelque trait inattendu qui réveillait la conversation languissante; d'ailleurs elles n'étaient jamais, ni jouées, ni choquantes, ni importunes: le feu de son esprit, le grand nombre d'idées dont il était plein, les faisaient naître, mais il n'y tombait jamais au milieu d'un entretien intéressant ou sérieux; le désir de plaire à ceux avec qui il se trouvait, le rendait alors à eux sans affectation et sans effort. Les agréments de son commerce tenaient non seulement à son caractère et à son esprit, mais à l'espèce de régime qu'il observait dans l'étude. Quoique capable d'une méditation profonde et longtemps soutenue, il n'épuisait jamais ses force, il quittait toujours le travail avant que d'en ressentir la moindre impression de fatigue.


Il était sensible à la gloire, mais il ne voulait y parvenir qu'en la méritant; jamais il n'a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures et honteuses, qui déshonorent la personne sans ajouter au nom de l'auteur.

Digne de toutes les distinctions et de toutes les récompenses, il ne demandait rien et ne s'étonnait point d'être oublié; mais il a osé, même dans des circonstance délicates, protéger à la cour des hommes de lettres persécutés, célèbres et malheureux, et leur a obtenu des graces.

Quoiqu'il vécût avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n'était pas nécessaire à son bonheur. Il fuyait dès qu'il le pouvait à sa terre; il y retrouvait avec joie sa philosophie, ses livres, et le repos. Entouré de gens de la campagne dans ses heures de loisir, après avoir étudié l'homme dans le commerce du monde et dans l'histoire des nations, il l'étudiait encore dans ces âmes simples que la nature seule a instruites et il y trouvait à apprendre; il conversait gaiement avec eux, il leur cherchait de l'esprit comme Socrate; il paraissait se plaire autant dans leur entretien que dans les sociétés les plus brillantes, surtout quand il terminait leurs différends et soulageait leurs peines par ses bienfaits.

Rien n'honore plus sa mémoire que l'économie avec laquelle il vivait et qu'on a osé trouver excessive dans un monde avare et fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, et encore moins pour les sentir. Bienfaisant, et par conséquent juste, M. de Montesquieu ne voulait rien prendre sur sa famille, ni des secours qu'il donnait aux malheureux, ni des dépenses considérables auxquels les longs voyages, la faiblesse de sa vue et l'impression de ses ouvrages l'avaient obligé. Il a transmis à ses enfants, sans diminution ni augmentation, l'héritage qu'il avait reçu de ses pères; il n'y a rien ajouté que la gloire de son nom et l'exemple de sa vie.

Il avait épousé en 1715 demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au régiment de Maulévrier; il en a eu deux filles et un fils, qui par son caractère, ses mœurs et ses ouvrages s'est montré digne d'un tel père.

Ceux qui aiment la vérité et la patrie ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes: il pensait:
— Que chaque portion de l'État doit être également soumise aux lois, mais que les privilèges de chaque portion de l'État doivent être respectés, lorsque leurs effets n'ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public; que la possession ancienne était en ce genre le premier des titres et le plus inviolable des droits, qu'il était toujours injuste et quelquefois dangereux de vouloir ébranler;
— Que les magistrats, dans quelque circonstance et pour quelque grand intérêt de corps que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrats, sans parti et sans passion comme les lois, qui absolvent et punissent sans aimer ni haïr.
— Il disait enfin, à l'occasoin des disputes ecclésiastiques qui ont tant occupé les empereurs et les chrétiens grecs, que les querelles théologiques, lorsqu'elles cessent d'être renfermées dans les écoles, déshonorent infailliblement une nation aux yeux des autres: en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas; parce que les sages faisant partout le moins de bruit et le plus petit nombre, ce n'est jamais sur eux qu'une nation est jugée.

L'importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servaient à l'auteur comme de délassement, et qui auraient suffi pour l'éloge d'un autre; le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d'assez près les Lettres persanes. M. de Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai: ce n'est plus l'amour despotique de l'Orient qu'il se propose de peindre, c'est la délicatesse et la naïveté de l'amour pastoral, tel qu'il est dans une âme neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur craignant peut-être qu'un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes; il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont, à la vérité, le spectacle intéresse peu l'amant heureux, mais dont la description flatte encore l'imagination quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit à cette occasion, qu'il aurait eu besoin d'être en vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot, un style plein de chaleur et d'images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versificatino; mais si on ne fait consister ce style que dans la diction chargée d'épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l'Amour et de semblables objets, la versification n'ajoutera presque qu'aucun mérite à ces ornements usés; on y cherchera toujours en vain l'âme et la vie. Quoi qu'il en soit, le Temple de Gnide étant une espèce de poème et prose, c'est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper: il mérite de pareils juges; nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c'est qu'Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant, il paraît décrire les mœurs des Sybarites, et on s'aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte surtout l'empreinte de l'auteur des Lettres persanes. En présentant le Temple de Gnide comme la traduction d'un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend l'occasion de peindre d'un trait de plume l'ineptie des critiques et le pédantisme des traducteurs, et finit par ces paroles dignes d'êtres rapportées: «Si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire: il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils ont publiés sur ces matières.»

Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail l'intérêt particulier que M. de Montesquieu prenait à ce Dictionnaire, dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devaient s'empresser de concourir à l'exécution de cette entreprise utile; il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire et plusieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappellaient les siennes propres, l'intéressaient-elles en notre faveur. Peut-être était-il sensible, sans s'en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque personne n'osait encore élever la voix pour le défendre. Il nous destinait un article sur le Goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers; nous le donnerons en cet état au public et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénèque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard; et en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau:
FINIS VITÆ EJUS NOBIS LUCTUOSUS, PATRIÆ TRISTIS;
EXTRANEIS ETIAM IGNOTISQUE NON SINE CURA FUIT.
Tacit. in Agricol. c. 43

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