Lettre à nos loyaux députés

Marc Chevrier

Les députés formant l'Assemblée nationale du Québec doivent prêter serment d'allégeance à la Reine Élisabeth II, reine du Canada. Trop de gens ignorent l'existence de ce serment ou le réduisent à une routine sans conséquences. Marc Chevrier rétablit ici les choses dans leur juste perspective.


À titre de simple citoyen, je m’enhardis à vous écrire pour attirer votre attention sur une dimension de votre fonction plutôt méconnue et que la visite du prince héritier de la Couronne britannique au Québec met soudain en relief. Le diable, dit-on, loge dans les détails, et en voilà un qui n’est pas banal : vous avez tous et toutes prêté serment d’allégeance à la Reine Élizabeth II, Reine du Canada et partant de cette entité jadis nommée « Province de Québec » et que la loi 99 adoptée en 2000 appelle « État du Québec ». Vous avez obéi, ce faisant, à l’article 128 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui exige de tout député ou sénateur, d’Ottawa ou de Québec, qu’il jure fidélité et vraie allégeance au souverain régnant du Royaume-Uni, en présence soit du Gouverneur général, soit du lieutenant-gouverneur. La pratique du serment d’allégeance au souverain est ancienne; dès 1792, les députés de l’assemblée législative du Bas-Canada durent jurer vraie fidélité à sa Majesté le Roi George « comme légal Souverain du Royaume de la Grande-Bretagne et de ces (sic) Provinces dépendantes. » En fait, cette pratique remonte à l’Angleterre saxonne du Xe siècle, où le roi Edmond l’Ancien imposa le serment d’allégeance à tous les hommes libres du royaume, pratique que maintint Guillaume le Conquérant et que la tradition codifia ensuite.

Quelle est alors la signification de ce vénérable serment ? Il a joué, dans l’histoire d’Angleterre, un rôle considérable. Exigé des vassaux du roi en plus du serment qu’ils avaient déjà prêté à leur seigneur immédiat, il a servi d’instrument de centralisation du pouvoir royal anglais. Ce fut aussi sur la base de ce serment prêté au roi que les cours de justice royales ont unifié le droit du pays. La devise de la Couronne anglaise « Dieu et mon droit », visible encore au palais de la Cour d’appel à Montréal, est un rappel de ce que la justice est gardienne de l’unité du royaume et l’alliée d’un pouvoir central fort, tradition qu’ont honorée la Cour d’appel et la Cour suprême en annulant la loi 104 sur les écoles-passerelles.

Ce serment a été aussi l’instrument par lequel l’Angleterre s’est attaché la fidélité des élites des nations qu’elle a conquises dans l’histoire, le pays de Galles, l’Irlande, l’Écosse. Le traité de Limerick de 1691 qui pacifia l’Irlande révoltée contre Guillaume d’Orange exigea des catholiques soumis un serment de fidélité à leurs Majestés, Guillaume et Marie. Par l’allégeance à une seule couronne, l’Angleterre a édifié petit à petit un empire, en laissant aux nations annexées une autonomie résiduelle. George-Étienne Cartier et John MacDonald étaient convaincus que le prestige du monarque britannique unirait Canadiens français et Canadiens de souche britannique, au bénéfice d’un Dominion appelé à concurrencer la République américaine. L’histoire a donné raison à Cartier et MacDonald, car la monarchie britannique a fourni au Dominion un récit mythique d’unité nationale. Les armoiries du Canada, les discours officiels et les monuments publics présentent le pays comme le fruit de l’union de deux couronnes, si bien que de Henri IV à Élizabeth II, de Champlain à Michaëlle Jean, c’est le même État qui s’est construit, avec l’indéfectible appui de deux peuples loyaux. C’est là une édifiante vérité que le gouvernement Harper a rappelée à votre souvenir lors des célébrations du 400e anniversaire de la ville de Québec.

Enfin, le sens du serment d’allégeance est autrement éclairé par la pensée politique. Le théoricien anglais du libéralisme, John Locke, liait la légitimité du pouvoir au consentement du peuple. Or, la nature de ce consentement revêtait à ses yeux une dimension déterminante. Si une personne adhère à une société par déclaration expresse, cette même personne s’engage à rester dans cette société toute sa vie durant, de même qu’à y rester soumise ; elle renonce même à la possibilité de changer l’ordre existant. À Locke, le serment d’allégeance paraissait en somme une assurance de loyauté au roi anglais. Je ne doute pas, chers députés, que vous employiez sans entraves votre liberté de pensée et de conscience. Seulement, ce serment que vous avez prêté sans protester – à l’exception de M. Amir Khadir, député de ma circonscription – indique en quelque manière une forme de soumission à un certain ordre des choses. Lequel ?

Dans une étude magistrale sur le droit britannique, le juriste français Denis Baranger a relevé la signification plus profonde du serment d’allégeance. Les Britanniques, souligne-t-il, n’ont jusqu’ici pas éprouvé le besoin de se doter d’une constitution écrite comme l’ont fait les Américains et les Français, car les premiers se plaisent encore à voir leur État reposer sur un échange de type féodal, l’obéissance du sujet donnée en contrepartie de la protection du souverain. Pour lier l’État au citoyen, nulle nécessité d’interposer entre les deux une constitution, une déclaration des droits; le vieil échange d’antan, si symbolique soit-il, suffit. Depuis 1982, il est vrai, les députés de votre assemblée doivent aussi prêter serment au peuple du Québec et promettre d’exercer leurs fonctions dans le respect de la « constitution du Québec ». Les deux serments que vous faites, en apparence contradictoires, se rejoignent : par le premier, vous adhérez, implicitement, à la vision anglaise de la constitution non-écrite et évolutive, soutenue par l’allégeance à la Couronne; par le deuxième, vous évoquez une constitution qui est un ramassis de lois, de coutumes et de fictions, lequel n’a toujours pas été remplacé par une vraie constitution écrite dûment approuvée par le peuple du Québec. Au sujet du lien avec la Couronne, André Laurendeau écrivait, traduisant Edmund Burke : « Il s’agit d’un lien, léger en apparence, mais fort comme l’acier. » Un lien si fort, que rien, sur la colline parlementaire, n’arrive à l’oxyder.

Marc Chevrier
Citoyen et professeur de science politique

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