Duplessis parmi nous
Mais une fois que se sont abattus les enthousiasmes, qu'a sonné l'heure des bilans, des évaluations, sinon sereines, du moins intelligentes, il faut bien regarder en face ce passé auquel on avait tourné le dos. Alors on se surprend à éprouver des nostalgies: on commence par reconnaître que "ce n'était pas si mal" avant de proclamer que "c'était le bon temps".
L'engouement pour Duplessis et son temps procède de ce type de réactions. Le cinéma, le livre, la radio, la statuaire, la télévision multiplient analyses, interrogations, évocations: le Chef, enterré sous l'opprobre, ressuscite dans la gloire. Ses bons mots défrayent les conversations. Tout un peuple suspend hebdomadairement ses activités pour voir évoluer au petit écran son fantôme sympathique et picaresque, qui lui ressemble... un peu, beaucoup ou pas du tout, selon celui qui effeuille la marguerite. Grâce au remarquable talent de Jean Lapointe, Duplessis est consacré super-vedette de la télévision alors que sa statue domine – enfin – les pelouses du palais législatif de Québec. Il a fini son purgatoire. Ce sont bien là les ironies de l'histoire.
Mort, Duplessis suscite autant de controverses que vivant. On n'a pas à s'en étonner. Car c'est plus qu'un homme qu'on juge, c'est toute une époque, toute une société et, indirectement, les enjeux idéologiques actuels. Duplessis répondait à sa façon aux grandes questions qui nous défient encore: la nation et l'indépendance, les pouvoirs (économique, politique, religieux, syndical), la loi et l'ordre, la stabilité et le changement, la famille et l'équilibre ville-campagne, les régionalismes, la liberté et les droits de tel ou tel magistère. Non! on ne peut faire l'unanimité sur cet homme puisque l'unanimité dans notre société est impossible. D'autant que ces messieurs de la télévision ont couru un grand risque et ont péché par témérité. Transformer l'histoire en dramatique, c'est un pari audacieux, car la caricature et les distorsions sont inévitables. Cela devient téméraire quand on soutient, avec autant d'aplomb que d'inconscience, que tous les faits exposés sont véridiques. Le succès retentissant qu'a connu cette production ne prouve pas qu'elle est satisfaisante, mais bien que le public méritait mieux en raison même de l'intérêt qu'il porte à son histoire récente, comme il s'est lui-même chargé de nous en fournir la preuve.
Mais les choses sont loin d'être simples. Malgré les grossièretés, la figure du Premier ministre sort grandie de cette série, aux yeux de la masse, du moins. Jean Lapointe a incarné un Duplessis attachant. C'est surtout envers son entourage et envers les autorités ecclésiastiques que les auteurs ont été injustes. L'Église en particulier, méritait-elle pareil traitement? La série télévisée en question aura eu du moins le mérite de tirer de son ignorance (renversante, mais indubitable) une certaine jeunesse, à qui le nom de celui qui a présidé si longtemps aux destinées du Québec ne disait rien ou presque.
Il est plus facile d'évaluer les livres. On peut les feuilleter, les relire, les confronter.
D'abord, la biographie écrite par M. Rumilly, qu'il faut juger dans son contexte. On connaît l'attachement de cet auteur au souvenir de l'ancien Premier ministre. On n'ignore pas non plus les attaques impitoyables, parfois incroyablement basses lancées contre ce dernier. Pourtant cet homme a commis suffisamment de fautes pour qu'il soit possible, même à ses pires ennemis, d'accabler sa mémoire sans lui imputer, à tort, les erreurs que de tenaces légendes lui prêtent. On aurait donc pu craindre que l'historien, s'oubliant un peu, verse dans le dithyrambe, par une sorte de réaction. C'était compter sans les solides qualités de l'historien de la province de Québec. Cependant, l'ouvrage de M. Rumilly, s'il n'est pas excessivement louangeur, n'est pas très critique non plus. Il y aurait eu avantage à confronter les diverses versions des faits: le rapprochement des points de vue aurait sans doute été éclairant. L'auteur en outre oublie trop aisément la corruption électorale et le favoritisme. Mais dans l'ensemble, il se montre modéré, même quand il se départ de sa neutralité pour faire certaines mises au point, au sujet des syndicats, par exemple.
Il pousse même le souci de l' "objectivité" jusqu'à mentionner certaines faiblesses de l'homme privé et public. De la sorte, il ajoute plus de poids au discrédit dont il frappe certaines légendes "noires". Enfin, il a résisté à la tentation de transformer la conclusion en panégyrique: cette dernière, pour la plupart des lecteurs, paraîtra d'une émouvante sobriété. Mais le Duplessis de Rumilly n'épuise pas le sujet.
Non plus d'ailleurs que le Duplessis de Black. Black, par son insistance sur la toute-puissance de l'Église catholique et ses remarques sur l'infantilisme chronique qu'il croit déceler chez le peuple québécois, en choquera plusieurs. Par certains ragots qu'il colporte, l'auteur se ravale au rang d'échotier indélicat. Il compromet sa crédibilité d'historien en échafaudant des scénarios rocambolesques concernant l'agent secret de Duplessis auprès du Vatican. Mais cet ouvrage ajoute à nos connaissances et méritait par conséquent et la publication et des lecteurs. Selon l'auteur, le "système Duplessis", dont les vertus cardinales étaient l'autonomie, la frugalité, la fidélité et le paternalisme, reposait sur une alliance entre le Chef et l'Église en vue d'assurer la docilité du peuple. En distribuant adroitement les faveurs et en maintenant ou même en étendant les tâches de suppléance que remplissait à bon compte l'Église (éducation, hôpitaux, œuvres sociales), Duplessis garantissait la prospérité financière de son parti et de l'État. Aussi était-il en mesure de livrer victorieusement ses batailles électorales et autonomistes tout en favorisant le développement économique, sans dépendre d'Ottawa et sans obérer son budget.
Black contredit Rumilly à plusieurs reprises, dans l'affaire Charbonneau, par exemple, ou la grève de l'amiante. Quant à la version française que le lecteur francophone doit se résigner à lire, elle juge la traductrice qui en est responsable et déshonore l'éditeur qui a toléré pareille incompétence. Je renonce à énumérer les anglicismes, les barbarismes et les solécismes, même si certains sont des trouvailles tout à fait inusitées.
Le lecteur insatiable, une fois lues les biographies, pourra se rabattre sur les recueils de témoignages, qui eux aussi ne manquent pas d'intérêt. Soulignons celui qui rassemble les textes de la série d'émissions radiophoniques présentées à l'été 1976 sur l'Union nationale.
C'est toujours au fond de Duplessis et de son époque qu'il est question dans les études sur la Révolution tranquille. Jean-Louis Roy, dans la Marche des Québécois, envisage cette dernière comme une suite de ruptures, échelonnées depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu'au milieu des années 60. Ces ruptures ont d'abord été l’œuvre de groupes plus ou moins importants, avant 1960, date à laquelle l'État prend en charge le mouvement. La Révolution tranquille s'est d'abord faite dans les esprits. Elle est l'aboutissement de la sécularisation de la pensée sociale. Les "nouveaux savoirs" de l'université ont sapé la légitimité de la doctrine sociale de l'Église et, par conséquent, des interprètes de cette doctrine, les clercs, pour leur substituer la "connaissance sociale" et une nouvelle élite: les spécialistes et les techniciens des sciences sociales, qui envahissent les champs de la pratique sociale et investissent la fonction publique pour mettre un terme à la "dégradation du capital humain", dont Duplessis et la vieille élite étaient complices. La Révolution tranquille serait donc l'acte critique d'une intelligentsia sensible aux réalités socio-économiques parce que détentrice des outils d'analyse lui permettant de les appréhender.
C'est la fin d'un type de dogmatisme. C'est le rejet du "système Duplessis". Cette vision des choses a suscité un débat, engagé dans la revue Recherches sociographiques. Le même numéro comporte un autre article mettant en question le rattrapage par rapport à l'Ontario, qui était censé être l'un des acquis les plus sûrs de cette décennie aussi féconde qu'agitée.
Le temps viendra au secours des historiens aux prises avec ce passé trop récent. Il ne fera pas l'unanimité, mais réussira à rétrécir le "corridor" d'interprétation. Car le temps ne fait pas que fuir. En rétablissant toutes choses dans de plus justes perspectives, il contribue à rasséréner les esprits. Mais ce n'est pas pour aujourd'hui. Duplessis, bien que parmi nous, reste à maints égards un inconnu. »
Bibliographie
Black, Conrad. Duplessis. Toronto, McClelland and Stewart, 1977, 743 p.
Black, Conrad. Duplessis. Montréal, Ed. de l'Homme, 1977, 2 vol.
Cardinal, Mario, Vincent Lemieux et Florian Sauvageau. Si l'Union nationale m'était contée... Montréal, Boréal Express, 1978, 93 p.
Paradis, Raymond et al. Nous avons connu Duplessis. Montréal-Nord, Ed. Marie-France, 1977, 93 p.
Recherches sociographiques. Vol. 18, n° 1, janvier-avril 1977, p. 9-157.
Roy, Jean-Louis. La Marche des Québécois, Le temps des ruptures (1945-1960). Montréal, Léméac, 1976, 383 p.
Rumilly, Robert. Maurice Duplessis et son temps. Montréal, Fides, 1973, 2 vol.